La guerre commerciale déclenchée par les États-Unis contre la Chine est en train d’accentuer une délocalisation sino-asiatique vers les pays limitrophes notamment vers l’Asean. Mais au lieu de quitter complètement la Chine, elle emprunte la voie par débordement, développant ainsi davantage de liens au sein des supply chain distribuées et intégrées au-delà des frontières.
La guerre commerciale sino-américaine déclenchée par M. Trump a raté son objectif. Le découplage massif n’a pas eu lieu. Et la relocalisation non plus. Quatre ans après, nous constatons qu’en dépit des augmentations douanières de 10-25%, les échanges bilatéraux sino-américains n’ont pas souffert significativement. Comparé à 2019, le déficit commercial américain vis-à-vis de la Chine s’est creusé de 20 %, avec des importations américaines en hausse de 25 %, et des exportations qui ont bondi de 37 %[1].
En parallèle, nous avons observé des mouvements de migration des capacités de production vers les pays limitrophes de la Chine. Il s’agit d’une délocalisation, mais cette dernière est bien particulière dans son genre. L’écosystème chinois déborde sur les pays voisins, la chaine de valeur devient régionale franchissant les frontières des pays.
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Une délocalisation par « débordement » ou une intégration régionale
Il est banal d’observer des migrations de la capacité de production d’un pays avancé vers un pays moins développé à l’instar d’un ruisseau qui descend allégrement de la montagne vers la mer. Par exemple, dans le cas de la migration depuis les pays industrialisés occidentaux vers les Quatre Dragons asiatiques dans la deuxième moitié du XXe siècle[2]. Ou encore par la suite, celle depuis ces Dragons vers la Chine.
Dans tous ces cas, il s’agit d’une migration complète, devrais-je dire de celle de l’écosystème, depuis la production des composants et des modules-clefs jusqu’au packaging des produits finis en passant par l’assemblage.
Donc, lorsqu’on commençait à constater le début de la migration sino-asiatique, on s’attendait à voir des vagues de délocalisation massives et complètes depuis la Chine vers les pays limitrophes tels que le Vietnam, la Malaisie, l’Indonésie et les Philippines, etc. Or, la réalité est toute autre. Une étude intitulée Le débordement : l’Histoire future du made in China[3] relate les résultats d’une enquête de plusieurs mois sur terrain au Vietnam. Ce qui a été constaté était une délocalisation par débordement depuis la Chine. Le même phénomène a été observé dans d’autres pays de l’Asean.[4]
Pour bien des produits, notamment des produits électroniques, ces pays continuent à acheter massivement les composants made in China et les modules semi-finis également made in China. Ainsi, la migration ne touche que l’assemblage simple de ces éléments ou carrément que le packaging final. La production des composants clés et des modules complexes reste en Chine.
L’écosystème de l’amont s’est débordé sur le processus de production d’autres pays dans l’Asean. « Ainsi, d’une part négligeable en 1990, la valeur ajoutée chinoise représentait en 2019 près de 20% de la valeur ajoutée étrangère incorporée dans les exportations mondiales. »[5] Ici, la part de la valeur ajoutée chinoise dans la demande finale est la plus élevée (Cf le graphique ci-après). [6] Au Japon, aux États-Unis et en UE, cette part se situe entre 2% et 3%
Asean : des dépendances très marquées aux produits chinois pour la demande finale et les exportations
Ainsi, derrière le made in Asean, il y a le made in China. L’augmentation de l’export de ces pays vers les US, l’UE etc. signifie aussi celle de la Chine pour ces destinations. Les liens entre le pays en amont et ceux en aval s’en trouvent renforcés.
Par exemple, la Chine représente près d’un tiers des importations vietnamiennes dans le secteur manufacturier. Les pays asiatiques deviennent en quelque sorte l’arrière-pays de la Chine. Dans l’électronique, les exportations chinoises vers les États-Unis ont notamment baissé de 10 % entre 2018 et 2021, en grande partie récupérées par le Vietnam, mais uniquement pour la partie la plus basse de la chaîne de valeur.[7]
Le cas d’Apple est très parlant. Il dépend fortement de l’écosystème manufacturier asiatique. Entre 2019 et 2021, la part des sites de fabrication en Chine continentale du fabricant est passée de 48 à 42 %. Les activités à forte intensité de main-d’œuvre ont été transférées vers le Vietnam. Or, depuis l’année dernière, Apple a ajouté 14 nouveaux fournisseurs chinois spécialisés dans les composants optiques, les capteurs et les connecteurs, des produits à plus forte valeur ajoutée.[8]
La situation est très claire : bien que le mouvement soit bel et bien amorcé, le transfert vers l’Asie du Sud-Est reste toutefois négligeable. Selon les données les plus récentes de la Banque mondiale, la part de la Chine dans l’industrie manufacturière mondiale est de 30 % contre 5 % pour l’Asie du Sud-Est.
