<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> « La confrontation russo-occidentale est alimentée par une incompréhension mutuelle croissante. » Entretien avec David Teurtrie. 

8 mai 2024

Temps de lecture : 9 minutes

Photo : RUSSIE, MOSCOU - 5 MAI 2024 : Des militaires marchent en formation lors d'une répétition générale du défilé du 9 mai, jour de la Victoire, qui marquera le 79e anniversaire de la victoire sur l'Allemagne nazie lors de la Seconde Guerre mondiale. (C) Sipa

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« La confrontation russo-occidentale est alimentée par une incompréhension mutuelle croissante. » Entretien avec David Teurtrie. 

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La puissance russe repose sur les hydrocarbures, la géographie et la volonté. Une puissance en plein renouveau depuis 2000 qui a aussi provoqué l’éloignement avec l’Europe. Analyse du fonctionnement de la puissance russe avec David Teurtrie. 

David Teurtrie est docteur en géographie, maître de conférences à l’ICES. Il vient de publier Russie, le retour de la puissance (Dunod, 2024). Propos recueillis par Alban de Soos. 

Vous évoquez un retour de la puissance russe : quels sont les moyens économiques, industriels, militaires, énergétiques mis en œuvre par Vladimir Poutine ?

Dans les années 2000, la Russie s’affirmait comme une puissance énergétique majeure dans un contexte de croissance soutenue des cours des matières premières. Cette dynamique a largement contribué à revitaliser l’économie russe, permettant à l’État de remplir à nouveau ses fonctions essentielles, telles que le paiement des retraites et des salaires des fonctionnaires et des militaires.

Au cours de ses deux premiers mandats, Vladimir Poutine s’est principalement appuyé sur les atouts de la Russie dans le domaine énergétique pour influencer son environnement régional. Cette période a été marquée par ce qu’on a appelé les « guerres du gaz » entre la Russie et ses voisins. Ces conflits, outre leurs aspects géopolitiques, étaient souvent motivés par des enjeux commerciaux avec les États de transit (Ukraine, Biélorussie).

Cette première phase de reconstruction de la puissance russe dans les années 2000 a également été caractérisée par une réorganisation de l’État et une recentralisation progressive du pouvoir, alors que les régions avaient acquis une grande autonomie les conduisant parfois à voter des lois en contradiction avec la législation fédérale.

À partir de 2008-2009, une nouvelle phase s’amorce. La guerre avec la Géorgie constitue un premier signal d’utilisation du « Hard Power » à l’extérieur des frontières russes de manière offensive et en opposition à l’Occident, une première depuis la fin de l’URSS. 

Cette utilisation des forces militaires a permis à la Russie d’atteindre ses objectifs en Géorgie, mais elle a également révélé de nombreuses lacunes et limites de cet outil. Les autorités russes ont mis en place une réforme de l’armée russe et investit dans un vaste programme de réarmement. Il ne s’agissait pas d’une nouvelle course aux armements, mais plutôt d’une tentative de moderniser un appareil militaire vieillissant. En effet, une grande partie de cet appareil militaire datait de la fin des années 1980, et la Russie n’avait pas réellement investi dans ce domaine depuis près de deux décennies.

Ces investissements ont permis de revitaliser le complexe militaro-industriel. On est donc passé progressivement d’une vision de la Russie en tant que puissance énergétique qui exerce une influence économique sur ses voisins à une Russie qui utilise l’outil militaire de manière croissante pour s’affirmer sur la scène internationale (intervention en Syrie). 

À partir de 2008-2009, une nouvelle phase s’amorce. La guerre avec la Géorgie constitue un premier signal d’utilisation du « Hard Power » à l’extérieur des frontières russes de manière offensive et en opposition à l’Occident, une première depuis la fin de l’URSS.

Ensuite, une troisième phase se dégage à partir de 2014, marquée par la crise ukrainienne, notamment l’annexion de la Crimée et le conflit armé dans le Donbass, qui incite les Occidentaux à prononcer les premières sanctions à l’encontre de Moscou. Cela a conduit le Kremlin à prendre conscience de la fragilité de l’économie russe, en particulier de sa dépendance à l’Occident. Face à cette dépendance, plusieurs mesures ont été mises en place, notamment la stratégie de « substitution des importations » visant à réindustrialiser l’économie. D’une certaine manière, la Russie a pris une longueur d’avance sur les Occidentaux en matière de réindustrialisation, amorçant ce processus dès 2014, tandis que les pays occidentaux ne l’ont sérieusement envisagé qu’avec l’avènement de la crise de la Covid-19. 

