La chute soudaine du régime Assad pourrait signifier le clou final dans le cercueil des frontières de la Syrie telles qu’elles existent depuis l’accord Sykes-Picot de 1916. Un État alaouite pourrait voir le jour.
Dr. Yüksel Hoş. Géographe (géographie politique, géographie militaire et géopolitique)
Article original paru sur Geopolitika. Traduction de Conflits.
La guerre civile syrienne a fondamentalement remodelé le paysage géopolitique du pays, créant des conditions propices à la fragmentation et à l’émergence de nouveaux centres de pouvoir. L’un des scénarios les plus convaincants est la création d’un État alaouite dans la région côtière située à l’ouest des montagnes alaouites, une évolution qui aurait de profondes implications régionales et internationales.
Importance géographique et stratégique des montagnes alaouites
Les montagnes alaouites, également connues sous le nom de chaîne d’Ansariyah, s’étendent parallèlement à la côte méditerranéenne, formant une barrière naturelle entre la bande côtière et l’intérieur de la Syrie. Avec une altitude moyenne de 1 200 mètres, culminant à plus de 1 500 mètres, ce terrain accidenté n’est pas impénétrable, mais il entrave considérablement l’avancée de toute force, offrant des avantages défensifs naturels. Le principe du stratège militaire Carl von Clausewitz, selon lequel « la défense est la forme la plus forte de la guerre », s’applique parfaitement à cette région, où la géographie amplifie les capacités défensives.
Les villes côtières de Lattaquié, Tartous et Baniyas se trouvent à l’ouest de ces montagnes, formant une région compacte avec une composition démographique distincte. Couvrant une superficie d’environ 8 000 à 10 000 kilomètres carrés et abritant une population de 3 à 4 millions d’habitants, la région est majoritairement alaouite (60 à 70 %), avec des minorités chrétiennes, druzes et sunnites. Compte tenu de la violence sectaire historique et actuelle en Syrie, il est plausible que les chrétiens, qui sont confrontés à des menaces existentielles dans les régions dominées par les sunnites, puissent graviter autour d’un tel État.
Les avantages géographiques de cette région sont sa défense, son accès à la Méditerranée et sa relative autosuffisance en ressources hydriques – des facteurs essentiels à la durabilité de tout État naissant.
Précédents historiques et modèles comparatifs
L’histoire offre de précieuses leçons sur l’émergence d’États enracinés dans des identités ethniques ou sectaires. Par exemple :
Taïwan :
Après la guerre civile chinoise, la retraite de Chiang Kai-shek à Taïwan a créé un État indépendant de facto, soutenu par le soutien des États-Unis et l’isolement géographique. De même, un État alaouite pourrait tirer parti d’alliances extérieures et de son isolement côtier.
Abkhazie :
En se séparant de la Géorgie avec le soutien de la Russie, l’Abkhazie souligne le rôle du patronage des grandes puissances dans la survie des petits États contestés.
État alaouite dans les années 1920 :
Sous le mandat français, un État alaouite centré sur Lattaquié a brièvement existé, mais il ne disposait pas des infrastructures, de l’organisation et du soutien international nécessaires à sa pérennité.
Chacun de ces exemples met en évidence le rôle critique du soutien extérieur et de la défendabilité géographique dans la survie de l’État.
Le rôle des puissances régionales et mondiales
Un État alaouite rééquilibrerait la dynamique géopolitique du Moyen-Orient et susciterait l’intérêt des grandes puissances régionales.
Facteur Russie
Les installations navales russes à Tartous soulignent l’intérêt stratégique de la Russie dans cette région. Un État alaouite permanent pourrait consolider la présence de la Russie en Méditerranée orientale. En accordant à la Russie un territoire semblable à une enclave, à l’instar de Kaliningrad en Europe, un tel État pourrait s’assurer le soutien durable de Moscou.
L’Iran et le scénario le plus probable
Si les liens de l’Iran avec la communauté alaouite suggèrent un alignement, les défis logistiques, tels que l’isolement géographique et l’accès réduit à travers l’Irak, pourraient compliquer l’influence de Téhéran. Au fil du temps, le rôle de l’Iran pourrait s’estomper à mesure que d’autres puissances, comme la Russie ou la Chine, combleront le vide.
Chine.
Dans le cadre de l’initiative chinoise « la Ceinture et la Route », un État alaouite pourrait constituer un point d’appui stratégique en Méditerranée. Toutefois, sans une connectivité plus large avec l’arrière-pays, un tel État pourrait rester un atout limité dans le calcul régional de la Chine.
