D’après la Federation of the Atomic Scientists (FAS), qui réalise une veille experte en sources ouvertes, le total des arsenaux nucléaires dans le monde s’élèverait en 2021 à 13 150 armes, en incluant toutes les catégories, stratégiques ou non stratégiques, déployées ou non déployées, ou encore celles en attente de démantèlement. Le nombre est certainement impressionnant, mais toujours moins important que le pic de 70 000 têtes enregistré en pleine guerre froide.
On observe donc une décroissance générale malgré l’apparition de nouveaux détenteurs au fil des années. Quoi qu’il en soit, les États-Unis et la Russie détiennent encore ensemble près de 90 % du stock mondial. La disproportion des arsenaux est telle que le fait que certains États – la Chine, l’Inde et le Pakistan ainsi que la Corée du Nord – s’inscrivent dans une dynamique de croissance n’est pas visible dans la trajectoire mondiale baissière.
Par ailleurs, on observe une croissance qualitative générale. Tous les États possédant des armes nucléaires poursuivent leurs programmes, soit dans une perspective de renouvellement et de maintien à niveau en fonction de l’évolution de la menace et des défenses adverses, soit pour moderniser et diversifier leurs arsenaux, avec de nouveaux systèmes.
Enfin, pour compléter cette entrée en matière, revenons sur le rôle de l’arme nucléaire dans les doctrines et sur la scène internationale. Après la guerre froide, les préoccupations se concentrent sur l’apparition de nouveaux détenteurs et les risques de prolifération tandis que, par ailleurs, l’arme nucléaire semble se fondre dans le paysage stratégique, assignée la plupart du temps à une fonction dissuasive essentielle décrite selon les politiques déclaratoires comme la protection des intérêts vitaux, la survie de l’État ou le dernier recours par exemple. Des interrogations émergent cependant sur la possibilité que certains États puissent envisager un emploi de l’arme nucléaire à un niveau inférieur à ce seuil existentiel, par exemple pour reprendre l’avantage dans un conflit conventionnel.
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Plus généralement, la détérioration de l’environnement international et ce que l’on désigne communément par le retour de la compétition stratégique ont conduit à une visibilité renouvelée de l’arme nucléaire. En parallèle, la déconstruction de l’architecture de maîtrise des armements avec notamment la fin du traité sur les forces nucléaires intermédiaires (FNI) qui était considéré comme un pilier de la sécurité européenne depuis la fin des années 1980 conduit à s’interroger sur l’avenir de la régulation des armes nucléaires.
Les fondements d’un ordre nucléaire
Le panorama décrit précédemment s’écarte peut-être de la représentation que l’on pourrait se faire spontanément d’un monde nucléaire ordonné, mais il s’apparente finalement bien plus à cette image qu’à son contraire, c’est-à-dire une forme d’anarchie nucléaire telle qu’on pouvait la redouter avant la conclusion du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) en 1968.
En effet, à l’époque, aucun instrument ne venait réguler la possession de la bombe que détenaient alors les États-Unis, l’URSS, le Royaume-Uni, la France et la Chine. Le TNP a pris acte de cette situation, reconnaissant le statut d’État doté d’arme nucléaire (EDAN) à ceux qui avaient réalisé un essai avant les négociations. Les autres membres sont des États non dotés (ENDAN) qui s’engagent à ne pas chercher à fabriquer ou acquérir d’armes nucléaires. Et les EDAN ne doivent pas aider ou même encourager les ENDAN à en acquérir ou en fabriquer.
Les ENDAN sont cependant autorisés à poursuivre des activités nucléaires tant qu’elles restent civiles. Les utilisations pacifiques de l’énergie nucléaire (pour la production d’électricité, les usages médicaux, etc.) sont même encouragées par le traité, mais compte tenu de la dualité de certaines applications, une surveillance est nécessaire. C’est le rôle de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), qui à travers des accords de garanties veille à empêcher le détournement des applications civiles vers des fins militaires ainsi que la conduite de programmes clandestins.
Entré en vigueur en 1970 pour une période initiale de vingt-cinq ans, le TNP a été prorogé de manière indéfinie en 1995. Progressivement, il a été rejoint par de plus en plus d’États, de telle sorte qu’il est devenu le plus universel des traités, avec aujourd’hui 191 membres. Seuls Israël, l’Inde et le Pakistan ont refusé d’y adhérer[1].
