Souvent simplifiée et attribuée à tort au journaliste Raymond Cartier, « La Corrèze avant le Zambèze » est une formule dont le véritable auteur est en fait le député Jean Montalat qui l’employa non pas comme un argument un brin populiste prétextant de la nécessité de favoriser les campagnes françaises défavorisées plutôt que de vastes territoires nouveaux, mais pour s’inquiéter de la cohérence de l’aide au développement.
Cette formule fait partie des nombreux mots historiques mal attribués, dont un nouveau florilège vient d’être dressé. Elle est couramment utilisée pour résumer l’opinion du journaliste Raymond Cartier (1904-1975), justifiant la décolonisation par une analyse « utilitariste », mais il n’en est pas l’auteur. Son premier usage public est enregistré le 10 juin 1964 à l’Assemblée nationale, dans la question posée au gouvernement par le député Jean Montalat (1912-1971). Montalat, ancien résistant, affilié à la SFIO puis à la FGDS, fut toute sa carrière député de la 1re circonscription de la Corrèze, zone rurale typique de la « diagonale du vide » dont le principal pôle urbain est Tulle et dont l’orientation de gauche modérée s’est rarement démentie, élisant notamment le radical Henri Queuille ou, plus tard, un certain François Hollande.
Quand Montalat l’utilise, la formule ne s’applique plus à l’empire colonial, puisqu’il est presque totalement démantelé, deux ans après la fin de la guerre d’Algérie. Les territoires qui seront décolonisés ultérieurement sont l’archipel des Comores, à l’exception de l’île de Mayotte (1975) et la République de Djibouti (1977). Sa question concerne donc l’aide publique au développement (APD), que la formule met en balance avec l’aménagement du territoire métropolitain et le soutien aux zones rurales. Montalat souligne l’incompréhension que pourrait susciter la générosité affichée en faveur du tiers-monde dans les « quarante départements » dont le niveau d’investissement public est insuffisant pour rattraper le sous-équipement en logements et infrastructures. S’il ne conteste pas le bien-fondé de l’aide, il s’interroge sur son efficacité et la tendance croissante à favoriser des « clients » africains maintenus au pouvoir, plutôt qu’à satisfaire les besoins criants en investissements et en emplois de pays à la démographie galopante.
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La formule fleure bon le populisme et la simplification démagogique, et elle semble promise à un bel avenir, alors que l’Assemblée nationale française vient de voter une réforme de l’APD avec l’objectif affiché de parvenir à 0,7 % du revenu national brut (RNB) en 2025, contre 0,37 % en 2017 et 0,55 % en 2021. Cet objectif chiffré a été fixé par l’ONU en 1970, mais n’a jamais été atteint que par cinq ou six pays de l’OCDE, la moyenne dépassant à peine 0,3 %. On imagine aisément de nouveaux meneurs en gilet jaune (ou toute autre couleur) l’exhumer et la brandir avec la même conviction puérile que les antimilitaristes mettant en parallèle le coût d’un porte-avions et celui d’un hôpital ou d’une école. Or ce n’était certes pas l’intention de Montalat, ni même de Cartier, dont l’argumentation était plus ambitieuse qu’un simple ratio coût / bénéfice.
Comme il y a soixante ans, le problème n’est pas le principe de l’aide : même sans retenir l’argument de la responsabilité morale, discutable à l’infini, l’intérêt de la France dans le développement des pays d’Afrique est évident en termes de marchés, d’influence dans le monde via la francophonie, par l’apaisement des tensions sociales internes, génératrices d’instabilité politique, et dans la réduction de l’appel d’air migratoire par le rapprochement des modes de vie de part et d’autre de la Méditerranée. Il est en effet incohérent de refuser à la fois l’immigration et l’aide au développement, qui sont les deux termes inséparables d’une alternative évidente dans une économie mondialisée, hors période de pandémie. Encore faut-il que l’APD parvienne à ses destinataires ultimes : les populations. C’est souvent ce que réclament les ONG de terrain – pas celles, politisées, qui trustent les médias – avant même une augmentation de ses montants. La récente loi, pour se démarquer des prêts pratiqués par la Chine, avec leur corollaire de contreparties et de contrôle, préconise de revenir à une politique de dons, ce que dénonçait précisément Montalat, qui l’accusait de favoriser la déresponsabilisation des dirigeants africains. Rien de nouveau sous le soleil, d’Afrique ou d’ailleurs.