Cette volonté de réindustrialisation vise à accroître l’indépendance et l’autonomie de l’économie russe, notamment dans le domaine financier où des progrès significatifs ont été réalisés. De même, le secteur agroalimentaire a été renforcé, avec une Russie retrouvant sa position de grande puissance céréalière. Moscou a également créé des champions nationaux dans les secteurs technologiques où elle a gardé des compétences de premier plan, à l’instar du nucléaire : le géant Rosatom, premier exportateur mondial de centrales nucléaires, a échappé jusqu’à présent à des sanctions significatives en raison des dépendances de plusieurs pays occidentaux à son égard. Cependant, les résultats dans le domaine industriel sont contrastés, ce qui reflète les défis similaires auxquels l’Europe est confrontée. Réindustrialiser est un objectif de moyen et de long terme.

Comment peut-on interpréter ce retour de la puissance russe et cette réactivation de l’opposition avec l’Occident ? Cela témoigne-t-il d’un affaiblissement de l’Occident ? 

En réalité, il y a deux processus distincts qui ont pu concourir à la confrontation actuelle. 

Premièrement, il y a un retour de la puissance russe qui s’exprime indépendamment de sa relation à l’Occident. Dans son ouvrage Le Grand Échiquier publié en 1997, Zbigniew Brzezinski soulignait que malgré son affaiblissement d’alors, la Russie avait toujours de grandes ambitions et ne tarderait pas à les exprimer dans un avenir proche. Il avait donc anticipé un possible regain de puissance russe, en mettant en avant ses atouts intrinsèques tels que la taille de son territoire, ses ressources naturelles abondantes ou encore son positionnement central en Eurasie. 

Il est également crucial de prendre en compte la volonté des élites russes de jouer un rôle majeur sur la scène internationale, une ambition qui contribue au retour partiel de la puissance russe, même si elle est loin d’égaler celle de l’Union soviétique, du fait de facteurs internes (déclin démographique, dépendance accrue aux technologies étrangères) et des changements dans le contexte international avec l’émergence de nouveaux centres de puissance.

Deuxièmement, l’Occident est marqué à son tour par un déclin à la fois démographique, industriel, sociopolitique et financier (endettement croissant). L’Occident continue pourtant de se considérer comme le centre du monde, mais cette prétention devient de plus en plus anachronique à mesure que le centre de gravité mondial se déplace vers l’Asie. Ce déclin renforce la défiance de la Russie envers l’Occident, car elle estime pouvoir se permettre de le défier, malgré le coût élevé d’une telle approche. La confrontation russo-occidentale est également alimentée par une incompréhension mutuelle croissante. Déception des Occidentaux vis-à-vis de l’évolution de la Russie et de son régime, amertume des élites russes dont les attentes élevées envers l’Occident dans les années 1990 n’ont pas été satisfaites : non seulement la Russie n’a pas intégré le « monde civilisé » occidental mais elle a vu sa sphère d’influence réduite à peau de chagrin avec l’élargissement des structures euroatlantiques vers l’Est.

Nombreux sont ceux qui ont prédit l’effondrement de la Russie et une victoire ukrainienne. Comment la Russie a adapté son économie face aux sanctions occidentales ? L’aide de la Chine semble un facteur important ?

Début 2022, Bruno Le Maire annonçait vouloir provoquer « l’effondrement de l’économie russe » et qualifiait la possibilité de couper les banques russes du système d’échanges interbancaire SWIFT de « bombe atomique financière ». Le ministre français de l’Économie ne faisait alors qu’exprimer un sentiment largement partagé par les élites occidentales qui pensaient que des sanctions massives suffiraient à contraindre la Russie à se retirer d’Ukraine : l’armée russe, privée d’armements faute de composants occidentaux et de pétrodollars pour alimenter l’effort de guerre, serait incapable de résister. 