Israël et l’Occident
Du point de vue d’Israël, un État alaouite pourrait servir de tampon contre les groupes djihadistes sunnites. Toutefois, si un tel État s’aligne trop étroitement sur l’Iran ou la Russie, il pourrait devenir une source d’inquiétude. L’Occident, en particulier les États-Unis, pourrait s’engager de manière pragmatique aux côtés d’un État alaouite pour faire contrepoids aux factions sunnites radicales et préserver la stabilité régionale.
Défis et opportunités pour un État alaouite
Points forts de la défense
La géographie défendable des montagnes alaouites offre des avantages militaires significatifs. Les leçons tirées de l’Afghanistan dans les années 1980 montrent qu’il est difficile, d’un point de vue stratégique, de vaincre un terrain montagneux bien défendu. Pour des groupes comme Hay’at Tahrir al-Sham (HTS), qui ne disposent pas d’une puissance aérienne importante, percer ces défenses serait probablement une entreprise longue et coûteuse.
Viabilité économique
La viabilité économique d’un État alaouite pose d’importants problèmes. Si l’accès de la région à la Méditerranée offre un potentiel commercial, le manque de ressources naturelles et la dépendance à l’égard du soutien extérieur pourraient entraver la viabilité à long terme. La coopération avec des acteurs régionaux comme l’Égypte, voire un engagement indirect avec les puissances occidentales, pourrait s’avérer nécessaire pour maintenir la fonctionnalité économique.
Dynamique religieuse et sociale
Il est essentiel de réunir la population alaouite au sein d’une structure politique cohérente. Un modèle de gouvernance laïque et inclusif, ressemblant à la Turquie d’avant 2000, pourrait attirer des groupes minoritaires tels que les chrétiens et les druzes, ce qui renforcerait la stabilité interne. À l’inverse, l’incapacité à réaliser cette unité pourrait rendre l’État vulnérable aux divisions internes.
Les calculs stratégiques d’Asssad
Pour le président Bachar el-Assad, se retirer dans le cœur alaouite constitue un plan d’urgence pragmatique. Le maintien du titre de « président de la République arabe syrienne » préserverait l’unité nationale symbolique, même si la gouvernance de facto se consolide autour de l’enclave alaouite.
Étapes clés de la consolidation
1) Fortification militaire :
Renforcer les positions défensives dans les montagnes alaouites pour résister aux attaques prolongées des insurgés.
2) Engagement diplomatique :
Obtenir la reconnaissance ou l’acceptation tacite d’acteurs clés tels que la Russie, la Chine et potentiellement l’Égypte, qui pourraient servir de médiateurs avec les puissances occidentales.
3) Stratégie économique :
Tirer parti de l’accès aux côtes pour le commerce et rechercher des investissements ou de l’aide auprès des alliés.
4) Intégration de la population :
Encourager la migration des minorités menacées afin de consolider la base démographique de l’État.
Scénarios et implications pour l’avenir
Stabilité régionale
Un État alaouite pourrait servir de tampon contre les factions djihadistes sunnites et stabiliser certaines parties de la Méditerranée orientale. Toutefois, il pourrait également exacerber les tensions sectaires, en particulier dans les régions à majorité sunnite.
La concurrence des grandes puissances
L’implication de la Russie, de la Chine et de l’Occident ferait probablement d’un État alaouite un point central dans des rivalités géopolitiques plus larges. Son alignement, que ce soit avec la Russie et l’Iran ou qu’il pivote vers l’Occident, influencerait de manière significative la dynamique du pouvoir régional.
Conclusion
La création d’un État alaouite reste une issue spéculative mais plausible de la longue guerre civile syrienne. Enraciné dans la géographie défendable des montagnes alaouites et de la côte méditerranéenne, un tel État dépendrait fortement du soutien extérieur et de la diplomatie stratégique pour survivre. Tout en offrant une stabilité potentielle à une Syrie fragmentée, il risque également de devenir un point d’ignition dans la compétition géopolitique plus large pour le Moyen-Orient.
Comme l’a fait remarquer Machiavel, « la guerre est juste lorsqu’elle est nécessaire ; les armes sont permises lorsqu’il n’y a d’espoir que dans les armes ». Pour les Alaouites, le chemin vers le statut d’État pourrait en fin de compte dépendre de leur capacité à naviguer dans l’interaction complexe de la géographie, de la démographie et de la politique des grandes puissances.