<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La Corse géopolitique

28 mai 2021

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Plage de la Rondinara et Baie de Sant’Amanza, Bonifacio, Corse du Sud. Crédit photo : Unsplash

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La Corse géopolitique

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Bien loin de l’image sauvage et barbare livrée par le géographe grec Strabon, la Corse fut considérée comme une des plus belles parties du territoire gouverné par Rome. César y séjourna pendant un mois. Mais elle peut être aussi, comme la plupart des îles, une position géostratégique importante pour les puissances méditerranéennes, de surcroît en temps de conflits.

 

Fernand Braudel voyait la Corse comme faisant partie des « continents en miniatures[1] ». Continent insulaire ou « île-continent », la Corse est une création naturelle, quand la plupart des territoires existants sont des créations politiques et historiques.

La Corse, un continent

Positionnée stratégiquement en Méditerranée, l’île n’enfanta jamais un peuple expansionniste. Une des raisons : le Corse est plutôt un terrien qu’un marin. Ce constat s’applique à la plupart des insulaires de par le monde. La mer n’est pas attrayante, cet environnent indomptable est source de dangers et d’invasions. Laetizia n’aura eu de cesse de déconseiller à Napoléon le choix de la marine de guerre. Pourtant, quand des insulaires décident de dominer les mers, l’avènement de la thalassocratie devient rapidement une menace pour les autres puissances, elles seront victimes de leur hybris. L’Angleterre illustre cela. C’est pour cela que Voltaire écrit : « C’était plutôt aux Corses à conquérir Pise et Gênes qu’à Gênes et Pise de subjuguer les Corses. Car ces insulaires étaient plus robustes et plus braves que leurs dominateurs. »

La Corse, au cœur du Mare nostrum, ne cessa jamais d’être convoitée. « Il faut bien que le terrain nen soit pas aussi ingrat, ni la possession aussi inutile qu’on le disait, puisque tous ses voisins en ont toujours recherché la domination », constate encore Voltaire. En effet, se succèdent Phocéens, Carthaginois, Romains, Vandales, Romains d’Orient, Barbaresques, et autres Pisans et Génois, sans oublier le prospère intermède milanais où la Corse était sous l’autorité des Sforza. Felipe VI, actuel souverain espagnol, ne porte-t-il pas toujours le titre symbolique de « roi de Corse » ?

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La Corse, terre de droit

Le Grec Diodore de Sicile, déjà, avait écrit[2] à propos des Corses : « Ils vivent ensemble selon les règles de la justice et de la mesure, contrairement aux mœurs de presque tous les autres barbares[3]. » Il souligne également que : « Les prisonniers de guerre kyrniens [Corses] semblent se distinguer des autres esclaves à cause de leur nature, cette nature qui leur est propre. » Les Corses n’en sont pas moins de farouches guerriers, dont la valeur est réputée dans toute l’Europe. L’exemple de Sampiero Corso, et de ses troupes corses, au service de la Couronne de France en atteste. C’est justement pour se libérer du joug d’une puissance étrangère que cette valeur les rendit à jamais célèbres. En 1729, l’île appartient à la sérénissime république de Gênes. Or cette dernière n’est plus la puissante thalassocratie de l’époque médiévale.L’équilibre du monde est en train de basculer de l’espace latin, terre de rhétorique et de politique, vers le nord de l’Europe que le capitalisme destine à devenir le nouveau centre de puissance. Une simple révolte fiscale dans le nord embrase l’île en quelques années. C’est le début d’une révolution politique de quarante années qui plaça l’île à l’avant-garde d’un siècle qui promet de détourner un millénaire. À contre-courant de la philosophie politique alors en vigueur, la déchéance du prince est prononcée par les insulaires qui proclament que les peuples sont réputés libres de se choisir un souverain. En 1736, Théodore von Neuhoff, un baron westphalien, est acclamé par le peuple des citoyens comme le chef de la nation. Dans cette conception du politique, le chef n’est pas un trait d’union entre le pouvoir céleste et le pouvoir temporel, comme le fut, entre autres, Louis XIV. Le chef est le Princeps civitatis, il gouverne primus inter pares. Un siècle avant Louis-Philippe, Théodore est fait roi « des Corses » et non « de Corse ». Dans cette même logique, Pasquale Paoli, est élu, plus tard, général de la nation. Cet aspect est fondamental, car il nous renseigne sur l’existence d’une communauté politique gouvernée par la Loi et la volonté de la cité. Le passage de la Tradition à la Modernité est déjà en train de s’opérer. À moins qu’il s’agisse d’un surgissement de l’Antiquité. C’est de ce terreau que naîtra, en 1736, la première constitution écrite et libérale de l’histoire. Ce texte instaure un équilibre entre les pouvoirs exécutifs et législatifs. La royauté de Théodore proclame aussi la tolérance religieuse, jamais démentie par la suite. C’est l’avènement d’un véritable libéralisme latin. « Tout le monde ne s’entretient presque plus aujourd’hui que de la Corse et de son roi Théodore » peut-on lire dans un ouvrage[4] de 1738.

