En 1954, la Crimée est détachée de la Russie pour être cédée à l’Ukraine. Pourquoi Nikita Khrouchtchev a-t-il pris une telle décision ? Retour sur une décision historique, qui est l’une des causes du conflit actuel.
En 2014, la péninsule de Crimée s’est séparée de l’Ukraine, avant d’être annexée par la Russie à la suite d’une occupation express et d’un référendum contesté par l’Ukraine et les Occidentaux. Pour ces derniers et une partie de la « Communauté internationale », cet acte est illégal : la péninsule appartient toujours à l’Ukraine selon le droit international. La Russie au contraire estime qu’elle a réparé l’acte arbitraire et injuste (la cession de la Crimée russe à l’Ukraine soixante ans plus tôt par le dirigeant soviétique de l’époque, Nikita Khrouchtchev), et qu’elle lui appartient par la volonté des Criméens russes selon le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Dans les ouvrages d’histoire de l’Ukraine et les biographies de Khrouchtchev, le transfert de 1954 est le plus souvent cité en passant, sans commentaires, ou pas du tout. Actuellement, l’origine historique de la question de Crimée est aussi largement négligée par la plupart des médias occidentaux ; elle est donc inconnue du grand public. Il faut pourtant poser la question : pourquoi cette décision en 1954, qui est une des causes du conflit qui oppose aujourd’hui à la Russie l’Ukraine et ses alliés occidentaux concernant la péninsule stratégique de la mer Noire ?
A lire également :
Ignorer les leçons de l’armée romaine, une erreur que Poutine paye au prix fort
La « décision de Khrouchtchev » du 19 février 1954 : un acte délibéré du Parti communiste de l’Union soviétique pour renforcer la cohésion de l’État soviétique.
Le transfert de la Crimée par la Russie à l’Ukraine en 1954 fut un acte administratif décidé en interne dans le cadre de l’Union soviétique, et non une décision internationale à l’époque. Ce fut le résultat d’une réflexion au sommet de l’État soviétique par les dirigeants communistes de l’URSS et des deux Républiques socialistes soviétiques de Russie et d’Ukraine qui en étaient membres, sans consultation de la population de la Crimée. Par un simple décret, la Russie (soviétique) cède l’oblast de Crimée à l’Ukraine (soviétique).
Ce ne fut pas (comme on l’a dit avant de connaître le processus de la décision) une lubie personnelle de Nikita Khrouchtchev, premier secrétaire du Comité central du PCUS à l’époque. On a mis en avant son affection pour les Ukrainiens (que Russe lui-même, il trouvait plus raffinés que ses compatriotes), sa gratitude pour le pays où il n’est pas né, mais où il a passé une partie de son existence et de sa carrière (comme dirigeant du PC ukrainien sous Staline), ses manœuvres en 1953-1954 pour s’imposer à la tête de l’URSS face à son rival Malenkov (en achetant par ce « cadeau » l’appui du chef du PC ukrainien d’alors), et même pas une « insolation » (en hiver…), ni un petit verre de trop (selon une légende reprise encore récemment par Jean-Luc Mélenchon).
Ce fut au contraire une décision collective des Bureaux politiques, des Présidiums des Soviets suprêmes et des conseils des ministres des deux Républiques socialistes soviétiques (Russie et Ukraine, les 5 et 13 février 1954), précédée par une décision du Présidium de l’URSS le 25 janvier. En résumé, l’URSS conçoit d’abord ce transfert, puis la Russie le « propose » à l’Ukraine, qui « approuve », et cette dernière « demande » ensuite à l’URSS, qui finalement « approuve ». Il n’y eut pas de vrais débats (la structure du pouvoir soviétique est pyramidale, avec pour sommet le Bureau politique du PCUS), les parlements des deux républiques entérinent, le tout sans grande publicité (le transfert fut annoncé dans la Pravda le 27 février en huit lignes, dans l’indifférence de l’opinion soviétique), et sans consultation de la population de la Crimée.