La défaite en Ukraine et l’effondrement de l’économie seraient fatals à un chef du Kremlin décrit comme malade et isolé, ce qui pouvait conduire à un changement de régime en faveur de l’opposition libérale pro-occidentale. L’ordre international centré sur l’Occident en serait alors ressorti singulièrement revigoré. 

Cependant, rien de tout cela ne s’est produit, en grande partie du fait de la politique de résilience mise en œuvre par le Kremlin depuis 2014. À cet égard, l’autonomisation du secteur financier russe a constitué un développement crucial qui a grandement contribué à la stabilité macroéconomique du pays : la création de cartes bancaires russes autonomes et d’une alternative au système Swift ont permis aux banques russes de continuer à fonctionner efficacement. En 2023, le secteur bancaire russe a même renoué avec des bénéfices records, un signe parmi d’autres de l’adaptation de l’économie russe aux sanctions. Le FMI, qui a pris acte de la croissance du PIB russe de 3,6 % en 2023, a même revu à la hausse ses prévisions pour 2024 à hauteur de 3,2 %, ce qui impliquerait que la croissance de l’économie russe serait supérieure à celle des pays occidentaux pour la deuxième année consécutive. 

Ces résultats sont non seulement liés aux mesures anticipant un durcissement de la confrontation avec l’Occident, ils illustrent également les capacités de gestion de crise dont ont su faire preuve les autorités russes : bien que les sanctions s’accumulent et qu’elles ont des effets parfois importants durant quelques semaines voire quelques mois pour les plus sévères, les autorités russes et les acteurs économiques parviennent généralement à trouver des solutions. Sur le plan du commerce extérieur, cela se traduit par une réorientation massive vers les BRICS ce qui démontre que ce regroupement est plus cohérent qu’il n’y paraît au premier abord. En effet, la réorientation des exportations pétrolières est loin de se limiter à la Chine puisque les croissances les plus fortes sont observé en direction de l’Inde et du Brésil. Il y a donc une reconfiguration du commerce extérieur russe vers les économies émergentes.

Cela soulève un point important : le « Sud global » parfois désigné comme la « majorité mondiale », n’a pas suivi l’Occident dans l’imposition de sanctions. Cela montre que ce dernier n’a plus le contrôle absolu dans ce domaine, et que la majorité des pays du monde n’adhère pas à son interprétation du conflit ukrainien, ce qui a eu un impact majeur sur son évolution. Bien sûr, la Chine a joué un rôle central dans cette dynamique, mais d’autres pays ont également contribué à compenser l’impact économique des sanctions occidentales sur la Russie.

Le « Sud global » parfois désigné comme la « majorité mondiale », n’a pas suivi l’Occident dans l’imposition de sanctions. Cela montre que ce dernier n’a plus le contrôle absolu dans ce domaine, et que la majorité des pays du monde n’adhère pas à son interprétation du conflit ukrainien, ce qui a eu un impact majeur sur son évolution.

En outre, il existe des circuits d’importation parallèles qui permettent à la Russie d’obtenir de nombreux composants et technologies occidentaux via des pays tiers. Bien que les autorités politiques occidentales tentent de limiter ces circuits, les acteurs économiques occidentaux ne jouent pas réellement le jeu, car, lorsqu’ils exportent massivement vers l’Asie centrale, ils sont parfaitement conscients du destinataire final. Il y a donc un certain manque de cohérence dans les actions occidentales, qui est également lié à une sous-estimation de l’interconnexion entre les économies russe et européenne. De fait, le commerce entre la Russie et l’Europe est sous-estimé dans les statistiques actuelles, car il s’effectue désormais en partie par l’intermédiaire de pays tiers tant à l’import qu’à l’export.

Au vu de l’enlisement du conflit en Ukraine, de l’augmentation des coûts de l’énergie et des matières premières en Europe, du renforcement de l’axe Moscou-Pékin, les Européens ne sont-ils pas les premières victimes de cette guerre, alors que l’Occident semble de plus en plus isolé du reste du monde ? 

Si l’on se concentre sur l’Europe, il est indéniable que celle-ci est la première à ressentir les conséquences de ce conflit. Les pays européens perdent un avantage compétitif majeur : l’accès à des ressources russes bon marché et abondantes grâce à des infrastructures reliant la Russie à l’Europe. Les chiffres de la production industrielle en Europe, notamment en Allemagne, reflètent les conséquences négatives de cette rupture. De plus, nos concurrents bénéficient de l’accès aux ressources russes à des prix compétitifs en raison des sanctions, tandis que nous devons supporter des coûts plus élevés qu’avant la crise. Cette situation nous pénalise donc doublement.