En 1755, une autre constitution sera votée au moment de l’élévation de Pasquale Paoli au généralat. Rousseau, qui fera le projet de s’installer en Corse, écrivait alors dans Le Contrat social : « Il est encore en Europe un pays capable de législation : c’est l’île de Corse […] J’ai quelque pressentiment qu’un jour cette île étonnera l’Europe. » La Corse, peu connue avant 1729, va devenir selon Goethe « le point de mire de tous les yeux ». Chateaubriand, dans ses Mémoires doutre-tombe confirme cela :

« Les deux Paoli, Hyacinthe [le père de Pasquale] et surtout Pascal, avaient rempli lEurope du bruit de leur nom. » On pourrait même rajouter l’Amérique, où Pasquale Paoli est célébré en héros de la liberté.

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Un territoire au cœur des équilibres géostratégiques

Les quarante années de guerre (1729-1769) entre Gênes et le Royaume républicain de Corse auront raison de la domination de l’île, voire de Gênes elle-même qui sort ruinée du conflit. La vacance génoise, manifeste, aiguise les appétits des puissances. Le roi de France en premier lieu, qui ne verrait pas d’un mauvais œil une Corse intégrée dans son royaume, qui sort amoindri du traité de Paris de 1763. Deux raisons principales à cela : contenir l’expansionnisme anglais en Méditerranée d’une part, protéger la côte française en général, l’arsenal de Toulon et le commerce de Marseille en particulier, d’autre part. Louis XV, avec son ministre Choiseul, n’aura de cesse de travailler à ce dessein. Dans ses Mémoires, Choiseul écrit « L’Angleterre a senti mieux que l’on ne l’a senti en France, l’avantage de cette acquisition; elle a vu qu’en temps de guerre cette île était un point essentiel pour le soutien du commerce de la France ». Il avance que « la Corse est plus utile, de toutes manières, à la France, que ne l’était ou ne l’aurait été le Canada. » La Russie de Catherine II, de son côté, était à la recherche de ports dans les mers chaudes pour sa flotte. Elle pense elle aussi à la Corse. De plus, que Paoli combatte les troupes de Louis XV n’est pas pour lui déplaire, ce dernier étant un ennemi résolu de la Russie. Elle écrit : « Je fais tous les matins une prière : mon Dieu, sauvez les Corses des mains des coquins de Français ! » ou encore « Dieu, donne la santé à mon ami Paoli ». Elle finit même par faire l’acquisition d’un portrait du Général corse. Les négociations aboutissent, Paoli accepte de recevoir la flotte de l’impératrice[5]. La défaite décisive de Ponte-Novo en 1769 empêcha la réalisation du plan, mais les liens avec la Russie ne s’arrêtent pas pour autant. Paul Ier continue de s’intéresser à l’île, et finance les Corses paolistes et pro-russes lors de la révolte dite de la Crocetta en 1798. En Russie, des Corses, le plus connu étant Carlo Andrea Pozzo di Borgo[6], serviront fidèlement et efficacement le tsar. Marx a dit de lui qu’il fut « le plus grand diplomate russe de tous les temps ». Du côté de Paris, que le pouvoir soit royal ou républicain, on continue de surveiller l’Angleterre dont on craint une mauvaise action. En 1794, la crainte se réalise.

