La culture et la force

28 juillet 2014

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Des soldats américains en Irak, le 31 octobre 2004. SIPA, AP20896267_000002

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La culture et la force

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Surprenants néo-conservateurs nord-américains ! Ils passent pour bornés, à la fois naïfs et brutaux, simplistes et agressifs en vrais missionnaires bottés… On retient d’eux l’échec de l’intervention en Irak qu’ils ont inspirée.

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« Il est quand même très surprenant de constater que, en dépit de ses faiblesses, de ses outrances ou de ses échecs, la superpuissance américaine ait pu être à ce point tolérée par le reste du monde »

Le politologue américain Robert Kagan. Crédit : Mariusz Kubik (Wikimédia)

Le politologue américain Robert Kagan. Crédit : Mariusz Kubik (Wikimédia)

Les principaux leaders néo-conservateurs sont des auteurs cultivés, férus d’histoire et auteurs prolixes à l’instar de Robert Kagan. Docteur en histoire, ce dernier a participé à la fondation du Project for the New American Century dont le titre révèle suffisamment les intentions. Il est aussi l’auteur de Le revers de la puissance (1) et de Le Retour de l’histoire et la fin des rêves (2). Son dernier ouvrage, L’Ordre mondial américain(3), se situe dans la même veine : une analyse dépassionnée digne de la meilleure Realpolitik. Une immense culture au service de la force américaine.

Sec et musclé, L’Ordre mondial américain ne comporte que trois chapitres. Ce sont les trois idées clefs d’une démonstration qui se veut rigoureuse.
– Les États-Unis ont construit l’ordre mondial dans lequel nous vivons.
– Le déclin des États-Unis provoquerait la fin de cet ordre et serait catastrophique pour tous.
– « Grâce à Dieu » (c’est nous qui parlons) les États-Unis ne sont pas sur le déclin.

La conclusion, que l’auteur n’a même pas besoin d’expliciter, va de soi : l’ordre mondial américain a encore de beaux jours devant lui. Précisons : si les Américains le veulent.

Le déclin ? Quel déclin ?

Robert Kagan, L’Ordre mondial américain

Robert Kagan, L’Ordre mondial américain

Commençons par la fin. L’auteur s’en prend à tous ceux qui faisaient des États-Unis une puissance sans rivale il y a dix ans et qui, aujourd’hui, pronostiquent sa disparition prochaine. Kagan cite ainsi Paul Kennedy dont il aurait pu moquer la pensée en zigzag : dans les années 1980 il s’est rendu célèbre par son analyse de « la montée et la chute des grandes puissances », un cycle auquel n’échappaient pas les États-Unis selon lui ; en 2002 il décelait une « disparité de pouvoir » inouïe en leur faveur ; aujourd’hui Paul Kennedy annonce la fatalité du déclin américain. Nous aimons bien à Conflits les critiques contre ces auteurs prisonniers de l’instant, au mieux conjoncturistes de la géopolitique, au pire amateurs de sensationnel dont les avis changent au gré des modes et des événements.

Robert Kagan n’a pas de mal à démontrer que l’idée de déclin n’est pas nouvelle dans son pays et qu’elle a conduit à des prédictions qui se sont révélées presque immédiatement erronées. Sans craindre de passer pour banal, il réplique : comme autrefois les États-Unis disposent d’atouts exceptionnels, comme autrefois ils ne peuvent pas tout. La trivialité du propos est corrigée par deux remarques. D’abord la puissance ne dépend pas à ses yeux de la seule économie ni même du soft power mais du hard power – nous y reviendrons. Ensuite l’effort à accomplir par les États-Unis ne lui paraît pas hors de portée. Il pourrait rappeler que Washington a gagné la guerre froide en consacrant des sommes finalement assez modestes – 12 % de son PIB au maximum lors de la guerre de Corée, environ 6 % pendant la plus grande partie des années 1960 à 1990, moins de 5 % aujourd’hui. L’effort est supportable – encore faut-il que les Américains ne renoncent pas à l’idée de puissance comme l’ont fait les Européens.

Plaidoyer pour la puissance… américaine

Le risque existe-t-il ? Pour Robert Kagan cela ne fait aucun doute. Il n’oublie pas le passé isolationniste du pays et sait que, si les États-Unis ont pris en charge l’ordre mondial, c’est à la façon du « shérif malgré lui ». « Depuis deux siècles, nous faisons ce sale boulot : la liberté » expliquait George Bush avec un mélange de fierté et de résignation. Car d’un côté l’Américain se sent le devoir de porter la paix dans le monde, et de l’autre il souhaite qu’ « on lui fiche la paix » selon les propres termes de Kagan. Volontairement ou pas, ils n’en ont pas moins construit un « ordre américain » qui globalement tient et même s’étend depuis 1945.

Et voilà le plus intéressant, le plus lucide, osons même le mot, le plus honnête. « Pourquoi le monde se montre-t-il si compréhensif envers les États-Unis ? » C’est en effet la bonne question. Les Américains ont souvent abusé de la force, ils n’ont pas toujours tenu compte de l’opinion mondiale, de leurs alliés ni de l’ONU, ils ont brisé des organismes internationaux qui faisaient partie de l’ordre américain, ainsi en 1971 le système monétaire international qu’ils avaient mis en place en 1944 mais qui ne correspondait plus à leurs intérêts. « Il est quand même très surprenant de constater que, en dépit de ses faiblesses, de ses outrances ou de ses échecs, la superpuissance américaine ait pu être à ce point tolérée par le reste du monde » s’émerveille l’auteur.

