<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La Bavière, un autre esprit du capitalisme

23 novembre 2023

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La Bavière, un autre esprit du capitalisme

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Heureux Bavarois ! À voir dans ce beau pays à l’économie florissante (ni chômage -3,1 % en 2022, ni dette -3 % du PIB, ni déserts médicaux…) le semis de chalets aux balcons fleuris, les processions de la Fête-Dieu ou les Marienplatz au centre de chaque ville, il semble qu’il n’ait pas changé depuis des siècles. Ce serait oublier que ce Land, grande puissance économique en plein essor1 , compte 1,2 M d’emplois industriels, abrite des firmes mondiales et une nuée de PMI high-tech. Dans la métropole cosmopolite de Munich (1,59 M hbts) aux 908 000 emplois et 55 000 chercheurs, il se vend 10 berlines de luxe2 chaque jour. Les origines de cette « insolente prospérité » dont parlait un ministre français en visite à Munich sont multiples et lointaines. 

D’abord, la Bavière est un État. Et même l’un des plus anciens d’Europe, émergeant, au vie siècle, de la Rhétie, province romaine. Duché en 540, puis Électorat, Royaume, République, enfin Land fédéré, elle est dotée depuis longtemps de tous les attributs de la souveraineté : Constitution, gouvernement, Parlement, administration, diplomatie, budget, armée. Elle a opposé pendant des siècles une résistance vigoureuse à toute tentative d’absorption dans un ensemble plus vaste et survécu aux multiples recompositions territoriales du continent. La géographie a en effet assigné à ce quadrilatère enclavé dans son encadrement montagneux (Alpes, massif de Bohême, Jura souabe) et traversé par le Danube qui n’en fait pas l’unité, une position géopolitique inconfortable aux frontières des grandes puissances voisines : Autriche-Hongrie, Prusse et France. La Bavière a parfois perdu quelque autonomie : quand Charlemagne absorbe le duché de Tassilon III (788), quand l’Autriche -Hongrie occupe le pays après la défaite de Maximilien II Emmanuel à Höchstädt (1704), quand la Prusse unifie sous sa coupe le monde germanique (1871) ; elle disparaît même dans le IIIe Reich (1934). Mais à chaque fois, elle préserve son intégrité territoriale (acquise dès la loi de primogéniture de 1506) et une parcelle des « droits réservés » qui entretiennent la flamme patriotique. En 1945, l’État renaît sur ces bases avec l’appui américain.

Un pays et un peuple

La Bavière, c’est aussi un peuple. Son origine reste controversée ; à l’explication par les Stämme3, les historiens préfèrent l’idée d’un creuset où se sont mélangés au noyau celto-romain de multiples peuples (Alamans, Avars, Ostrogoth, Francs…). L’évangélisation cimente cet ensemble hétérogène, sous l’action de moines comme saint Boniface (viiie siècle). La Bavaria Sancta se couvre de monastères et d’églises, mais aussi d’écoles et d’hôpitaux, et le catholicisme en forge peu à peu l’identité. Celle-ci est suffisamment forte pour résister à la Réforme ; n’est-ce pas à Augsbourg qu’est signée la paix religieuse de 1555 organisant la coexistence pacifique avec les protestants pendant près d’un siècle ? Plus indépendante de l’État que l’Église protestante – simple rouage du mécanisme administratif –, l’Église catholique devient une force à part entière, jusqu’à nos jours. Cet ordre social et culturel millénaire a résisté à tout : « Notre Bavière est belle parce que la foi a réveillé ses meilleures forces » disait J. Ratzinger (pape Benoît XVI). 

Un État et un peuple. Il fallait aussi, pour mettre en œuvre et stabiliser ces forces, la qualité des dirigeants et la continuité de leur action. Par chance, la Bavière abrita une des plus vieilles dynasties d’Europe, les Wittelsbach. Régnant de 1180 à 1918, ils ont rivalisé avec les Hohenzollern et les Habsbourg, et étendu, par les ramifications familiales, leur influence à toute l’Europe. Des Wittelsbach ont régné en Brandebourg, Bohême, Suède, Danemark, sur le Saint Empire et même la France, après le mariage d’Isabeau de Bavière avec Charles VI. Mais surtout, ils ont tous contribué à la modernisation progressive du pays, par la réforme, le dotant d’une Constitution libérale (1818), d’une administration centralisée, de fonctionnaires indépendants et compétents sur le modèle français – grâce au ministre M.J. de Montgelas –, de finances saines (ruinées par Napoléon), puis d’une industrie. Au passage, la Bavière s’agrandit en 1803 et 1815 de la Souabe et de la Franconie protestantes, devenant ainsi un État industriel et pluriconfessionnel. On mesure le chemin parcouru par un pays quand plusieurs dirigeants de qualité mènent en continu leur action : ainsi, pendant cinquante-huit années consécutives, avec Maximilien Ier Joseph, Louis Ier et Maximilien II Joseph entre 1806 et 1864, ou pendant vingt-six ans (1962-1988) avec les ministres-présidents A. Goppel et F-J. Strauss. 

