Avec la faillite des Printemps arabes s’est évaporé le projet d’un grand Moyen-Orient qui aurait eu la Turquie comme centre de gravité. Désormais, Ankara tourne son regard vers l’Afrique.
Article paru dans le N55. Géopolitique des montagnes.
Il y a quelques années, à l’occasion d’une visite à Alger, un journaliste alpague le président turc : « Bonjour Monsieur, êtes-vous venus ici avec de la sympathie pour la colonisation ottomane ? » Sans se démonter, Recep Tayyip Erdogan réplique : « Si nous avions été des colonisateurs, vous auriez posé cette question en ottoman pas en français[1]. »
Cette anecdote est révélatrice de la percée turque en Afrique. Entre 2002 et 2024, Erdogan aura visité 60 pays africains. De tous les chefs d’État de la planète, il est celui qui aura le plus foulé le sol du continent noir. À chaque fois, il a inlassablement martelé le même message. La Turquie, héritière de la Sublime Porte, n’a jamais colonisé. Un pays musulman n’en colonise pas un autre. Au contraire, c’est elle qui tout au long de son histoire a servi de bouclier. Ce discours a trouvé une audience toute réceptive. En vingt ans, le nombre d’ambassades est passé de 12 à 44, soit autant que la Russie. Au même moment, les investissements turcs explosent. Mais c’est l’Afrique orientale qui attise le plus l’intérêt d’Ankara. Longtemps sous la tutelle nominale du sultan, la Corne de l’Afrique est devenue le pivot des ambitions géopolitiques d’Erdogan.
De l’Anatolie à l’Afro-Eurasie
Jusqu’au début des années 2000, l’Afrique dessine une tache blanche dans la carte mentale des diplomates turcs. Il y a à cela plusieurs raisons : tout d’abord la République s’est construite à partir de sa proclamation (1923) en opposition à un empire universel, théocratique et cosmopolite. En répudiant toute aventure extérieure, les élites militaro-laïques se concentrent sur la création d’un homme nouveau à l’abri du bastion anatolien. L’Afrique, en tant que sujet spécifique, n’existe pas. D’ailleurs, le ministère des Affaires étrangères range les pays d’Afrique du Nord dans la catégorie du Moyen-Orient…
Néanmoins, avec l’arrivée au pouvoir des islamo-conservateurs au tournant de l’an 2000, tout change. Une nouvelle élite plus conservatrice, mais davantage ouverte sur le monde émerge. Ahmet Davutoğlu, théoricien du néo-ottomanisme et ministre des Affaires étrangères a théorisé ce retour en Afrique. Selon lui, la Turquie en tant qu’héritière de l’Empire ottoman doit retrouver sa place de puissance globale au carrefour de « l’Afro-Eurasie[2] ».
Les points d’appui ottomans en Afrique du Nord et en mer Rouge ont eu comme principal mérite de servir de brise-lames à l’inexorable avancée occidentale et donc de garantir la profondeur stratégique de l’empire. Ensuite, le diplomate rappelle qu’au lendemain de la Première Guerre mondiale, la Turquie a livré contre les Occidentaux qui voulaient la dépecer une guerre d’indépendance (1919-1922). Cette lutte a résonné auprès de beaucoup de pays d’Afrique comme la première guerre de libération nationale.
Aussi, regrette-t-il qu’à partir de la guerre froide, la Turquie se soit alignée de manière quasi systématique sur l’Occident, se tenant à l’écart de la décolonisation. Certaines figures de proue comme Nelson Mandela ont nourri ainsi une vive antipathie envers la Turquie[3]. Or, avec la disparition du monde bipolaire, les peuples et les croyances sortent de leur léthargie. Désormais, la Turquie doit mettre son capital civilisationnel de l’islam et le souvenir de l’Empire ottoman au service d’une politique de puissance.
Erdogan l’Africain
Lorsque Erdogan pense géopolitique, c’est d’abord en terme réaliste. Le rêve européen envolé, les Printemps arabes consumés, l’Asie centrale sous condominium russo-chinois, seule l’Afrique semble esquisser une échappatoire à Ankara. La Turquie, pays de 85 millions d’habitants, cherche sa place au soleil. À la clé, de nouveaux marchés, des matières premières et la constitution d’un réseau d’États clients. Au cœur de ce projet se trouve l’ambition de faire d’Ankara une puissance globale, ce qui passe par un renversement de l’équilibre des forces en Méditerranée. Les accords maritimes turco-libyens qui délimitent la Zone économique exclusive (ZEE) des deux pays sont un premier pas dans cette direction. Ensuite, les ambitions géopolitiques du reis vise à désagréger le « pré carré français », obstacle principal à la poussée turque en Afrique subsaharienne. Deux pénétrantes ouvrent la voie à Ankara. Avant tout, la Corne de l’Afrique ouvre la porte d’entrée de l’océan Indien. En second lieu, le Niger au cœur du Sahel joint l’Afrique orientale au golfe de Guinée.
