À Gaugamèles (331), Alexandre impose sa puissance et prend le contrôle d’un immense empire. Après cette victoire militaire, le projet politique d’Alexandre peut se déployer.
Article paru dans le numéro 50 de mars 2024 – Sahel. Le temps des transitions.
En 334, Alexandre passe d’Europe en Asie. Au Granique, il défait les Satrapes d’Asie Mineure. À Milet, il décide l’audacieux licenciement de la flotte : il choisit d’occuper les places maritimes de l’Asie occidentale pour, depuis la terre, mettre fin à la suprématie maritime des Perses. Il s’attaque ensuite à Halicarnasse défendue par Memnon de Rhodes. Maître de la Carie et vainqueur des Pisidiens, Alexandre est arrêté à la chaîne du Taurus. Il remonte alors vers la Phrygie, et, après avoir tranché le nœud gordien, franchit les Portes de Cilicie. Il défait Darius à Issos, en 333. Tyr, qui ferme ses portes, est prise au bout d’un siège de sept mois. Poursuivant l’exécution de son plan pensé à Milet, il se porte vers l’Égypte et fonde Alexandrie. Les provinces maritimes de la Perse sont soumises. La stratégie d’Alexandre consistant à vaincre la mer depuis la terre a réussi.
Il peut s’enfoncer à l’intérieur de l’empire.
Il franchit l’Euphrate à Thapsaque…
Avant la bataille
Le 1er octobre 331, près des ruines de l’ancienne Ninive, l’armée du Grand Roi campe à Gaugamèles, à environ 600 stades d’Arbèles, sur un terrain absolument plat. Les Perses ont fait égaliser le sol pour les évolutions des chars et les mouvements de cavalerie : Darius le sait, il a eu le dessous à Issos, en Cilicie, à cause de l’exiguïté des lieux.
Les Barbares, qui craignent une attaque macédonienne, restent toute la nuit, en formation de combat. Pour Arrien, cette attente prolongée, sous les armes, avec la peur maîtresse de leur esprit, leur fut particulièrement néfaste.
La plaine est illuminée par les feux des Barbares, et un tumulte semblable à celui d’une mer immense gronde depuis leur camp, frappant d’étonnement les plus vieux des Hétaires et Parménion.
Alexandre ne suit pas les conseils du vieux stratège qui voulait attaquer la nuit parce qu’il serait aisé de les défaire par la surprise et à la faveur des ténèbres.
Au contraire, il donne l’ordre d’aller prendre du repos.
Il ne veut pas « dérober à la victoire ».
Alexandre a fait venir Aristandros de Telmessos pour des sacrifices secrets. Il immole des victimes à Phobos, le dieu de l’Épouvante, honore Zeus, Athéna et la Victoire. Il se couche sous sa tente pour reposer le reste de la nuit, et dort, contre sa coutume, du sommeil le plus profond.
Le lendemain, au point du jour, ses stratèges sont fort surpris de le trouver toujours endormi. Enfin, comme le temps presse, Parménion entre et, s’approchant du lit d’Alexandre, l’appelle deux ou trois fois par son nom. Après l’avoir tiré de son sommeil, il lui demande comment il peut dormir comme s’il était déjà vainqueur, et non comme quelqu’un sur le point de livrer la plus grande de ses batailles.
Alexandre lui dit : « Comment ? et ne te semble-t-il pas que nous ayons déjà vaincu, étant hors de peine d’aller courir çà et là après Darius par un pays infini et détruit, comme il nous eût fallu faire s’il eût voulu fuir la lice et gâter toujours le pays devant nous ? » [1]
Dans la version de Diodore de Sicile, Alexandre affirme que Darius « l’avait libéré de toute inquiétude en concentrant ses forces au même endroit »[2].