Questions démographiques 

L’heureuse conjonction de ces facteurs (continuité de l’État territorial, cohérence d’un peuple, valeur des dirigeants) façonne la Bavière. Ajoutons un point : l’apport continuel de sang neuf par les migrations. Repeuplement de la région ravagée par la guerre de Trente Ans par 100 000 colons venus de Bohême et du Tyrol, afflux de huguenots après la révocation de l’édit de Nantes, puis les vagues successives après 1945 : 1,854 M d’expulsés (Vertriebene) des Sudètes et d’Europe centrale fournissent une main-d’œuvre qualifiée s’intégrant rapidement ; 200 000 Allemands de l’Est fuyant la zone d’occupation soviétique puis la RDA, comme nombre d’industriels, dont Siemens ; 640 000 Aussiedler4, puis les 100 000 réfugiés des guerres de Yougoslavie (1992-95), les 150 000 Syriens, Afghans et Irakiens (2015-16), et les 150 000 Ukrainiens en 2022, davantage que dans la France entière ! L’intégration de ces populations hétérogènes est une tâche immense, coûteuse, quasi impossible ; mais peu à peu, la « machine » allemande digère cet afflux qui vient compenser, en partie, le déficit naturel et le manque de main-d’œuvre. Ainsi la Bavière passe de 9,5 M hbts en 1950 à 13,4 M en 2023.

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La Bavière est rétablie en tant qu’État libre (Freistaat) en 1945 par l’occupant américain. Sa Constitution du 2 décembre 1946 marque le retour à l’ordre démocratique, après la tourmente nazie. Imprégnée de l’esprit des Constitutions américaine, helvétique, et de Weimar, elle est rédigée conjointement par le SPD et la CSU (créée à ce moment). Son préambule marque la volonté de renouer avec les traditions chrétienne, populaire et sociale de la région ; le mot « patrie » y est souvent mentionné, tout comme dans l’hymne national. Là prend place la marque de la CSU, parti bien distinct de la CDU, opposant son aspect social (Christliche Soziale Union – CSU) à la qualité démocratique (Christlich Demokratische Union – CDU) du parti héritier du Zentrum. Dans la reconstruction, l’accent mis sur les valeurs (famille, éducation, engagement, travail, protection des modestes) inspire, aujourd’hui encore toute la politique sociale et économique du Land : n’a-t-il pas dépensé 22,6 Mds € pour la famille et l’enfance depuis 2014 ? Il soutient l’agriculture familiale et les PME (art. 153 de la Constitution), la qualité de l’enseignement (la Bavière arrive en tête en Allemagne pour les résultats des enquêtes PISA), mène une active politique du logement (1 Md €/an) : aujourd’hui 51,4 % des Bavarois sont propriétaires de leur logement ; une famille de deux enfants dispose en moyenne d’un logement de 128 m2 pour un loyer moindre qu’en France, à situation comparable. Selon l’article 106, « il incombe à l’État et aux communes de promouvoir la construction de logements sociaux bon marché ». Ce faisant, la Bavière échappe à cette « capture de la démocratie » par le pouvoir économique, dont parlent G. Stigler et A. Supiot : un gouvernement efficace doit se tenir au plus près des aspirations du peuple. Fière de sa Constitution, la Bavière, rêvant d’indépendance, refuse le 20 mai 1949 la « Constitution de Bonn » (101 non, 64 oui), avant de l’adopter et d’intégrer la RFA. 