En outre, bien que la Russie ne soit pas le principal partenaire de l’Union européenne, elle restait tout de même un marché d’exportation important pour les technologies occidentales, les véhicules, les machines-outils, etc. Ainsi, la perte du marché russe, même si elle est partiellement compensée par la reconstitution de certains circuits commerciaux parallèles, constitue un impact négatif supplémentaire. Ainsi, la Russie est devenue le premier marché à l’exportation pour les automobiles chinoises qui remplacent les marques européennes dont les constructeurs ont été contraints de quitter la Russie.

D’un point de vue géoéconomique, l’un des avantages de l’Europe avant le conflit était son intégration croissante à l’Eurasie, notamment à travers les routes de la soie reliant la Chine, la Russie et l’Europe. Cette dynamique est désormais compromise par ce que l’on pourrait qualifier de « rideau de fer économique » résultant des sanctions. En réalité, il apparaît que tant l’Europe que la Russie sont perdantes dans cette affaire. Bien que la Russie semble mieux résister sur le plan économique, elle paie un lourd tribut humain à cette guerre et devient plus dépendante de la Chine qu’auparavant.

Si l’on élargit encore davantage la focale, on constate que les États-Unis sont souvent décrits comme les grands gagnants à court terme, car ils peuvent désormais exporter leur gaz naturel liquéfié vers l’Europe en remplacement du gaz russe. De plus, ils ont replacé l’Europe sous le parapluie américain, la « mort cérébrale » de l’OTAN semble oubliée, au moins pour un temps. 

Cependant, à moyen et long terme, la situation est plus complexe. De nombreux analystes américains s’inquiètent des effets néfastes de cette politique de sanctions sur le reste du monde, qui perçoit une forme d’impérialisme occidental à travers ces mesures coercitives. De plus, les tentatives occidentales d’expropriation des réserves financières russes suscitent des inquiétudes quant à la sécurité des investissements en Occident, ce qui conduit à une accélération de la dédollarisation et à la mise en place de mécanisme financiers indépendants de Washington.  Ainsi, même pour les États-Unis, cette stratégie de la confrontation avec Moscou pourrait avoir un coût important à moyen terme.

Aujourd’hui, le retour de la puissance russe repose en grande partie sur Vladimir Poutine. Qu’en est-il de la suite, de l’après Poutine, notamment vis-à-vis des oligarques et des différents clans ? 

Effectivement, la question de l’après Poutine est une grande inconnue. Si l’on prend du recul sur la présidence de Vladimir Poutine, on constate que la Russie n’a jamais connu d’alternance, du moins pas de manière pacifique : l’Empire russe a laissé la place au système soviétique du fait de la révolution russe, puis la nouvelle Russie a émergé des décombres de l’URSS du fait de l’effondrement de cette dernière. Depuis lors, chaque président russe a succédé à son prédécesseur par le biais d’une désignation plutôt que par une alternance démocratique. 

La révolte de Wagner ont été interprétés trop hâtivement comme des signes d’un effondrement imminent du système, alors qu’en réalité, ce dernier s’est révélé plus résilient que prévu.

En outre, il y a une forte concentration du pouvoir et une personnification du pouvoir en Russie, qui a sans doute été renforcée sous le règne de Vladimir Poutine, bien qu’elle n’ait jamais cessé d’exister. Le chef de l’État incarne le pays d’une manière qui suscite des inquiétudes quant à la stabilité du système une fois que Poutine quittera le pouvoir. La question centrale est de savoir si le système établi par Vladimir Poutine s’effondrera, comme le pensent certains de ses opposants, ou s’il sera capable de perdurer malgré tout.

Je n’ai pas de réponse définitive à fournir, mais il est notable que des événements tels que la révolte de Wagner ont été interprétés trop hâtivement comme des signes d’un effondrement imminent du système, alors qu’en réalité, ce dernier s’est révélé plus résilient que prévu.

À propos de l’auteur
David Teurtrie

David Teurtrie

David Teurtrie est docteur en géographie, maître de conférences à l’ICES.

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