Majoritairement implantée en Rhône-Alpes et en Grand Est, et bien qu’elle soit forte de plus de 600 000 personnes, la communauté turque en France est méconnue et pour le moins discrète. Elle fait l’objet de peu d’études dans le monde universitaire tout comme la langue turque qui semble dédaignée par les étudiants français. Pour autant, elle attire la plus vive attention d’Ankara qui y voit un levier de poids dans le contexte orageux de tensions diplomatiques avec la France. Les manifestations de nationalistes turcs à Dijon et autour de Lyon, visiblement proches de l’organisation criminelle des Loups gris, n’ont donc a priori rien de contingent. Quant aux appels débridés d’Erdogan à destination du monde musulman, ils obligent à s’interroger après l’attentat islamiste de Nice. Il convient dès lors d’y regarder de plus près.
Une diaspora discrète, nombreuse et attachée à Erdogan
À la suite du coup d’État de 1960 et considérant la hausse constante de sa démographie, la Turquie encourage les mouvements migratoires vers l’Europe pour employer son surplus de main d’œuvre inoccupée. Le pari était surtout économique et social, le gouvernement recherchant de prime abord les transferts d’argent de la diaspora et l’éloignement d’une population précaire et revendicative. Une grande partie de cette émigration turque choisit l’Allemagne de l’ouest comme terre d’asile dès le début des années 1960. Pour ce qui est de la France, le premier accord bilatéral est signé en 1965. Il s’agit alors essentiellement d’une immigration de travail visant à combler les manques humains de l’économie française des Trente Glorieuses. Après le premier choc pétrolier et le lot d’incertitudes économiques qui l’accompagne, et devant la décrépitude politique et économique qui gangrène la Turquie de l’époque, cette immigration de travail décide de s’installer en France sur le long terme. Elle change substantiellement de visage avec le regroupement familial voté en 1976 qui lui permet de faire venir femmes et enfants et de recomposer sur place la cellule familiale.
Le putsch militaire du 12 septembre 1980 précipite vers la France une nouvelle vague d’émigration composée cette fois de réfugiés politiques. Les hostilités qui s’engagent entre les putschistes et le PKK dès 1984 expliquent la proportion kurde non négligeable de ce mouvement migratoire à laquelle on peut superposer celle des chrétiens chaldéens et des alévis. La diaspora kurde gagne rapidement de l’influence en France et mène d’énergiques campagnes de sensibilisation de l’opinion à leur indépendance, ainsi qu’aux horreurs perpétrées par le pouvoir turc. Les gouvernements français et allemands finissent toutefois par dissoudre toutes les associations proches ou soumises au PKK. On peut sans doute dater de cette époque la volonté turque de faire de sa diaspora une « cinquième colonne » pour éviter tout mouvement d’opposition extérieure en son sein.
Finalement, la diaspora turque en France est majoritairement issue de zones rurales et de populations musulmanes sunnites. Elle demeure ainsi traditionnellement conservatrice, voire nationaliste. Étant donné son arrivée tardive en France et faute de liens historiques conséquents entre les deux pays, son assimilation ne s’est jamais opérée. Bien qu’elle soit aujourd’hui ancrée sur le territoire, la communauté demeure attachée à sa religion, son nationalisme et une certaine forme de nostalgie du pays. Par conséquent, on comprend aisément son incurable soutien à la politique d’Erdogan. Aux élections présidentielles turques de 2018, les quelque 151 000 ressortissants turcs inscrits ont littéralement plébiscité Erdogan en lui octroyant 63,7% de leurs suffrages. A Lyon, le président sortant s’envole même à 86,8% des suffrages. Dans une grande partie de l’Europe, le reste de la diaspora suit le même mouvement, révélant par là même la dextérité de la politique étrangère turque à maintenir le cordon ombilical avec ses ressortissants. En Allemagne, Erdogan remporte 65% des votes des 627 000 électeurs inscrits, 72,1% en Autriche, 72,8% en Hollande et jusqu’à 74,9% en Belgique[1]. Pour ainsi dire, il fut mieux élu par son électorat européen qu’en Anatolie où il n’a reçu « que » 52,59% des voix.
Affirmation des mouvements nationalistes turcs en France
L’essor des mouvements nationalistes turcs en France s’explique de deux manières : d’abord l’hostilité des Turcs contre la reconnaissance française du génocide arménien, ensuite la proximité de certaines de ces mouvances avec le parti d’Erdogan, l’AKP, qui encourage leur développement.