Anniversaire de l’accord de Pereiaslav (1654)
La cession eut lieu avant la commémoration à grand bruit (campagne de presse, festivités, affiches, timbres et insignes) du 300e anniversaire de l’accord de Pereiaslav (1654) entre les Cosaques de la région et la Russie moscovite, censée (selon la propagande soviétique récupérant la tradition russe), être l’acte de naissance de « l’union des deux Rus et de l’amitié fraternelle et indéfectible des peuples russe et ukrainien dans la grande patrie soviétique ». En ce qui concerne les relations bilatérales à l’époque, l’Ukraine soviétique se félicite de « la confiance illimitée du grand peuple russe dans le peuple ukrainien », et exprime sa « gratitude sincère pour la décision de transférer l’oblast de Crimée, qui manifeste le souci du PC et du gouvernement de l’Union soviétique de renforcer l’amitié indestructible et les liens fraternels entre les peuples russe et ukrainien ».
La résolution du 19 février est brève, lue en quinze minutes avant adoption, sans contestation ni débat. Quelles furent les raisons avancées alors pour ce transfert (il y en eut d’autres ailleurs dans le cadre de l’URSS, également sans consultation populaire, en particulier sous Staline) ? Elles sont de nature géographique, économique, et politico-culturelle, et répétées aux mots près par les représentants des quatre entités soviétiques concernées (Russie, Ukraine, URSS, Crimée).
La Crimée est une « sorte de prolongement naturel des steppes du sud de l’Ukraine ». Elle est « orientée territorialement vers la République socialiste soviétique d’Ukraine ». « Voisine territorialement de la RSS d’Ukraine », elle n’a pas de continuité territoriale ni de liens de communication terrestres avec la Russie. L’économie est étroitement liée et imbriquée à celle de l’Ukraine. Celle-ci « s’engage à consacrer toute son attention au développement futur du bien être des travailleurs de l’oblast de Crimée ». Le représentant de l’oblast de Crimée lui-même n’a « aucun doute que cet acte historique important profitera au développement économique de l’oblast à l’avenir au sein de la RSS d’Ukraine (…). Le transfert sera salué avec le plus grand enthousiasme par notre peuple, car il y voit une garantie de sage gouvernement par le Parti communiste et l’attention portée par le gouvernement soviétique au développement de l’Ukraine soviétique ». En particulier, le transfert facilitera la construction du barrage du Dniepr en Ukraine et l’approvisionnement en eau de la Crimée. « Le transfert de l’oblast de Crimée à la RSS d’Ukraine sœur est recommandé et correspond aux intérêts communs de l’État soviétique pour des raisons géographiques et économiques ». La péninsule a aussi des « liens culturels étroits » avec sa voisine du nord.
Des arguments politiques
Les arguments politiques exposés aussi à la séance du 19 février transparaissent dans la référence au 300e anniversaire de l’unification de l’Ukraine et de la Russie. Selon le maréchal Vorochilov, président du soviet suprême de l’URSS (chef de l’État soviétique), « les ennemis de la Russie ont tenté à plusieurs reprises de lui arracher la péninsule de Crimée pour s’en servir comme base de pillage et de dévastation contre le territoire russe et attaquer la Russie et l’Ukraine (…), mais les peuples russe et ukrainien ont combattu ensemble et infligé aux usurpateurs présomptueux des échecs magistraux » (1941-1944). Selon le président du soviet suprême de la République socialiste fédérative de Russie, « le peuple ukrainien a lié son destin au peuple russe depuis des temps très anciens. Pendant des siècles ils ont combattu contre des ennemis communs intérieurs et des envahisseurs étrangers. L’amitié séculaire des peuples ukrainien et russe (…) a été encore renforcée par la victoire de la Grande Révolution d’Octobre (1917). La question du transfert de l’oblast de Crimée à la RSS d’Ukraine est examinée au moment où les peuples de l’Union soviétique célèbrent un événement remarquable, le 300e anniversaire de l’union de l’Ukraine avec la Russie, qui a été un immense facteur de progrès dans le développement politique, économique et culturel des peuples ukrainien et russe. Le transfert de la Crimée à l’Ukraine (…) favorisera la consolidation des liens fraternels entre les peuples ukrainien et russe ». Pour le président du soviet suprême de la RSS d’Ukraine, c’est « un acte amical » et « une aide fraternelle » qui « démontre la confiance et l’amitié sans limite du peuple russe pour le peuple ukrainien. Le peuple ukrainien sait bien qu’être ami du grand peuple russe et de tous les autres peuples de notre pays, cela signifie marcher victorieusement sur la voie tracée par le Parti communiste, la voie de la liberté et du bonheur, celle du communisme ».