Chez Quinte-Curce, Alexandre répond à Parménion qu’il n’était pas maître de lui quand Darius brûlait et saccageait la terre. Maintenant, il n’a plus rien à craindre car son adversaire est décidé à se battre : « Par Hercule, il a réalisé mon désir ! » [3]
Edmond Jurien de la Gravière évoque, dans Les Campagnes d’Alexandre, ce moment particulier avant la bataille de Gaugamèles qui a fasciné Napoléon Bonaparte :
« L’aube avait depuis longtemps paru qu’Alexandre dormait encore d’un sommeil profond. Il n’y a pas là, nous dit Napoléon, qui savait dormir aussi bien que veiller, matière à étonnement. L’Empereur peut avoir le droit de ne pas s’étonner ; je n’admettrais pas que les capitaines de second ordre se permissent de trouver la chose aussi simple. Dormir paisiblement et dormir à propos ! mais c’est ce qu’il y a de plus difficile à la guerre ! Le temps cependant pressait : les troupes, debout dès l’aurore, avaient pris leur repas ; Alexandre seul pouvait les mettre en mouvement. Parménion se charge d’aller éveiller le roi. Il fait grand jour, lui dit-il, et l’armée impatiente réclame ta présence. Alexandre, lui aussi, était impatient de vaincre ; seulement il savait, quand il s’est abandonné au sommeil, que la victoire ne pouvait plus désormais lui échapper. S’il eût conservé à cet égard quelques doutes, toute sa force d’âme ne lui aurait pas procuré le repos, et Parménion n’eût pas eu besoin de l’appeler trois fois par son nom. Quand Mazée brûlait les campagnes, quand l’armée grecque était exposée à manquer de vivres dans les plus fertiles plaines du monde, le vainqueur d’Issos, le conquérant de la Syrie et de l’Égypte avait, n’en doutons pas, le sommeil plus léger. Darius en face, un combat décisif sous la main, c’était la guerre ramenée aux proportions d’une lutte en champ clos ; l’anxiété faisait place à l’excitation joyeuse, et la nature reprenait ses droits. Le roi se lève et sort de sa tente ; le soldat qui l’acclame lit sur son visage rayonnant d’allégresse le succès de la journée. »
Le logos est une arme de guerre
L’art suprême de la guerre est de vaincre avant même d’avoir engagé le combat. Le sommeil du roi avant la bataille révèle un Alexandre « philosophe en armes » et déjà vainqueur car il sait que l’intelligence peut triompher du nombre. Le logos est une arme de guerre.
Pour Benoist-Méchin : « Certes, les stratèges des Phalanges auraient eu tout lieu de s’épouvanter devant l’énormité des masses humaines qu’ils étaient venus conquérir. S’ils ne le firent pas, c’est qu’ils étaient cuirassés contre la peur par un complexe de supériorité qui puisait sa force dans une connaissance du monde que leurs ennemis ne possédaient pas et qui équivalait, pour eux, à la détention d’une arme secrète. »
Alexandre maître de guerre
La supériorité numérique des Perses, comme à Salamine, sera la cause de leur déroute.
Sa victoire repose sur une mètis, une ruse de l’intelligence.
Dans le récit de Plutarque (biographe, moraliste), la cavalerie macédonienne s’élance, et la Phalange suit « à flots pressés ». Avant même l’engagement des premiers rangs, les Barbares lâchent pied. Alexandre rabat les vaincus vers le centre, là où se tient le Grand Roi. Il l’a aperçu de loin. Darius, debout sur son char, entouré de ses Fidèles prêts à recevoir l’ennemi, se distingue par sa haute taille et sa beauté : « Mais quand ils aperçurent de près Alexandre si terrible, chassant à val de roupte les fuyants à travers ceux qui tenaient encore leurs rangs, cela les effraya de sorte qu’ils se débandèrent la plupart ; mais les gens de bien et les plus vaillants hommes se firent tous tuer devant leur roi, et, en tombant les uns sur les autres, empêchèrent que l’on ne le pût promptement poursuivre ; car étant portés par terre et tirant aux traits de la mort, encore embrassaient-ils les pieds des hommes et des chevaux. » [4]
Les meilleurs des Perses parmi les Fidèles se font tuer devant Darius. Ils tombent les uns sur les autres, se débattent convulsivement et s’entrelacent avec les chevaux, défendant, de ce fait, l’approche du char. Mais déjà les Perses rangés en avant refluent vers le Roi, et il est difficile de faire tourner le char pour fuir à travers la multitude, les roues étant engagées dans des amas de cadavres. Les chevaux, prisonniers de ces corps morts, se cabrent et ne veulent plus obéir à la main de leur conducteur. Darius abandonne son char et ses armes, monte sur une jument et prend la fuite.
Or, pour la seconde fois, Parménion a envoyé des cavaliers appeler à l’aide Alexandre. L’aile gauche sous son commandement a cédé et Mazée (Satrape de Syrie et de Mésopotamie) a détaché du gros de ses troupes des cavaliers pour attaquer les gardiens des bagages macédoniens : « La pointe gauche de son armée, que conduisait Parménion, branla et recula un peu […]. » [5]
Revenons en arrière pour comprendre.