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Les raisons derrière ce phénomène
De prime abord, ce phénomène nous rend perplexes. Nous savons qu’en Chine, depuis une dizaine d’années, les coûts de production augmentent rapidement et significativement surtout à cause de l’augmentation rapide des salaires notamment dans le delta de la Rivière des perles et celui du Yangtze. Cela peut atteindre 20-30 % par an. Pour apprécier l’impact global, il faudrait ajouter la couche Trump (10-25%) qui est très loin d’être négligeable. Or, contre toute attente, le mouvement de délocalisation complète n’a pas eu lieu massivement.
Les raisons de cette situation sont multiples.
1/ Les pays intermédiaires continuent d’acheter les composants et les produits semi-finis en raison du bon rapport qualité / prix, qui reste fortement attractif. Car la Chine est toujours en mesure d’acheter en énorme quantité les matières premières avec des prix plus que compétitifs. Les petits pays n’ont absolument pas la capacité de rivaliser avec elle pour obtenir son niveau de prix.
2/ Le besoin interne de la Chine est gigantesque pour ces mêmes composants et produits semi-finis. Donc, elle peut les produire en grande quantité et à des coûts très compétitifs pour elle-même et les pays intermédiaires.
3/ En Chine, la période de production avec un emploi intensif des mains d’œuvre est en train de laisser la place à une organisation de travail différente. Les robots remplacent les petites mains, fournissant, avec moindre coût et plus de précision, la qualité, la productivité et la flexibilité. L’Industrie 4.0 est en marche en Chine. Le smart manufacturing (la production intelligente) y est une réalité.
4/ Malgré les contraintes sanitaires, la Chine a su maintenir ses capacités de production tout au long de ces années.
5/ Les efforts pour réduire les tarifs et barrières commerciales avec ses partenaires sont constants de la part de la Chine. La tendance est à la baisse au cours de la dernière décennie, y compris après le début des tensions commerciales sino-américaines.
Ainsi, depuis 2010, le taux de droits de douane moyen sur les marchandises chinoises vendues dans l’Asean a diminué drastiquement de 12,8 % à 0,6 %. 90 % des marchandises échangées au sein de la zone RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership) bénéficieront d’un traitement tarifaire zéro. Cela facilite une nouvelle reconfiguration des chaînes d’approvisionnement dans la région. En plus des produits directement exportés de Chine, l’Asean est la principale plate-forme de transit de produits intermédiaires chinois vers le reste du monde.[9]
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Ainsi, derrière le made in Asean, il y a, encore et massivement, le made in China. Les supply chain n’ont pas quitté la Chine, ils sont devenus intégrés et transnationaux dans une zone plus large. La Chine est en train de repositionner ses supply chain renforçant les dépendances des pays asiatiques à son égard.
Les Américains vont-ils sanctionner ces pays intermédiaires ? C’est peu vraisemblable compte tenu qu’ils veulent que ces derniers choisissent le « bon » camp dans les conflits géopolitiques en cours.
Donc, le découplage massif n’est pas près d’arriver.
Les cadres « chinois »
Un autre phénomène intéressant à mentionner dans cette délocalisation par débordement a trait aux ressources humaines. Il a été remarqué que, par exemple, dans le cas du Vietnam, pour diverses entreprises locales, tant que leurs usines sont délocalisées de la Chine au Vietnam, les experts techniques et les cadres intermédiaires et supérieurs sont des Chinois recrutés en Chine pour des raisons d’expertise et d’expérience.[10]
Conclusion
La chaîne d’approvisionnement complète et la connaissance invisible de l’industrie manufacturière chinoise sont à la base du statut de la Chine en tant qu’usine mondiale.
Dans le contexte de la guerre commerciale US-Chine, le transfert de la fabrication chinoise vers l’Asie du Sud-Est est, en fait, un « débordement » de l’économie chinoise vers ces pays intermédiaires.
En dépit des hausses importantes des coûts (hausses des salaires, frais de douanes anormaux imposés par les États-Unis…), la Chine restera, pour une longue période à venir, le centre de gravité pour la production avancée globale. Le gigantesque besoin interne, l’automatisation massive ainsi que l’amélioration de productivité militent dans ce sens.
Une étude plus approfondie couplée avec un suivi sur le moyen / long termes serait intéressante à mener.
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[1] Véronique Le Billon, Les Américains toujours friands de produits chinois, Les Echos, le 4 août 2022.
[2] Quatre dragons asiatiques, Wikipédia.
[3] Shi Zhan, Le débordement : l’Histoire future du made in China, Editions Zhongxin, 2020.
[4] Camille Macaire et Marie-Élisabeth de la Serve, La Chine au cœur des chaînes de valeur asiatiques, Banque de France Eurosystème, Billet n°279, le 18/07/2022.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Ganyi Zhang, Approvisionnements : la Chine conserve un rôle stratégique, Upply, le 31 mars 2021.
[8] Adeline Descamps, S’affranchir de la dépendance à l’égard de la Chine n’est pas évident, Le journal de la Marine Marchande, le 23 mai 2022.
[9] Camille Macaire et Marie-Élisabeth de la Serve, La Chine au cœur des chaînes de valeur asiatiques, Banque de France Eurosystème, Billet n°279, le 18/07/2022.
[10] 施展, « 溢出:中国制造未来史 » 中信出版社 2020 (Shi Zhan, « Le débordement : l’Histoire future du made in China »), Editions Zhongxin, 2020.