Il s’agit ainsi de créer des liens de confiance et d’amitié irréversibles entre les deux peuples et de renforcer l’intégration de l’Ukraine dans l’Union soviétique par des cadeaux territoriaux. Pourquoi seulement en 1954 ? Moscou devait surveiller la Crimée tant qu’elle était peuplée de Tatars suspects de sympathies pour la Turquie. L’obstacle à un transfert à l’Ukraine est levé : leur déportation en 1944 a fait de la Crimée une région quasi totalement slave. Certains en Occident ont aussi supposé à l’époque des raisons militaires (simplifier l’administration de l’armée en rattachant la défense de la Crimée au commandement de Kherson), mais pourquoi seulement dix ans après la guerre ?
A lire également :
Quand l’Ukraine est (presque) partout…
Raisons affichées, raisons cachées : que valent ces arguments ?
Les raisons avancées sont plus pratiques que politiques. La Crimée est éloignée du centre de la Russie, mais la péninsule n’est pas un simple appendice géographique des plaines d’Ukraine. Elle est divisée en deux régions très différentes : la steppe du nord qui continue celle du sud de l’Ukraine (région de Kherson, ex-Tauride du temps des tsars), et les montagnes de la côte qui prolongent la chaîne du Caucase russe. Ce contraste se retrouve dans les différences de climat (le nord continental, le sud méditerranéen), de végétation, et d’activités humaines depuis l’Antiquité (sur le littoral, les comptoirs, les ports, les colonies, le commerce tournés vers la Méditerranée ; au nord, l’élevage par les « peuples des steppes »). La péninsule fut longtemps traversée par une limite de civilisation.
La proximité territoriale et les liaisons terrestres ? À part l’isthme de Perekop (9 km de large), la péninsule est séparée de l’Ukraine par les marais et lagunes de Syvach. Les liaisons (route, chemin de fer, canal) doivent passer par l’isthme ou deux axes franchissant l’eau. Kiev les a coupées après la sécession de la Crimée en 2014. L’occupation des régions de l’ancienne Nouvelle Russie par les Russes en 2022 a créé une large liaison territoriale entre le sud de la Russie et la Crimée. La péninsule de Kertch est toute proche du territoire russe (un détroit de moins de 20 km entre les mers Noire et d’Azov). Le pont de Kertch, qui relie la péninsule à la région caucasienne de la Russie (vieille idée des tsars, de Hitler et de Staline), a été réalisé sous la présidence de Vladimir Poutine en 2018. De plus, depuis la fin du XVIIIe siècle, les bases militaires de Crimée sont le symbole de la puissance navale et terrestre russe.
Il n’y a pas de similarité économique entre la Crimée et l’Ukraine. Après la guerre, la situation dans la péninsule est désastreuse. Elle a été dévastée par les combats entre l’Armée rouge et la Wehrmacht et ses alliés en 1941-1942 et 1944, et dépeuplée par la déportation de la population tatare décidée par Staline le 23 février 1944. Après la guerre, les habitants sont mécontents. Selon le premier président de l’Ukraine en 1991, c’était un fardeau pour la Russie (ce « cadeau » de 1954 n’était qu’une « poupée cassée »). Khrouchtchev pensait inciter les paysans ukrainiens à s’y installer pour la repeupler. Par la suite en effet, la Crimée développe ses relations économiques et logistiques avec l’Ukraine (construction du canal du nord de la Crimée, qui apporte l’eau du Dniepr depuis le barrage de Kakhovka, approvisionnement en électricité, développement de l’agriculture, de l’industrie, et des infrastructures touristiques).
L’argument des affinités culturelles est peu probant. Elles sont bien plus marquées avec la Russie qu’avec l’Ukraine. Jusqu’à l’annexion russe de 1783, la Crimée était une terre d’invasions et de colonisations diverses. Au cours des 250 dernières années, elle a été russifiée. En 1954, la Crimée est plus russe que jamais auparavant (75% de Russes, 25% d’Ukrainiens). Du fait que les Ukrainiens n’y ont jamais été majoritaires et qu’ils s’appuient sur l’antériorité de la minorité tatare, on ne peut déduire que le principe de nationalité puisse être invoqué en faveur du rattachement à l’Ukraine.