La question est posée avec force, la réponse paraît plate : « Quand les Américains utilisent la force, il est rare que ce soit seulement pour satisfaire des intérêts étroits […] mais pour défendre des principes partagés et qui bénéficient à tous ». Kagan ne doute pas que les États-Unis ont permis le progrès de la démocratie, des échanges économiques et de la richesse du monde. Il n’hésite même pas à risquer une comparaison étonnante avec le gangster Hyman Roth dans Le Parrain : comme lui les USA ont toujours fait gagner de l’argent à leurs « associés ». Kagan pourrait aussi bien dire que Washington a fait à ses alliés des propositions qu’ils ne pouvaient pas refuser…

Pour Kagan le monde est bipolaire, il l’a déjà expliqué dans ses ouvrages précédents, et les États-Unis sont du côté du Bien. D’un côté les démocraties, puissances maritimes, de l’autre les régimes autoritaires et continentaux. Le reste n’existe pas et doit rallier l’un des deux camps. Avec lucidité l’auteur n’exclut pas que certaines nations se rapprochent du bloc autoritaire. « Les êtres humains n’aspirent pas seulement à la liberté individuelle, à l’autonomie et à la reconnaissance. Surtout dans les temps difficiles ils ont besoin de sécurité et d’ordre ; ils veulent avoir le sentiment d’appartenir à une force qui les dépasse ». Pour lui c’est la carte qu’a jouée avec succès Vladimir Poutine. On le voit, il ne méprise pas ses adversaires, ce qui est le signe d’un véritable esprit fort. Dès lors l’affrontement lui semble inévitable entre les deux moitiés du monde. Parodiant Lincoln (4), il demande : « Combien de temps un monde de plus en plus interdépendant peut-il survivre en restant à moitié démocratique et à moitié autoritaire ? »

Bon sens et réalisme

On n’est pas obligé d’approuver les convictions de Robert Kagan. On doit trouver revigorant son bon sens. Sur l’espace virtuel qui se substituerait à l’espace matériel, il précise que les marchandises circulent toujours par mer et qu’elles ne tombent pas de l’hyperespace ; contrôler les océans reste une priorité pour Washington. À propos du soft power, il rappelle que le président Wilson fut peut-être le plus populaire des présidents américains dans le monde, mais aussi l’un des plus impuissants – il ne le dit pas, mais visiblement il pense à Barack Obama. « Les gens vous aiment quand vous agissez dans le sens de leurs intérêts, et ils ne vous aiment plus quand vous vous mettez en travers de leur chemin ». Et de ciseler une formule dans la veine de Pascal : « La meilleure idée ne gagne pas parce qu’elle est la meilleure, mais parce qu’elle est la plus forte ». Il se moque de ceux qui croient en l’émergence d’un monde pacifique, en la régression de la barbarie, au progrès des empathies. Il lui suffit de rappeler le succès de La Grande Illusion de Noman Angell en 1910 ; l’ouvrage affirmait (déjà !) que la richesse et la puissance ne reposent plus sur le contrôle de territoires, mais sur le crédit et le contrat. Pourquoi faire la guerre alors ? Même Winston Churchill fut séduit quelque temps et décrivit les Allemands comme « nos meilleurs clients ». Le fait est que les Allemands aspiraient à autre chose qu’acheter des marchandises anglaises, on allait s’en rendre compte quatre années plus tard.

Rien n’est écrit à l’avance rappelle Kagan. Sans doute pressent-il une certaine érosion de l’ordre américain ; il note ainsi que le nombre de démocraties qui augmentait régulièrement depuis les années 1980 régresse – 123 en 2005 et 115 en 2011. Mais la courbe peut être inversée pour peu que les États-Unis le veuillent. « Au final, la décision appartient aux Américains. Le déclin, c’est toujours un choix ».

L’ouvrage de Robert Kagan illustre parfaitement les contradictions des néoconservateurs américains que résume la formule « missionnaires bottés ». Il fait preuve d’un côté de réalisme, de lucidité et même de franchise. Il rappelle aux Européens quelques vérités oubliées. De l’autre, il consacre l’idée que les États-Unis ont mission de construire un ordre mondial conforme à leurs valeurs et, au passage, à leurs intérêts. De quel droit pourrait-on lui demander ?

La meilleure réponse à cette question ne figure pas dans cet ouvrage, mais dans le récent livre d’Henry Kissinger De la Chine. L’ancien secrétaire d’État évoque l’irritation de Richard Nixon face aux critiques de ses alliés. Pourtant, dit-il, les États-Unis sont la moins mauvaise des solutions possibles pour la planète. Et de se plaindre : « Qui voudraient-ils voir diriger le monde à notre place ? »

Et pourquoi pas nous aussi ?

Pascal Gauchon

Robert Kagan, L’Ordre mondial américain. Nouveau Monde Éditions, 2012, 215 p., 14,90 €
Crédit photo : mssarakelly via Flickr (cc)
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Notes

[1] Paru sous le titre Dangerous Nation : America’s Place in the World from its Earliest Days to the Dawn of the Twentieth Century, 2006
[2] The Return of History and the End of Dreams, 2008
[3] Paru sous le titre The World America Made, Alfred A. Knopf New York 2012
[4] « Une maison divisée contre elle-même ne peut tenir ». Par cette phrase Lincoln condamnait le com–promis qui autorisait l’esclavage dans les Etats du Sud et l’interdisait dans ceux du Nord. La logique de cette formule conduisit à la guerre de Sécession.

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