<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La bombe atomique : usage ou dissuasion ? – Jean-Marc Le Page

12 février 2022

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Photo : La bombe atomique : usage ou dissuasion ? – Jean-Marc Le Page. crédit photo : Unsplash

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La bombe atomique : usage ou dissuasion ? – Jean-Marc Le Page

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Entretien avec Jean-Marc Le Page sur l’histoire de la bombe nucléaire. Extraits issus d’une émission à retrouver sur notre chaine podcast.

 

Jean-Baptiste Noé : On parle encore aujourd’hui de la bombe atomique, mais de manière différente de ce que l’on en parlait dans les années 1950-70. Ce sont ces évolutions que nous allons aborder aujourd’hui. On en parle beaucoup, on en a très peur, pour autant la bombe n’a été utilisée qu’une seule fois. Cette fois n’a-t-elle pas de facto engendré une dissuasion pour la suite, surtout vu que les bombes suivantes ont été encore plus puissantes ?

Jean-Marc Le Page : Oui vous avez raison. Les 6 et 9 août 1945, le président Truman décide d’utiliser la bombe contre le Japon, et cela a une portée symbolique très forte. Lorsque l’utilisation de cette arme est à nouveau évoquée pendant la guerre de Corée, lorsque, le 28 juin 1950, la Corée du Nord bouscule l’armée sud-coréenne et les forces américaines, sous mandat de l’ONU, viennent aider cette dernière, menées par le général MacArthur. Dès novembre, les forces de l’ONU étant en mauvaise posture, ce dernier demande la possibilité d’utiliser cette arme. C’est un moment clé dans l’histoire de la bombe : ce général auréolé au sortir de la Seconde Guerre mondiale souhaite l’utiliser, comme une superbombe conventionnelle, donnant lieu à une levée de boucliers de Truman et de son administration. En décembre, dans une conférence de presse, Truman est ambigu sur la possibilité de s’en servir. C’est la cristallisation du tabou : c’est une arme qu’on ne peut pas utiliser. Il y a là une forme de dissuasion, mais c’est aussi devenu une arme politique, clairement. Dès 1948, Truman avait déployé des B-29 avec des bombes non montées en Angleterre, au moment de la crise de Berlin. Sous Eisenhower, la politique du new look veut qu’on puisse utiliser l’arme nucléaire. Dans les années 1950, il y a un hiatus entre l’administration Truman pour qui l’arme nucléaire est une arme politique et des militaires qui sont entre-deux, pensant à une superbombe à utiliser avec prudence.

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JBN : C’est très curieux d’avoir une arme dont on ne sert pas, mais qu’il faut posséder et dont il faut rappeler qu’on peut s’en servir… On est sur le fil du rasoir.

JMLP : On ne dit pas qu’on ne s’en sert pas. On dit qu’on ne s’en sert pas en premier. Toute la question est celle de « quand pourrait-on s’en servir ? », « si vous allez trop loin, on n’hésitera pas à s’en servir ». Lors de la guerre civile chinoise, les Américains se montrent comme un bouclier de la Chine nationaliste en déployant la flotte face à la Chine, pour montrer que c’est du sérieux. Mais c’est la posture, il faut être suffisamment convaincant pour ne pas avoir à l’utiliser, tout en rappelant qu’on est prêts à le faire. C’est la logique de dissuasion jusqu’à nos jours. On est prêt à l’utiliser, mais seulement si.

JBN : La difficulté de définir la ligne rouge, parce qu’il faut qu’elle soit suffisamment loin pour qu’on ne l’utilise pas, mais suffisamment proche pour qu’on puisse malgré tout l’utiliser, et il faut l’utiliser réellement le jour où elle est franchie… N’est-on pas plutôt dans le domaine de la diplomatie et de l’intoxication que dans le domaine strictement militaire ?

JMLP : C’est une arme diplomatique et politique par définition, avec une implication militaire derrière. La définition de la ligne rouge est « si les intérêts vitaux de la nation sont menacés, nous l’utiliserons », mais c’est une ligne de crête, plus ou moins claire. On a une ligne plus ou moins profonde. Le porte-avions est également une arme politique. Dans un éventuel conflit entre États-Unis et RPC où la RPC coulerait un porte-avions des États-Unis, que feraient ceux-ci ? Serait-ce un intérêt vital ? Il faut voir avec l’opinion publique. Les militaires n’ont pas la main sur cette arme.

JBN : C’est une arme qui a aussi beaucoup évolué depuis Hiroshima. Elle est plus puissante et sur le plan technique ce n’est plus la même chose…

JMLP : Elle est plus puissante, miniaturisée, les vecteurs ont été modifiés, il y a une évolution technologique de cette arme qui la rend d’autant plus dangereuse.