Les steppes cosaques
Le traité de 1654, qui concerne les steppes cosaques, n’a rien à voir avec la Crimée, acquise 130 ans plus tard. Concernant l’Ukraine en 1954, l’objectif politique du transfert peut paraître contradictoire. Face au nationalisme ukrainien manifesté durant les deux guerres mondiales, du moins à l’ouest (les « banderistes pronazis »), Khrouchtchev espérait par ce geste lier plus étroitement l’Ukraine à la Russie soviétique. La Crimée ne devint pas plus « ukrainienne » pour autant. Depuis l’Antiquité, elle a une longue histoire d’invasions, de conquêtes et de colonisations, venues par la mer ou par la terre, sources de diversités ethno-culturelles changeantes. La Russie l’a conquise, colonisée et possédée de 1783 à 1954, et contrôlée de fait jusqu’en 1991, période où l’Ukraine n’existait pas en tant qu’État indépendant. De 1954 à 1991, il n’y a pas d’ukrainisation des Criméens. La langue russe domine largement, même chez les Tatars et les Ukrainiens. D’autre part, le transfert augmentait le nombre de Russes en Ukraine de 860000 et celui des Ukrainiens de 268000 seulement (selon le concept stalinien délibéré de république titulaire non homogène du point de vue national mis en œuvre en URSS et dans la Yougoslavie titiste, afin de permettre au pouvoir central fédéral de garder le contrôle sur des républiques fédérées hétérogènes).
Les élites russes de l’époque tsariste, puis les malades, les travailleurs méritants, les Jeunes Pionniers, venaient de toute l’Union soviétique (et même du Tiers Monde pour les jeunes pousses révolutionnaires) y venaient en villégiature, pour s’y refaire une santé, ou pour s’y éduquer. Ce développement renforce l’identité soviétique, mais aussi la composante russe. Au moment de la cession en 1954, les Russes sont trois fois plus nombreux que les Ukrainiens. Au moment de l’annexion de 2014, les Ukrainiens sont 15,7 % de la population de la République autonome de Crimée (67,9 % de Russes). Même après 1991, l’identité de la majorité des Criméens reste donc culturellement russe et politiquement soviétique. C’est la conséquence de l’histoire et du peuplement de la péninsule, liées à la conscience nationale et impériale russe par 170 ans d’appartenance politique et de vie commune (1783-1954) : la conquête, le peuplement et les souvenirs historiques glorieux ou douloureux (fondation de Sébastopol, base stratégique, guerre de Crimée, batailles sanglantes de 1941-1942 et 1943-1944).
A lire également :
En mer Noire, une flotte russe dominante, mais vulnérable
Revendications ukrainiennes
La revendication ukrainienne est de nature différente : ne pouvant s’appuyer sur l’argument ethno-linguistique, elle invoque le droit international qui date de son indépendance en 1991. Le lien historique avec l’Ukraine est faible. Avant 1917, l’État ukrainien n’existe pas. En 1918, sous la République populaire indépendante d’Ukraine, il y a une alliance de quelques semaines avec un gouvernement de Crimée dominé par les Tatars. La base de la conscience nationale ukrainienne actuelle est le territoire de l’État ukrainien hérité de la construction récente réalisée par les bolcheviques en 1921 (RSS d’Ukraine) et étendu à l’ouest par les Soviétiques en 1945. Elle a été stimulée par l’indépendance de 1991, le néonationalisme ukrainien, et le conflit identitaire avec les Russes de l’intérieur du pays et avec la Russie. Les cartes historiques (et même les revendications des nationalistes ukrainiens des années 1917-1920) ne mettent pas la Crimée dans l’État ukrainien. Dans le cadre de l’URSS, elle fait partie de la République socialiste soviétique de Russie de 1921 à 1954, sous la forme d’une république autonome de 1921 à 1946, puis d’un oblast (région) de 1946 à 1954). C’est le « don de Khrouchtchev » en 1954 qui en fait une partie de l’Ukraine. Les Tatars (nomades turcs musulmans conquérants et esclavagistes) ont le privilège de l’ancienneté (XVe siècle) sur les Russes, mais ils étaient déjà devenus minoritaires dans l’Empire russe, par l’émigration. Après la déportation de 1944, ils sont inexistants en Crimée et ils sont restés minoritaires depuis leur retour après 1987. Ils se partagent aujourd’hui entre prorusses et proukrainiens.