D’autres traités sont venus encadrer les armes nucléaires dont le traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE) conclu en 1996. Son entrée en vigueur est conditionnée sur le plan politique à l’adhésion d’une liste de 44 États choisis en raison de leurs capacités nucléaires au moment des négociations (article XIV et annexe 2) et sur le plan technique, à la mise en place d’un régime de vérification capable de satisfaire aux exigences du traité en matière de vérification (article IV).
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La condition politique est loin d’être remplie même si 170 États ont ratifié le traité et 185 l’ont signée. En effet, manquent encore pour l’entrée en vigueur les signatures de l’Inde, du Pakistan et de la Corée du Nord, ainsi que les ratifications de la Chine, des États-Unis, de l’Égypte, de l’Iran et d’Israël. Si aucune perspective d’évolution ne semble envisageable pour le moment, les avancées sur le plan technique constituent une matérialisation significative du TICE et de la norme qu’il porte. En effet, le système de surveillance internationale (SSI), qui doit permettre la détection d’un éventuel essai quel que soit le milieu dans lequel il serait conduit, est à 90 % achevé et déjà fonctionnel (ce qui a été démontré lors des essais nucléaires nord-coréens).
En parallèle de ces instruments multilatéraux, s’est développé à partir de la guerre froide un processus bilatéral de maîtrise des armements dont l’objectif est moins une réduction des arsenaux que la recherche de la stabilité stratégique, d’un équilibre des forces acceptable pour les deux parties ainsi que d’une certaine prévisibilité grâce à des dispositifs de vérification. La concrétisation la plus récente reste le traité New Start conclu par les États-Unis et la Russie en 2010 et entré en vigueur en 2011 pour une durée de dix ans. New Start a fixé des plafonds pour les têtes nucléaires déployées (1 550), les vecteurs déployés (700), ainsi que le total des lanceurs déployés et non déployés (800). À la date prévue pour l’expiration du traité en 2021, en l’absence de négociation d’un successeur, les deux États parties se sont accordés sur le prolongement de New Start pour une durée de cinq ans, donc jusqu’en 2026. Ainsi, il participe encore pour quelques années de l’encadrement des deux arsenaux les plus importants au monde.
Un ordre nucléaire contesté
Le décalage entre la représentation de l’ordre tel que posé par le TNP et la réalité nucléaire s’explique par le fait que ce dernier s’est trouvé contesté à plusieurs reprises par le développement de programmes nucléaires militaires. Premièrement, trois États qui ont refusé la logique du TNP sont devenus possesseurs de l’arme nucléaire sans pour autant être des EDAN. Deuxièmement, certains ENDAN sont devenus des proliférants. Autrement dit, ces États n’ont pas respecté leurs engagements au titre du TNP, soit en détournant des activités nucléaires civiles vers des fins militaires, soit en s’appuyant sur des installations clandestines. Deux cas restent problématiques. D’une part, malgré les efforts déployés au niveau international pour obtenir une dénucléarisation complète, vérifiable et irréversible, la Corée du Nord renforce son arsenal. D’autre part, l’évolution de la crise autour du programme nucléaire de l’Iran n’est pas encourageante. L’histoire du TNP est émaillée de velléités proliférantes dont un très petit nombre seulement s’est concrétisé. Malheureusement, les conséquences de ce phénomène limité sont graves. Voir apparaître de nouveaux détenteurs d’armes nucléaires ou bien devoir faire face à des États qui pourraient parvenir au seuil d’une capacité nucléaire militaire est préoccupant.
Or, la contestation de l’ordre nucléaire établi par le TNP se développe par ailleurs à un niveau politique, au sein de plusieurs enceintes multilatérales traitant de questions liées aux armes nucléaires (en particulier, le processus d’examen du TNP et la première commission de l’Assemblée générale des Nations unies). Le TNP est ainsi dénoncé de longue date par plusieurs ENDAN, dont les nombreux membres du mouvement des non-alignés (NAM), comme étant discriminatoire. Ils souhaiteraient ainsi voir disparaître la catégorie des EDAN, ce qui supposerait leur renoncement à l’arme nucléaire.