JBN : Vous parlez de la guerre d’Indochine, où l’armée française a envisagé de s’en servir, à Diên Biên Phu…

JMLP : Oui et non. Le général Navarre qui dirige les opérations ne l’envisage pas du tout. Il a été question de bombarder les arrières du Vietminh. John Foster Dulles aurait proposé, le conditionnel est de mise, au ministre des Affaires étrangères françaises, de lui donner deux bombes atomiques. Ça n’a jamais été plus qu’une proposition. S’il y avait des manœuvres, c’était en théorie. On a préparé le « plan Vautour » de bombardements massifs sur les arrières du Vietminh, mais je pense que c’était surtout un message à destination de la Chine et de l’URSS, soutiens de la République démocratique du Vietnam. Dans les faits, leur utilisation n’aurait rien changé à la situation du camp retranché vu la morphologie du terrain, une vallée, comme en Corée.

JBN : En 1954, la France ne possède pas par elle-même l’arme nucléaire. Ça aussi ça a été un enjeu, de posséder l’arme nucléaire, d’entrer dans le cercle fermé de ceux qui l’ont, et donc ensuite la prolifération et les degrés, les traités qui ont essayé d’y mettre un terme…

JMLP : Posséder l’arme nucléaire c’est rentrer dans le club. Le premier essai français a lieu en 1960 à Reggane en Algérie. Le programme nucléaire français est véritablement lancé sous la IVe République, autour de l’affaire de Suez en particulier : il y a continuité entre IVe et Ve Républiques sur ce point. En 1964, la Chine s’y met. Le traité de non-prolifération de 1968 fait suite au traité d’interdiction des essais nucléaires en 1963, non signé par la France dans un premier temps. Les prémisses en sont posées dès 1958, sous l’initiative de Khrouchtchev, c’est une histoire assez longue. En 1968, il y a 5 puissances nucléaires qui sont les membres du Conseil de Sécurité. On a pris conscience des risques que pourrait entraîner cette arme entre de mauvaises mains.

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JBN : Il y a le cas de la crise des missiles de Cuba de 1962. La ligne rouge a presque été franchie pour le coup. Cuba étant transformé en porte-avions nucléaire rivé sur les États-Unis, le bras de fer est extrêmement tendu…

JMPL : Je pense qu’aucun des deux ne voulait l’utiliser. Lorsque Khrouchtchev décide en avril 1962 de déplacer ses armes nucléaires sur le sol cubain, c’est pour faire comme les États-Unis en Turquie. C’est un bras de fer diplomatique où aucun des deux ne veut s’en servir, mais à coup sûr ça aurait pu déraper. Cependant, les incidents ont été assez nombreux, avec le sous-marin russe prêt à s’armer pour détruire un porte-avions américain… Kennedy a mis le holà. Le politique a repris la main. Est-ce qu’on a été à deux doigts de la troisième guerre mondiale à Cuba ? Vu que les deux chefs y étaient opposés, je ne le pense pas.

JBN : Concernant la bombe atomique, on a l’impression qu’il y a quatre acteurs : le militaire, le politique, l’opinion publique et le scientifique : il faut que les industries, les ingénieurs nucléaires puissent améliorer leurs bombes ce qui suppose de l’espionnage et une compétition…

JMPL : Oui, les deux se marquent à la culotte. La question de l’espionnage atomique est particulièrement sensible au début de l’aventure nucléaire, lorsque l’URSS se dote de la bombe en 1949. On a souvent dit que c’était grâce aux espions, Klaus Fuchs et les Rosenberg, qui auraient permis à l’URSS de gagner quelques années. En fait, ce n’est pas vrai. Ce qui a donné cette opinion-là ce sont les propos du général Groves, patron du projet Manhattan, selon qui l’URSS avait « 15 ans de retard », or les Soviétiques ont eu leur bombe seulement quatre ans plus tard, donc on a trouvé une explication qu’est l’espionnage atomique. Ils ont certes gagné un peu de temps, mais pas une décennie, leurs scientifiques sont de bon niveau et ils ont simplement pu valider des hypothèses, rien d’autre. Il y a une compétition sur la puissance (atomique puis hydrogène), sur les vecteurs (la conquête spatiale joue son rôle), et les moyens les plus avancés sont mis. Les Américains sont plus efficaces sur les vecteurs, la précision et la miniaturisation.