Les raisons profondes de la décision de 1954 sont de nature politique : il s’agit d’atténuer le nationalisme ukrainien. En 1920, les bolcheviks victorieux dans la guerre civile abattent l’éphémère et précaire République indépendante d’Ukraine. Ils créent une République socialiste soviétique d’Ukraine (1921) inféodée à Moscou dans le cadre de l’URSS, et lui attribuent des territoires de l’ancienne Nouvelle Russie (Donbass, rives de la mer d’Azov et de la mer Noire), mais pas la péninsule de Crimée, qui reste russe (RSFSR). En 1945, le pouvoir soviétique lui rattache les territoires conquis à l’ouest par l’Armée rouge (Galicie, Transcarpatie, régions nord et sud de la Bessarabie, nord de la Bucovine), et enfin la Crimée en 1954.
En 1944-1946, la Crimée est punie par Staline pour collaboration présumée avec l’occupant allemand pendant la guerre (plutôt un certain non-engagement attentiste face aux deux belligérants). La République socialiste soviétique autonome de Crimée est supprimée et rabaissée au rang de région (oblast) de la Russie soviétique et les Tatars sont déportés (20 % de la population de Crimée, qui de ce fait devient entièrement slave). En 1954, la cession à l’Ukraine se fait dans le cadre intérieur de l’URSS. La ville et la base de Sébastopol continuent de dépendre directement de Moscou, où le PCUS contrôle les PC de toutes les républiques soviétiques, dont ceux de la Russie et de l’Ukraine. S’il a aussi des motivations économiques et logistiques, le transfert est présenté à l’époque comme un geste symbolique pour démontrer et renforcer l’union et l’amitié éternelles des deux peuples frères dans l’Union soviétique.
Durant la phase d’appartenance de la Crimée à l’Ukraine, il n’y a pas de renversement du rapport démographique entre Russes et Ukrainiens (la population ukrainienne augmente peu). La langue russe reste dominante. La péninsule en tire-t-elle des bénéfices économiques ? Son approvisionnement en eau, problème qui handicapait son peuplement et son agriculture, s’améliore par la construction du canal du Nord qui lui apporte les eaux du Dniepr, le grand fleuve de l’Ukraine.
Le transfert de 1954 a été peu ou pas commenté au temps de l’URSS. Il n’a pas été contesté sur le moment, sauf par le premier secrétaire du Parti communiste de Crimée, aussitôt destitué (la Crimée à ce moment n’est plus qu’un oblast de la Russie et la population locale n’est pas consultée). Il est simplement cité en passant, sans commentaire, dans les histoires de l’Ukraine parues à l’Ouest, ou quasiment ignoré dans les médias occidentaux. Et pour cause : à l’époque, on n’imaginait pas un éclatement de l’URSS. Le transfert n’était donc ni un problème politique (le communisme ici comme là), ni un problème national (Russie et Ukraine multiethniques), ni un danger sécuritaire (la défense est soviétique), ni une question internationale (on est entre Soviétiques). Tout change en 1991.
Changement de paradigme et inversion de sens en 1991 : une limite administrative intérieure devient une frontière internationale, un acte d’amitié devient l’enjeu d’un conflit entre deux États.
L’indépendance de l’Ukraine en 1991 et plus encore le tournant prooccidental et antirusse de la « révolution de Maidan » en 2014 font des régions russophones de l’Ukraine (Donbass, Odessa, Crimée) un objet de conflit de plus en plus aigu entre les deux nationalismes ukrainien et russe. La décision de 1954 (le « geste symbolique de Khrouchtchev »), qui avait pour objectif de souder l’Ukraine à la Russie « sous la direction du Parti communiste et du gouvernement soviétiques », est vidée de son sens.
Mais elle est une aubaine pour le gouvernement ukrainien. Lorsqu’en 1991 l’Ukraine devient indépendante, le transfert de 1954 n’est pas remis en cause en droit international. Pour le gouvernement de Kiev, c’est un non-sujet. Ses frontières sont automatiquement reconnues selon ce droit international. Au référendum de décembre 1991, la Crimée (60% de Russes ethniques) a soutenu à 54% (et 57% à Sébastopol) l’indépendance de l’Ukraine en l’état (mais c’est le taux le plus faible de toute l’Ukraine, exprimé à un moment où l’on pouvait encore craindre un retour de dirigeants soviétiques « durs » à Moscou, et où le nationalisme ukrainien antirusse avait moins d’influence qu’en 2014). La Russie de Eltsine a reconnu l’intégrité territoriale de l’Ukraine en décembre 1991, en décembre 1994 (Mémorandum de Budapest signé avec les Anglo-Américains), et en 1997 (traité « d’amitié, de coopération et de partenariat » russo-ukrainien et accord sur la base de Sébastopol, prolongé en 2010), toujours dans l’espoir d’une relation spéciale et amicale. Kiev a investi 100 milliards dans la péninsule, et le président Kravtchouk s’offusque que « maintenant que la poupée cassée est réparée, les Russes la veulent ». Mais en Russie, depuis 1991, la décision de 1954 est commentée et contestée avec passion, puis condamnée et annulée par le parlement de Russie. C’est une des conséquences de la dissolution de l’Union soviétique qui transforme des limites intérieures arbitraires en frontières de droit international, la fameuse « catastrophe » dont a parlé le président russe Vladimir Poutine.