Quatre idées forces scandent l’action d’Ankara en Afrique et dans sa partie la plus orientale.
Géopolitique : La Turquie profite du vide dans la Corne de l’Afrique. En ligne de mire se trouve la zone indo-pacifique et ses richesses. Or, qui tient les routes maritimes et les flux de richesses a barre sur l’économie monde. La proximité des détroits comme celui de Bab-el-Mandeb (75 % des exportations européennes y transitent) explique la décision d’Ankara d’avoir édifié sa plus grande base extérieure à Mogadiscio. La caserne abrite 50 hectares d’infrastructures où sont formés les 10 000 soldats de la future armée somalienne. D’une certaine manière, en aidant la Somalie à forger son outil régalien, la Turquie réinjecte sa propre expérience du xixe et du début du xxe siècle. C’est grâce à l’armée qu’ont transité toutes les innovations techniques et scientifiques. C’est toujours grâce à l’armée que la Turquie sanctuarise son point d’appui africain. D’ailleurs, la Turquie envisage d’utiliser la Somalie, située sous l’Équateur, comme pas de tir de son futur projet spatial. Dans le même ordre d’idée, Ankara qui manque cruellement d’hydrocarbure a obtenu le droit de prospecter les côtes somaliennes.
Historique : La présence turque est trop ancienne pour susciter de mauvais souvenirs et son retour trop récent pour générer une véritable antipathie.
À l’orée du xvie siècle, les marins ottomans plantent leur pavillon sur les rivages de la mer Rouge. Il s’agit de faire obstacle aux Portugais qui s’avancent à partir des Indes. Les Lusitaniens passent une alliance de revers avec le royaume chrétien d’Éthiopie. En retour, la Porte recherche l’amitié des tribus musulmanes somaliennes. Nominalement, le rivage soudanais reste sous la férule du sultan jusqu’au xixe siècle. D’ailleurs, en Turquie, plusieurs milliers d’Afro-Turcs témoignent toujours de cet héritage. Certains ont même acquis le statut de héros nationaux. Zengi Musa (1880-1919), originaire du Soudan et cadre éminent de l’Organisation spéciale, les services ottomans, s’illustrent lors de la Première Guerre mondiale. Encore plus atypique est la trajectoire du Somalien Ahmet Ali Çelikten (1883-1969), premier pilote noir de l’histoire et pionnier de l’aéronautique turque.
Idéologique : Au début, Erdogan tient à distance ses revendications les plus subversives. Puis tout bascule très vite. La Turquie, en renouant avec sa vocation universelle, a vocation à régénérer le corps débile du continent noir victime de la rapacité impérialiste. Charge à la Turquie de se placer à la pointe des pays rebelles à l’ordre occidental. De la sorte, elle deviendrait la championne d’une alter-modernité conservatrice respectueuse des peuples et des croyances.
La supériorité technique de l’Occident écrit Ibrahim Kalın, idéologue islamo-conservateur et directeur de l’Organisation nationale du renseignement « ne veut pas dire qu’il soit plus civilisé qu’un village africain ou qu’une ville d’Anatolie[4] ». Il n’y a donc aucun complexe à avoir. C’est le sens profond du discours d’Ankara à la Corne de l’Afrique : « Comme vous, nous avons subi les mêmes maux, prédation économique, occidentalisation à marche forcée, humiliation territoriale. Ces épreuves partagées comme notre foi commune nous unissent. Donnez-nous les moyens de notre puissance et nous vous aiderons à tracer un développement respectueux des valeurs locales et nationales. »
Humanitaire : L’activisme humanitaire scande l’autre versant de la politique d’Ankara. Au départ, les Turcs profitent de la faillite de l’État somalien. Les ONG islamiques (IHH, Deniz Feneri Dernegi) s’investissent au plus près des populations. Officiellement indépendantes du gouvernement, mais officieusement connectées aux cercles islamo-conservateurs, ces ONG légitiment la présence turque[5]. Ensuite, la conférence d’Istanbul (mai 2010) acte la mise sous tutelle du pays. L’expérience turque acquise à la Chypre du Nord sert de calque au nouvel État somalien. Surtout, l’opération ne coûte presque rien. Outre l’action bénévole des ONG islamiques, le Qatar injecte son inépuisable manne financière. La visite d’Erdogan à l’occasion du ramadan 2011 constitue le point d’orgue final de cette prise en main. Son message est clair : « Nous réussirons là où les autres [les Occidentaux] ont échoué. »
Un jeu triangulaire
Si la Somalie constitue la pierre angulaire du dispositif turc de la Corne africaine, l’Éthiopie et le Soudan intéressent aussi Ankara. Entre des pays aux relations compliquées, la Turquie joue les bons offices. Cette quête d’équilibre se heurte cependant à plusieurs écueils.