Géant industriel

La force économique bavaroise, fruit d’une longue patience, tient au savant équilibre entre puissance publique et dynamique privée, État-providence et responsabilité individuelle, capitalisme familial et mondial, PME et firmes géantes, tradition et modernité ; à la préservation de la paix sociale, à la protection du monde rural dans un Land hautement industrialisé ; à la qualité des services, à l’heureuse répartition spatiale des hommes et des activités : il n’y a ni désert économique ni « diagonale du vide » dans cette région pourtant vaste (70 541 km2). Même les Kreis montagnards reculés proches du massif de Bohême sont industrialisés, grâce à une disposition constitutionnelle (art. 154), elle-même inspirée de la volonté du BVP5 dans les années 1930, d’encourager une industrie « enracinée » dans les territoires. Le monde rural est soutenu à bout de bras ; les agriculteurs-éleveurs bénéficient de revenus corrects, combinant activité agricole, production de biogaz (2 700 installations contre 1 075 en France), tourisme à la ferme, emploi du conjoint dans la ville voisine et subventions multiples (3,85 Mds € d’aides européennes, fédérales et régionales en 2022). Pas de suicide dans le monde paysan bavarois ! La population est répartie régulièrement dans d’innombrables bourgs, toujours proches d’une grande ville motrice : six habitants sur dix vivent dans des communes de moins de 10 000 hbts, bien pourvues en services publics. Les budgets publics colossaux (plus de 120 Mds € déversés sur le territoire chaque année par le Land et les communes) sont alimentés par l’activité économique internationale, elle-même largement promue par le pouvoir dès 1945. Les fleurons industriels (Siemens, BMW, Audi, MAN, Linde) ou de l’assurance (Allianz, München Re) sont des firmes bavaroises d’envergure mondiale, ayant leur siège sur place, y compris dans de petites villes. Voici Herzogenaurauch, ville aisée de 24 068 hbts et 24 450 emplois, grâce à Adidas, Puma, Schaeffler (leader européen des roulements). On y trouve 35 médecins libéraux, un hôpital, 13 crèches, deux piscines, un golf. Plus de 200 firmes familiales (cumulant 311 Mds € de chiffre d’affaires) vivifient ainsi 131 villes dans tout le Land. En 2019, le gouvernement lance son « Agenda high-tech », une offensive technologique injectant 3,5 Mds € dans les secteurs de pointe (robotique, IA…) au profit de l’industrie et des universités où 1 000 chaires nouvelles sont créées. Il attire en plein cœur de Munich les centres de recherche d’IBM (1 000 ingénieurs), Apple (3 000), Google (1 000), Microsoft, Huawei, etc. 

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Dans le ciel blanc-bleu de l’Arcadie germanique, quelques nuages cependant. Sur le plan institutionnel, l’originalité bavaroise s’estompe peu à peu, la Constitution régionale s’effaçant devant le droit fédéral, lui-même recouvert par le droit européen. La mutation rapide du peuplement défie la cohésion sociale : le nombre d’étrangers a bondi de 1,13 M (2012) à 2,07 M (2023). L’assise chrétienne s’effrite : 70 % de la population se déclarait catholique en 1970, 50 % aujourd’hui, les « sorties » s’accélérant, tandis que le nombre de musulmans augmente rapidement (environ 800 000). Comme ailleurs, à l’érosion des valeurs traditionnelles s’ajoute l’émergence de nouvelles tendances (écologie, universalisme, repli identitaire…), le global absorbant peu à peu le local ; d’où sans doute ce regain d’intérêt pour les dialectes bavarois (il y en a 60 !), le port des costumes traditionnels ou la réaffirmation du sentiment d’appartenance (89 % des habitants, et même 69 % des étrangers, se reconnaissent dans la formule Hier ist meine Heimat « Ici, c’est chez moi »). Victime de ces évolutions, la toute-puissante CSU perd de son pouvoir d’intégration politique : face à 18 partis, elle subit aux élections régionales de 2018 un sévère recul avec 37,25 % des voix, au profit des Verts et de l’AfD. Dernière inquiétude : l’ébranlement du modèle économique local (et allemand) trop dépendant de la Chine, des États-Unis et de la filière automobile (12 % du PIB régional).

Belle revanche cependant ! Le PIB/hbt inférieur de huit points à la moyenne nationale en 1970 la dépasse de 18,4 points en 2022. La riche et calme Bavière, longtemps méprisée par Berlin et la presse luthérienne, avec ses paysans qualifiés de « bêtes à voter entre les mains de vicaires », vient aujourd’hui en aide aux Länder protestants du nord ! Elle pourrait même servir d’exemple à la France, qui fut pourtant son modèle aux xviiie et xixe siècles.

1 De 2000 à 2022, le PIB/hbt a progressé de 15,6 % en France, 24,6 % en Allemagne et 62,4 % en Bavière.

2 Audi A8, Mercedes classe S, BMW 6 et 7.

3 Stamm : groupe ethnique plus ou moins homogène, formant une entité sociale et culturelle, à la base du peuplement germanique. On dénombrerait sept Stämme : Alamans, Francs, Bas-Saxons, Frisons, Hessois, Thuringeois et Bavarois.

4 Aussiedler : personne de souche allemande, issue des courants d’émigration anciens vers la Russie et l’Europe centrale, du Moyen Âge au xviiie siècle, et qui choisit de résider en RFA après 1945, en y obtenant la nationalité allemande.

5 BVP : Bayeriche Volkspartei, créé le 12 novembre 1918. Parti catholique, rural, implanté surtout en Haute-Bavière, base de la CSU en 1945, laquelle englobe aussi d’autres petits partis.

 

À propos de l’auteur
Jean-Marc Holz

Jean-Marc Holz

Jean-Marc Holz est agrégé de géographie, docteur ès sciences économiques, docteur d'Etat ès lettres. Il a enseigné aux universités de Franche-Comté (Besançon) et de Perpignan, comme professeur des universités.

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