JBN : Dans les années 1980, des traités sont signés non seulement pour cesser la prolifération, mais aussi pour réduire l’arsenal nucléaire, il y a le traité entre Reagan et Gorbatchev …

JMLP : Ces traités de limitation sont SALT (1972), SALT II (1979) et Start (1991). Le tournant reste 1985, après des années 1970 de véritable détente. Le contexte de guerre froide voit l’URSS profiter du retrait américain pour s’imposer. Puis avec Reagan, « America is back » signe le retour de la guerre froide, la guerre fraîche, avec le nombre maximum d’armes nucléaires au début des années 1980. 1983 est un tournant, notamment pour Reagan : le téléfilm Le jour d’après montre les conséquences d’une explosion nucléaire sur les États-Unis, il a été vu par 100 millions d’Américains, dont Ronald Reagan à qui on présentait par ailleurs les plans de bombardement de l’URSS, il serait sorti de la salle en disant qu’il fallait être cinglé pour faire de tels calculs. Quelque chose se cristallise dans les deux camps, Reagan n’est pas un fanatique de l’arme nucléaire et Gorbatchev aide, aussi on commence à dénucléariser. La fin de la guerre froide commence en 1987 avec ce premier accord de désarmement, puisque la guerre froide se caractérise par la course aux armements. Cela donne lieu à la chute de l’URSS.

JBN : On parle beaucoup de l’Iran sans vraiment savoir de quoi on parle. Pourquoi tient-elle tant à avoir l’arme nucléaire ? Est-ce un péché d’orgueil des mollahs ? Est-ce nécessaire à leur sécurité ? Ne se perdraient-ils pas à développer quelque chose de si coûteux ?

JMLP : La question est complexe. Le rapport de l’Iran avec le nucléaire est ancien. Il a commencé avec le programme nucléaire civil du Shah, avant qu’arrivent les islamistes au pouvoir en 1979 qui met un terme à la collaboration avec l’occident. Arrive la guerre Iran-Irak, où cette dernière use d’armes chimiques : Khomeini relance le programme, à des fins de dissuasion, de protection du régime. Quels sont donc les objectifs ? Pérenniser le régime ? Arme de dissuasion, contrebalancer la puissance d’Israël ou d’Arabie Saoudite et devenir une puissance régionale. Un certain nombre d’observateurs néoconservateurs sont convaincus que l’Iran veut l’arme, dans les années 1990, puis particulièrement sous Ahmadinejad. Mais la fatwa de l’ayatollah Khamenei disant que l’islam interdisait à un État de se doter de cette arme montre que c’est plus complexe… C’est un moyen de pression pour obtenir des gains politiques, clairement, à la nord-coréenne. Quand est signé l’accord international, on voit que c’est un moyen de négociation avant tout, mais Trump et Netanyahu ont crié au mensonge, disant que l’Iran relancera son programme quand il aura obtenu ses gains… Il y a deux points de vue, ce n’est pas évident.

JBN : Dans le cas du Cachemire, Pakistan et Inde ont tous deux l’arme nucléaire. Il pourrait potentiellement y avoir un conflit, mais c’est une configuration type guerre froide US/URSS et l’arme n’est pas du tout intéressée…

JMLP : C’est le plus bel exemple de l’efficacité de la dissuasion, avec la Corée du Nord. L’Inde a l’arme depuis 1974, puis quand le Pakistan l’obtient il y a une course aux armements dans le sous-continent, et on voit dans le cas du Cachemire qu’on sait jusqu’où ne pas aller. On tombe sur le paradoxe selon lequel les armes nucléaires permettent d’éviter une confrontation majeure aux États dotés, mais n’empêche pas les conflits de basse intensité, dont se sert le Pakistan pour récupérer le Cachemire. Il y a une ligne rouge, qu’aucun des deux États ne se sent pas prêt à franchir. On se bat pour le Cachemire, mais on ne veut pas aller jusqu’à l’apocalypse nucléaire.

JBN : Le cas des accidents nucléaires, et notamment des sous-marins perdus et des problèmes avec des avions, la bombe perdue au fond des océans… C’est problématique pour l’information, des puissances cachent ces incidents pour ne pas montrer de faiblesses…

JMLP : Oui, face à l’ennemi comme aux opposants à l’armement nucléaire. Dans les années 1950 à 1970, c’est fréquent, des bombes tombent avec leurs avions. On a pas mal d’informations concernant les États-Unis, mais la France semble y avoir pas mal échappé. C’est relativement bien documenté dès le départ, c’est difficile à cacher. Mais pour l’URSS/Russie et la Chine, on en sait peu. Si on cache quelque chose, c’est surtout pour éviter de donner du grain à moudre aux opposants à la bombe. A priori, on a quand même de moins en moins de ces accidents, l’arme est sécurisée. Elles ont été brûlées, frappées par la foudre, tombées dans l’océan, mais n’ont pas explosé pour autant. L’un des composants est un explosif permettant de déclencher la réaction, donc seule la matière fissile se propage alors.

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