Dès l’indépendance ukrainienne, un conflit émerge entre le gouvernement de Kiev et les autorités de la République autonome de Crimée (statut régional unique dans l’État ukrainien créé en 1992). Déjà, avant même l’éclatement de l’URSS, le 20 janvier 1991, le soviet suprême de Crimée vota à 93% pour le rétablissement d’une république autonome, mais dans une Union soviétique rénovée, et non dans l’Ukraine. En vain : le 12 février, le soviet suprême d’Ukraine rétablit une république autonome dans le cadre de l’Ukraine. Dès l’indépendance en décembre 1991, un conflit émerge entre le gouvernement de Kiev et celui de Simferopol. Un statut d’autonomie (unique en Ukraine) est octroyé à la Crimée en 1992 (sans droit de sécession). À plusieurs reprises, le gouvernement et le parlement de la péninsule réclament plus de souveraineté, des tendances séparatistes réclament l’indépendance de la péninsule et le rattachement à la Russie, alors que monte un courant nationaliste radical en Ukraine, tendant à l’assimilation forcée des régions russophones (loi sur la langue ukrainienne). En 1994 le président de la Crimée promet un retour à la patrie russe. Kiev empêche alors un référendum d’autodétermination (un sondage donne 70% de voix favorables à la sécession). Le gouvernement central de Kiev, poussé par les nationalistes radicaux des régions occidentales, adopte une politique d’ukrainisation forcée (qui affecte toutes les minorités). Une nouvelle constitution (1998) n’accorde qu’une autonomie limitée sous l’autorité du pouvoir central de Kiev. La constitution ukrainienne de 2011 subordonne toute sécession d’une partie du territoire de la république à un référendum à l’échelle nationale, ce qui interdit légalement toute autodétermination à la Crimée.
A écouter également :
Podcast – L’aviation dans la guerre en Ukraine. François Brévot
Problèmes actuels
La poussée d’influence du nationalisme ukrainien stimule les tendances autonomistes et séparatistes russes à Odessa, dans le Donbass et en Crimée. Peu soutenues sous le président russe Eltsine, elles trouvent depuis 1991 l’appui du nationalisme russe et, progressivement, du président Poutine après 2000. Des figures telles que l’ancien président soviétique Gorbatchev et l’écrivain Soljenitsyne appellent au rattachement de la Crimée à la Russie. Dès janvier 1992, le soviet suprême de la Fédération de Russie conteste la constitutionnalité de la décision de Khrouchtchev en 1954, qu’il qualifie de « traître au peuple russe ». Des résolutions de la douma en avril 1992 et mars 1993 réclament la restitution et appellent à la sécession de la Crimée. En juillet 1992, elle proclame Sébastopol « ville russe ».
En 2014, en réaction au changement politique prooccidental à Kiev, qualifié par la Russie de « coup d’État de Maidan », des troupes russes occupent la péninsule, sans grande résistance de la part des troupes de Kiev. Le parlement de Crimée vote dans des conditions controversées pour un référendum sur le rattachement à la Russie. Le 16 mars 2014, la séparation de l’Ukraine et le rattachement à la Russie obtiennent officiellement 96,6% des voix (80% de participation). En 2001, les Russes constituaient 58,5% de la population (67,9 % après l’annexion de 2014), les Ukrainiens 24,4% (15,7%), et les Tatars, en partie revenus depuis 1988, 12,1% (84,1 % en 1785, 12,6 % en 2014).