Ce contexte, qui a été souvent décrit comme une frustration, a constitué le substrat de la mobilisation qui a conduit à la conclusion d’un traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) en 2017, entré en vigueur en 2021. S’inspirant d’une stratégie éprouvée dans d’autres domaines, les promoteurs de ce traité ont également pris appui sur la thématique des « conséquences humanitaires » de l’arme nucléaire pour parvenir à rassembler, comme l’avaient fait auparavant les campagnes pour l’interdiction des mines antipersonnel et celle des armes à sous-munition.
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Le résultat est un traité qui sert une stratégie de délégitimation de l’arme et de stigmatisation à l’encontre des États dotés et possesseurs ainsi que de ceux dont la sécurité repose in fine sur la dissuasion nucléaire à travers un parapluie nucléaire. De manière générale, les ressorts de cette stratégie ne pourront fonctionner que dans des régimes dont les gouvernements sont les plus sensibles à la pression normative exercée au niveau international et/ou venant de l’opinion publique et de ses relais nationaux. Le TIAN pourrait devenir le vecteur d’un déséquilibre stratégique au détriment des démocraties.
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La délitescence de l’architecture de maîtrise des armements, conventionnels et nucléaires, ainsi que les cas de non-respect d’accords internationaux juridiquement contraignants conduisent à s’interroger sur les possibilités de continuer à maintenir une régulation des armements, notamment nucléaires.
Elle devrait aussi amener à redoubler de prudence pour préserver les instruments qui sont encore en vigueur et qu’on tient pour acquis. Le sont-ils vraiment ? La question se pose au sujet du TNP dont la dixième conférence d’examen doit se tenir en janvier 2022. Celle-ci n’a pas vocation à décider de l’avenir du traité, mais elle devra contribuer à renforcer sa crédibilité tandis que l’entrée en vigueur du TIAN risque d’apparaître à certains États comme une enceinte alternative. Ainsi, elle devra montrer que les États parties ont intérêt à continuer de s’investir dans le cadre du TNP afin qu’il demeure central pour traiter de non-prolifération et de désarmement. À cet égard, les questions techniques qui pourraient être abordées s’agissant du pilier de non-prolifération, notamment l’universalisation du meilleur standard des garanties de l’AIEA, resteront sans doute en retrait tant la priorité dans ce domaine va à la résolution des crises, ce qui ne se joue pas dans cette enceinte. Sur le plan du désarmement, les travaux engagés sur la vérification, ainsi que les réflexions sur la réduction des risques stratégiques sont des pistes intéressantes.
Par ailleurs, le projet de traité d’interdiction de la production de matières fissiles pour les armes nucléaires (TIPMF) qui permettrait dans une certaine mesure un gel des arsenaux reste dans les limbes en attendant sa mise à l’agenda de négociations de la conférence du désarmement.
Compte tenu du contexte et des positions respectives des États-Unis et de la Russie, la négociation d’un successeur de New Start après 2026 reste incertaine. Et à ce stade, l’idée d’inclure la Chine – fondée en particulier sur la préoccupation concernant l’extension de son arsenal – semble de nature à compliquer l’exercice puisqu’elle y est opposée.
L’engagement d’un dialogue sur la stabilité stratégique entre Washington et Moscou à l’été 2021 constitue déjà un premier pas notable auquel les deux États ont donné une portée symbolique et politique par une communication conjointe de niveau présidentiel reprenant la formule dite Reagan-Gorbatchev sur le refus de la guerre nucléaire : « Aujourd’hui, nous réaffirmons que le principe qu’une guerre nucléaire ne peut être gagnée et ne doit jamais être menée » ont ainsi déclaré Joe Biden et Vladimir Poutine le 16 juin 2021 en annonçant également vouloir poser, à travers ce nouveau dialogue, les bases de futures mesures de maîtrise des armements et de réduction des risques. La décision de créer des groupes de travail pour poursuivre les discussions, rendue publique après la deuxième réunion en octobre 2021, est encourageante, mais l’objectif d’un nouveau traité reste encore éloigné.
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[1] La question de l’effectivité du retrait nord-coréen n’est pas tranchée.