Les premières émotions sont nées de la reconnaissance officielle de la France du génocide arménien en 2001 sous le gouvernement Jospin. Il convient de rappeler que le pouvoir et les intellectuels turcs contestent le terme de « génocide » lui préférant celui de « massacres ». Quant au nombre de morts, les Turcs parlent d’un nombre autour de 500 000 alors que les Arméniens invoquent le triple. La tension a atteint son paroxysme lorsqu’en 2012, la députée Valérie Boyer présente un projet de loi visant à pénaliser le négationnisme du génocide des Arméniens (1916) d’une peine allant jusqu’à un an de prison et 45 000 euros d’amende. D’abord jugé contraire à la Constitution, le projet de loi est finalement amendé et adopté par le Parlement en juillet 2016 bien que largement amputé par le Conseil constitutionnel. L’affaire aura toutefois engendré une crise diplomatique avec Ankara ainsi qu’un sentiment d’indignation au sein de la communauté turque en France.
C’est en réaction au projet de loi de 2012 qu’on assiste pour la première fois à des manifestations nationalistes turques en France les 22 décembre 2011 et 21 janvier 2012, officiellement organisés par la Fédération des Turcs en France. En réalité, cette soi-disant fédération est le nom de couverture des seuls Loups gris, « organisation armée créée dans les années 1930 pour défendre le nationalisme turc qui n’a cessé d’évoluer pour devenir une organisation criminelle » selon le criminologue Xavier Raufer. En 1981, l’homme qui avait tiré sur le Pape Jean-Paul II sur la place Saint-Pierre, Mehmet Ali Ağca, était ainsi un militant des Loups gris. Connus sous le nom de « Foyer des idéalistes », ils sont solidement implantés en Europe où ils multiplient les réseaux culturels et religieux par le biais desquels passent toutes sortes de trafics. Lors des manifestations de 2012, de nombreuses associations franco-turques couvertes par des médias turcs diffusant en France s’associent docilement au mouvement.
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Les Loups gris au service d’Erdogan
Les Loups gris dépendent du MHP, la principale force politique de la coalition après l’AKP de Recep Tayyip Erdogan. Leur leader se réclame ostensiblement d’un récit panturquiste parfaitement accordé avec la politique étrangère agressive du président. Dès lors, les Loups gris en Europe, et notamment en France, peuvent s’appuyer sur un solide réseau de consulats turcs (Paris, Lyon, Marseille, Nantes, Strasbourg et Bordeaux) qui leur est tout acquis. Ils ont ensuite profité du divorce entre l’AKP et le mouvement Gülen, — résultant de la répression après la tentative de coup d’État de 2016 — pour reprendre à leur compte la main mise sur le corps des imams et sur les ELCOs [2]. Par ailleurs, le désintérêt de l’éducation nationale française pour la langue et la culture turque (seulement 7 enseignants en France et toujours pas de CAPES disponible) [3] leur laisse le monopole dans le secteur éducatif et théologique où il se font un devoir d’être les porte-voix de l’expansionnisme turc.
Non pas simplement relais d’Erdogan, mais aussi museleurs de ses opposants à commencer par les Kurdes, les gülenistes et les Arméniens. En effet, les Loups gris étouffent méthodiquement toute initiative antiturque en assignant la diaspora et toutes les ex-populations de l’ancien Empire ottoman à la loi de l’omerta. En France, ce sont surtout les Arméniens qui font les frais de cet agenda d’agressions. Dans le contexte des confrontations dans le Haut-Karabakh, les manifestations de la communauté arménienne en France ont souvent subi la violence des nationalistes turcs pour avoir osé vilipender les ingérences de la Turquie dans le conflit. Que ce soient le 24 juillet 2020 à Décines-Charpieu, le 28 octobre lors du blocage de l’autoroute A7 dans l’Isère autour du péage de Reventin-Vaugris ou encore le 29 octobre à Dijon et en banlieue lyonnaise, où l’on a vu des dizaines de Loups gris défiler dans les rues, armés de gaz lacrymogènes, les méthodes d’intimidation par la force sont similaires.
Enfin, la synthèse du nationalisme turc et de l’islamisme conquérant dont Erdogan se fait la tête de proue est légitimement inquiétante dans les circonstances actuelles. Surtout quand on constate la concomitance de ces rixes et du dernier attentat au couteau dans la basilique Notre Dame de l’Assomption de Nice ce même 29 octobre. Les Loups gris mêlent d’ailleurs sans distinctions des slogans anti-arméniens et les « Allah Akbar ».
Si le ministre de l’Intérieur a finalement annoncé leur dissolution en France le 4 novembre 2020, le démantèlement complet de leurs réseaux et de leur influence sur la diaspora turque nécessiterait une opération de grande envergure. Dissous ou pas, ils n’en demeurent pas moins un levier de puissance privilégié du néo-calife Erdogan.
[1] « 65 % en Allemagne, plus de 63 % en France : Erdogan roi d’Europe », Le Point, 25/06/2018. https://www.lepoint.fr/monde/la-diaspora-turque-d-europe-largement-pro-erdogan-25-06-2018-2230265_24.php
[2] Dispositifs d’enseignement de langue et de culture d’origine.
[3] « Diaspora turque de France, Ankara à la manœuvre », France Arménie, Tigrane Yégavian, octobre 2020.