La France, déchirée entre révolutionnaires et royalistes, avait basculé dans la terreur légale. En Corse, Pasquale Paoli, humaniste et démocrate, ne pouvait cautionner la politique révolutionnaire d’exception. L’île ne rallia pas pour autant la contre-révolution, mais préféra adopter une voie tierce en demandant le secours de l’Angleterre. Ce sera la parenthèse du royaume dit « anglo-corse » (1794-1796). L’expression peut porter à confusion, car la Corse ne sera pas un dominion britannique comme le sera plus tard le Canada ou la Nouvelle-Zélande… La philosophie du projet est ici différente. Le royaume de Corse est restauré, et se donne volontairement pour souverain George III, qui devient roi de Corse. Il s’agit d’une double monarchie. Une constitution écrite, profondément libérale, et dans laquelle les libertés fondamentales et religieuses sont garanties, est proclamée. Cet épisode est souvent considéré comme dérisoire du fait de sa brièveté. Il fut pourtant, d’un point de vue constitutionnel, d’une grande richesse, et probablement une expérience de gouvernance importante pour le futur, côté anglais. Même sur le plan de l’architecture de guerre, les Anglais y adopteront le système des tours fortifiées, qui sera exporté dans l’empire britannique par la suite ; elles seront connues sous le nom de « Martello towers ».

Fin 1796, sous l’impulsion de Bonaparte, alors général de l’armée d’Italie, les troupes anglaises, en position précaire, sont contraintes au départ, et l’île réintègre définitivement la République. Malgré le temps, et même si la Méditerranée a cessé d’être le centre du monde, la position géostratégique de la Corse ne se dément pas en temps de crise. Fin 1942, l’île est occupée par l’armée du Duce. Moins d’un an plus tard, la Corse est libre et passe dans le giron des Alliés pour devenir « L’USS Corsica ». Ce « premier morceau libéré de la France », comme le proclama le général de Gaulle, constitue une base d’attaque idéale contre des objectifs situés sur la terra ferma qui n’est éloignée que de 80 km, et de 170 km pour ce qui est des côtes de Provence. L’île sera donc une pièce essentielle du débarquement d’août 1944. Dans les années 1950 est créée par l’OTAN la base aérienne de Solenzara. C’est de ce point d’appui avancé que partit le 2e REP basé à Calvi, en 1978, pour sauter sur Kolwezi. C’est encore cette base qui sera l’avant-poste de la chasse française pendant la guerre en Libye de 2011. Les Athéniens firent de la possession des îles le fondement de leur impérialisme, qui se manifesta d’ailleurs avec splendeur lors du célèbre dialogue entre les Athéniens et les Méliens relaté par Thucydide[7]. Que cela soit à propos de Formose, des îles Paracels ou Diaoyu, les actuelles tensions en mer de Chine montrent que les Athéniens étaient avisés. Lieux utopiques, mais aussi points d’appui essentiels pour les puissances continentales, les îles ont toujours été présentes sur les routes de la puissance.

À lire aussi : Livre – Les corses dans la diplomatie

 

[1] La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, t. 1, Armand Colin.

[2] Voir Olivier Battistini, in « Les Corses selon Diodore de Sicile ». Habitat et architecture en Corse à travers les âges, Alain Piazzola 2020 (3e colloque historique d’Alata, sous la direction scientifique de Michel Vergé-Franceschi).

[3] Trad., A. Sokolowski

[4] Histoire des révolutions de l’île de Corse, La Haye, 1738.

[5] Voir A.Moretti, Catherine II, Ellipses, 2018, p 169-173.

[6] Voir M. Vergé-Franceschi, Pozzo di Borgo, l’ennemi juré de Napoléon, Payot, 2016.

[7] Voir O. Battistini, Thucydide l’Athénien, le poème de la force, Clémentine.

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À propos de l’auteur
Antoine-Baptiste Filippi

Antoine-Baptiste Filippi

Diplômé de SciencesPo Paris et étudiant en droit à la Sorbonne

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