Au lieu de marcher contre Darius, vers la gauche, le roi se porte sur la droite. Le Barbare, croyant à une faute, fait poursuivre le Macédonien par son aile gauche [6].
Quand les Perses comprennent le but véritable de la manœuvre – affaiblir le centre et briser leur ligne de front –, il est trop tard. Au moment où les deux colonnes de cavalerie vont se rencontrer, découvrant les frondeurs qui attaquent et bloquent la cavalerie ennemie, Alexandre change brutalement de direction, et, concurremment avec la Phalange d’Antigone, se précipite sur le centre du front perse fragilisé et dissocié de son aile gauche.
Cependant, la tactique d’Alexandre a produit le même effet sur son flanc gauche que celui qu’il avait provoqué sur l’ennemi. Parménion n’a pu garder le contact avec Alexandre, et Mazée en profite pour s’élancer dans l’ouverture. Le Perse détache des cavaliers avec mission d’attaquer les gardiens des bagages d’Alexandre. Parménion, troublé par ce double danger, fait dire au roi que le camp et les bagages sont perdus si Alexandre n’envoie pas des renforts…
On l’accuse, habituellement, d’avoir été trop lent et peu actif lors de cette bataille, son âge affaiblissant son audace. Le vieux capitaine serait devenu « mou et léthargique ».
En réalité, l’aile gauche de Parménion, le vétéran le plus doué dans l’art de la guerre, est en infériorité numérique face à la redoutable cavalerie de Mazée. Mais il n’est pas encore défait malgré « le poids et les effectifs » et l’élan de la charge : une vague de 15 000 tueurs montés se brisait sur l’île des 5 000 fantassins et cavaliers de Parménion.
Toute la question est de savoir si Parménion peut repousser les vagues d’assaut, protéger la gauche et les arrières de l’armée tout entière, et briser le mouvement du débordement des cavaliers de Mazée. Pour Parménion et l’aile gauche, il suffit de tenir en attendant que le roi réalise son offensive. Mais dans la vaste plaine de Gaugamèles, Parménion ne peut s’appuyer sur aucun obstacle naturel, rivière, montagnes ou ravin.
Par ailleurs, le centre macédonien a été dégarni par l’impétuosité de l’attaque d’Alexandre, découvrant le flanc droit de Parménion qui a dû, pour éviter l’encerclement, se replier en fer à cheval. Les cavaliers impériaux, les Arméniens et les Cappadociens se sont engouffrés dans la brèche. Ils chargent les arrières d’Alexandre, pénètrent dans le camp des Macédoniens, pillent les réserves, et tuent. L’aile gauche se trouve ainsi isolée.
Le plan d’Alexandre, d’une audace inouïe, a donc reposé sur un pari risqué.
Pour enfoncer l’aile gauche et le centre perses, la stratégie du roi a dû respecter une organisation tactique et un scénario parfaits. En effet, au moment où les Hétaires se sont portés en avant, le centre macédonien, dégarni, était vulnérable à son tour. Parménion devait donc tenir bon, puis pivoter sur la gauche pour immobiliser l’aile droite adverse. Alexandre, brisant alors le débordement et s’enfonçant « en coin » dans la brèche, dans le centre perse, porterait alors le coup décisif…
Cela a été le cas. Le centre perse est brisé, Darius en fuite.
Mais Alexandre doit abandonner la poursuite du Grand Roi pour se jeter au secours de son stratège qui a, cependant, tenu. La victoire des Macédoniens est totale.
Leurs pertes sont faibles par comparaison à celles des Perses. Quinte-Curce les estime à quelque 300 combattants, 500 au rapport de Diodore de Sicile, une centaine suivant Arrien. En revanche, du côté perse, il est question chez l’historien latin de 40 000 tués, de 90 000 chez Diodore de Sicile et de 300 000 chez Arrien…
[2] Diodore de Sicile, XVII, 56, 3.
[3] Voir Quinte-Curce, IV, 13, 23-24.
[4] Plutarque, op. cit.
[5] Plutarque, op. cit.
[6] Voir O. Battistini, Alexandre le Grand, Le Philosophe en armes, Ellipses, « Biographies & mythes historiques », 2018.