À l’origine, Ankara souhaite profiter de la position géographique du Soudan. Car c’est bien là le but : réduire l’hégémonie saoudienne sur la mer Rouge, peser sur l’Égypte grâce au débit du Nil. Cette politique disruptive a une origine simple. Aux yeux d’Erdogan, Ryad et Le Caire sont coupables d’avoir avorté l’expérience des Frères musulmans sur laquelle Ankara avait nourri de grands espoirs. À un moment, un axe turco-soudanais semble même s’esquisser. La Turquie obtient une concession de quatre-vingt-dix ans afin de construire un port en eau profonde sur l’île de Suakin. Mais la chute d’Omar Al-Bachir (2019) met un terme au projet.
L’Éthiopie est l’autre pays sur lequel la Turquie doit compter.
Avec ses 110 millions d’habitants, l’Éthiopie s’impose comme le géant régional. Au-delà d’un riche passé chrétien, le royaume du Négus symbolise chez les Turcs la volonté de maintenir une existence nationale propre. Dès 1896, une ambassade ottomane est ouverte à Addis-Abeba. Tout au long du xixe et du xxe siècle, Turcs et Éthiopiens s’opposent aux appétits coloniaux italiens. Aujourd’hui, la Turquie est le deuxième investisseur derrière la Chine. 200 entreprises déploient leurs activités : BTP, agro-alimentaire, textile, hôtellerie, câblage. Cependant, Ankara veille à imposer ses propres règles. Si Erdogan a consenti à vendre ses drones Bayraktar, c’est qu’en retour il a obtenu la fermeture des écoles de la confrérie Gülen, son ennemi juré.
Les rapports avec la Somalie dessinent la seule ombre au tableau. Dépouillée de son accès à la mer depuis l’indépendance de l’Érythrée (1991), l’Éthiopie frustrée étouffe. C’est pour cette raison qu’elle a conclu un accord avec le Somaliland. En échange de la reconnaissance de la région séparatiste somalienne, l’Éthiopie obtiendrait l’ouverture maritime voulue.
Aussitôt, la Somalie a dénoncé l’accord. Dans ce contexte, la position d’Ankara est cohérente. Avant tout, la Turquie honore la parole donnée à Mogadiscio en donnant la priorité à l’intégrité territoriale du pays. En sus, elle se positionne comme puissance médiatrice. Une réunion tripartite s’est tenue à Ankara au mois de septembre 2024. Alors qu’elle ambitionne de prospecter les eaux somaliennes, la Turquie n’a aucun intérêt au conflit. Au contraire, une médiation réussie ferait d’elle une puissance fiable pour toute l’Afrique de l’Est et au-delà.
En fin de compte, l’ouverture africaine signe sur le long terme l’un des vrais succès géopolitiques d’Erdogan. Le mythe ottoman, les ambitions croissantes d’une puissance renaissante et la vocation universelle du pays exigent que la Turquie trouve toute sa place en Afrique.
[1] Soner Çağaptay, Erdogan’s Empire, I.B Tauris, New York, 2020, p. 238.
[2] Ahmet Davutoğlu, Stratejik Derinlik, Türkiye’nin Uluslararası Konumu, (La profondeur stratégique, la Turquie et les relations internationales), Küre Yayınları, Istanbul, 2008, p. 206.
[3] Ibid. p. 208.
[4] İbrahim Kalın, Barbar Modern Medeni, Medeniyet üzerine notlar, ( Barbare moderne civilisé, notes sur la civilisation), Insan, Istanbul, 2023, p. 140.
[5] Frederico Donelli, Turkey in Africa, Turkey’s strategic involvement in Sub-Saharan Africa, Bloomsbury Academic, New York, 2022, p. 75-90.
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