Lire La Billebaude, c’est redécouvrir notre terroir, nos traditions et nos coutumes. Henri Vincenot nous emmène voyager, au rythme d’un discours lyrique et poétique, dans la campagne de nos ancêtres et les villages de son enfance.
Conteur connu, formidable aussi bien qu’incarné, Henri Vincenot n’en est pas à son coup d’essai lorsqu’il publie, en 1978, après La Pie saoûle ou Le Pape des escargots, La Billebaude et qu’il mérite par cette autobiographie – autofiction ? – rêvée et atypique son plus grand succès.
Ce « roman » que d’aucuns nomment du terroir mérite son succès tant par la vis comica onirique – qui fait tant penser à Pagnol et à ses « gloires d’enfance » ! – qu’il met en branle avec délicatesse et profondeur, que par la forte évocation poétique et lyrique qu’il renferme : « La vallée est comme une profonde conque verte d’herbes et d’arbres emmêlés. Les pâturages montent raide jusqu’aux petites falaises claires qui marquent le rebord de la montagne, ourlée du revers mystérieux des bois de taillis. »
Le lecteur qui l’a lu, le lira ou le relirait ne pouvait ou ne pourra qu’être touché par son pittoresque vrai, rural, humain, à mille lieux du poussif misérabilisme zolien de La Terre que le jeune narrateur de La Billebaude juge avec mépris : « Il avait exprimé tout bêtement ce que je ressentais moi-même : c’était de la littérature sale. Et même ce que Zola dépeignait était faux. Pour nous, c’était des menteries, des menteries sales. » Ce roman généreux est celui d’un jeune homme brillant qui rend hommage à la terre qu’il n’a quittée qu’avec regret, mais qu’il se jure de retrouver, après avoir réussi son « bachot », pour des études à HEC. « Il y avait eu la faucheuse mécanique, puis l’automobile, puis la péniche à moteur. La quatrième catastrophe (jamais trois sans quatre), ce fut le certificat d’études où je fus reçu le premier du canton. »
Il rend hommage aussi à sa mère, toujours pudiquement évoquée, à son grand-père surtout, le vieux et irascible, mais profondément sensible Tremblot toujours « illustre » ou « Vieux », aux femmes de sa vie – ses multiples grands-mères aux remèdes magiques et la petite, triste, mais jolie Kiaire – ainsi qu’à la vie féconde par coutume aventureuse et giboyeuse – où l’on chasse à la billebaude – des campagnes d’antan où s’entrecroisent les truculences de personnages hauts en couleur.
Ce roman, comme ceux de Lampedusa ou de Zweig avant lui, est le roman de la fin d’un monde. Le monde aujourd’hui révolu d’une campagne française fruste et sans doute dure, mais belle ; d’une campagne française victime de l’exode rural et de la mécanisation naissante qui, à jamais, transforma, pour ne plus y revenir, le visage de ces paysages alors habités de souvenirs gaulois, catholiques, mais aussi sorciers – à présent disparus.
La Billebaude est le roman d’un monde en plein déclin, le nôtre alors, parce qu’il voit la fin des compagnonnages, confréries secrètes, mais avides de faire un travail gratuit, sans trace et sans « horloge pointeuse » : « Oui braves gens : à l’avant-garde du progrès et techniques de pointe en matière de gestion des entreprises, d’économie et de sociologie, l’École des Hautes Études commerciales donnait dès cette époque l’exemple, en imposant aux admirables élites estudiantines, aux futurs dirigeants de la société rationnelle, standardisée, technocratique et totalitaire en pleine gestation en Europe, cet avilissement quatre fois quotidien, cette abjecte génuflexion devant la machine. Ce mouchard impavide ridiculisait tout simplement ce que le Compagnon-fini avait de plus noble et de plus efficace : la Conscience et le libre arbitre. » On l’aura compris, c’est un roman de la fin d’un monde de traditions où ceux qui l’habitent sont un seul corps, pour lesquels la géographie des vallées a un sens comme la langue et pour lesquels l’église du village est un repère bien droit avec lequel on joue, bien avant les spéculations financières modernes, les informations désincarnées et lointaines, le bruit des moteurs fous, les bourgeoises porcelaines et les cafés vides de monde – ce monde, en somme, d’avant la « Grande Nasse de l’expansion industrielle ».
La Billebaude décidément est le roman d’un paysage géopolitique français désormais perdu, mais qui peut être revécu par le rêve pour ne pas être mort – une autre fois – avec ses disgrâces et ses grâces, ses souffrances et ses joies simples : « Le sort en était jeté !, conclut le narrateur, C’était le commencement d’un nouvel âge pour le vieux pays. »