La Crimée a appartenu 60 ans à l’Ukraine (1954-2014). Soutenue par les Occidentaux, celle-ci condamne le référendum comme illégal (non-constitutionnel), « truqué » (ils contestent les chiffres), et non valide (en raison de « l’occupation russe » et du « blocage de journalistes et d’observateurs de l’OSCE », les observateurs présents étant jugés partiaux), effectué sans l’accord du gouvernement ukrainien, et sans contrôle international. À l’ONU, 100 pays sur 193 condamnent l’annexion, 10 États proches de la Russie la reconnaissent, les autres s’abstiennent ou sont absents. Pour Kiev, la République autonome est une partie inaliénable de l’État ukrainien et l’annexion viole son intégrité territoriale, reconnue en droit international. L’Ukraine coupe les communications et l’approvisionnement de la péninsule en eau et en électricité, désormais totalement dépendante de la Russie (ils furent rétablis en 2022 après la conquête de la région de Kherson). D’autre part, c’est le premier et seul référendum d’autodétermination en Crimée, dont le résultat est accueilli dans l’enthousiasme par les Russes de la péninsule. Cette récupération presque sans coup férir a fait monter en flèche la popularité de Vladimir Poutine dans son pays. La Russie investit massivement dans des infrastructures économiques, touristiques et culturelles du territoire annexé. La population atteint aujourd’hui 2,5 millions d’habitants.
Regains russes
La douma russe vote l’admission de la Crimée (comme entité politique) et de Sébastopol (comme « ville spéciale ») dans la Fédération de Russie. En 2015, la Russie estime que le transfert de la Crimée décidé en 1954 par le Présidium de l’URSS n’était pas constitutionnel (quorum non atteint). L’opinion russe (et des figures comme l’ancien président soviétique Gorbatchev, l’écrivain Soljenitsyne, et le fils de Khrouchtchev) approuve massivement la « réunification » de la Crimée et de la Russie (« un moment de bonheur conforme à la volonté du peuple » selon Gorbatchev). En 2022, l’industriel américain Elon Musk a qualifié la décision de Khrouchtchev de 1954 « d’erreur fatale ». Le 18 mars 2014, le président Poutine déclare « qu’une injustice historique scandaleuse, violation flagrante des normes constitutionnelles de l’époque, a été réparée » et que « La Crimée, mélange unique de cultures et de traditions de différents peuples, ressemble beaucoup à la Grande Russie » qu’elle rejoint. De fait 50 000-60 000 habitants (dont la moitié de Tatars), quittent alors la Crimée. La hantise de la Russie de perdre Sébastopol à la fin du bail en 2042 (peut-être au profit de l’OTAN), et par là sa puissance navale en mer Noire, s’efface.
La situation atypique de la Crimée se reflète actuellement dans les cartes des atlas et des sites internet, où elle est représentée appartenant tantôt à l’Ukraine (en droit), tantôt à la Russie (en réalité), selon l’option des auteurs et les fluctuations sous la pression de l’une ou l’autre partie.
Le gouvernement de Kiev a créé en août 2021 une Plateforme pour la Crimée, qui entretient sa revendication. Il dénonce la militarisation de la région et un afflux de 300000 Russes, et promet une reconquête militaire suivie d’une « chasse aux collaborateurs de la Russie » (ce qui, étant donné la majorité russophile dans la péninsule, équivaudrait à une épuration ethnique). Il revendique un territoire, indépendamment de la population, et s’appuie sur le droit international formel. La Russie, elle, revendique une population, qu’elle a récupérée par des procédés contestés selon le droit international. Quelques personnalités politiques (l’ancien secrétaire d’État américain Kissinger) préconisent un nouveau référendum sous contrôle international sans présence militaire russe, dont Kiev ne veut pas.
La question de Crimée est un exemple du flou (le droit à la sécession n’est ni affirmé, ni interdit) et de la contradiction entre deux principes du droit international (Charte des Nations Unies et Déclaration universelle des droits de l’homme) : celui du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (autodétermination), et celui de l’immuabilité des frontières (intégrité territoriale). Le second est nettement prépondérant dans les faits (mais pas toujours, le rapport de force joue aussi son rôle). La reconquête par l’Ukraine entraînerait un exode ou une expulsion d’une grande partie des Russes : une façon de résoudre la contradiction en faisant rentrer un nouveau peuple criméen dans le cadre territorial de l’État ukrainien reconnu sur le plan international. Il reste que l’origine historique du conflit (la cession de 1954), à côté du droit international et de « l’agression russe » de 2014, fait aussi partie de la question.
A lire également :
L’Ukraine subcarpatique, l’oblast de tous les fantasmes