En 2019, l’Iran a célébré le 40e anniversaire de la Révolution islamique. Depuis 1979, le nouveau régime a opéré un changement radical de sa politique étrangère, notamment concernant ses relations avec Israël. Les liens de proximité et d’amitié entre les deux pays se sont détériorés au point de se muer en hostilité irréconciliable. L’attitude du régime révolutionnaire ne s’est pas bornée à de simples déclarations ; très vite elle s’est muée en actions concrètes y compris en attaques terroristes contre des civils israéliens. La politique régionale de l’Iran sait marier pragmatisme et idéologie en fonction des contingences du terrain. Néanmoins l’attitude envers Israël demeure celle de la haine viscérale et alimente des stéréotypes clairement antisémites. Pour le moment les attaques israéliennes en Syrie n’ont pas réussi à dissuader Téhéran de déployer ses forces loyalistes dans ce pays arabe.
Après plus de quarante et un ans d’existence, la République islamique d’Iran a attiré l’attention internationale principalement par la dimension conflictuelle de sa politique étrangère et de ses programmes nucléaire et balistique. Un des axes principaux de la politique régionale de Téhéran depuis 1979 est en particulier l’instauration d’une hostilité structurelle avec Israël. L’attitude iranienne envers Israël est dictée par des facteurs idéologiques et stratégiques. Avant la Révolution de 1979, les relations entre l’Iran et Israël étaient proches et amicales alors qu’elles sont aujourd’hui marquées par une défiance d’une rare intensité.
L’objectif de cet article est d’analyser les raisons de cette rupture ainsi que de décrypter le poids relatif de l’idéologie et des intérêts stratégiques dans le comportement politique de chacun de deux États.
L’époque Pahlavi : l’alliance des non-Arabes
À l’ONU, si l’Iran vota contre la création de l’État d’Israël cela ne l’empêcha pas ensuite de lier des contacts avec ce nouvel État du Proche-Orient. Un certain pragmatisme motiva sans doute les dirigeants iraniens dans ce choix, notamment leur hostilité commune au nationalisme arabe, incarné par la personne du président égyptien Nasser. Israël avait également intérêt à nouer des contacts avec un grand État musulman non arabe comme l’Iran. À partir des années 50, le Premier ministre David Ben Gourion, l’un des pères fondateurs d’Israël, fut à l’origine de la doctrine baptisée « l’alliance des périphéries ». Le principe géopolitique qui définissait cette doctrine postulait que le conflit entre Israël et ses voisins arabes est un conflit ethnique et national, et non une querelle religieuse. En conséquence, Israël pouvait développer des relations avec des États musulmans non arabes comme la Turquie et l’Iran.
Entre 1949 et 1952, les relations avec l’Iran revêtirent même une importance stratégique majeure pour Israël. En effet, des milliers de juifs irakiens qui voulaient se rendre en Israël ne pouvaient passer que par l’Iran. Ainsi, grâce à l’entente des deux pays, plus de 150 000 juifs irakiens arrivèrent en Israël via l’Iran. La position iranienne vis-à-vis d’Israël resta cohérente pendant des décennies : l’Iran des Pahlavi ne reconnut pas Israël de jure mais, en même temps, continua à développer une coopération tous azimuts avec lui. Pendant cette période, l’opposition politico-religieuse en Iran répandait pourtant une haine viscérale contre les Bahaïs, les Juifs et Israël . Dès lors, les élites politiques en Iran devaient prendre ce facteur en considération dans leurs rapports avec l’État hébreu. Toutefois, les contacts mutuels dans le domaine militaire se poursuivirent jusqu’à la révolution de 1979. Les services de renseignements de deux pays, ainsi que les deux armées, étaient au centre de ces coopérations. Par ailleurs, le Mossad fournissait aux services de renseignement du Shah « SAVAK » des informations sur les pays arabes voisins. En échange, les officiers de SAVAK facilitaient les contacts entre renseignements israéliens et les Kurdes d’Iraq.
Néanmoins, il serait erroné de considérer les relations entre l’Iran et Israël uniquement à travers le prisme militaro-sécuritaire. La coopération économique et le commerce mutuel furent également très développés dans plusieurs domaines. À partir des années 1950, l’Iran devint le fournisseur principal de pétrole à Israël. L’oléoduc trans-israélien, dont la construction fut achevée en 1968, servait à transporter le pétrole iranien en Israël via la mer Rouge.
Ainsi, les contacts entre les deux pays, allant du sport à la science, demeuraient extrêmement variés, même si ces relations n’ont jamais été médiatisées en raison de considérations internes à l’Iran. Des équipes sportives iraniennes se rendirent en Israël et vice versa. L’aide israélienne fut aussi particulièrement significative dans le domaine de l’agriculture. Dans les années1960, Israël acquit la réputation d’être un grand centre de développement et de recherche agricoles, notamment grâce au succès des kibboutzim. L’assistance israélienne dans le domaine du développement coïncida avec les efforts de Mohammad Reza Shah d’entamer « la Révolution blanche » visant, à partir de 1963, à accélérer la modernisation du pays. Par exemple, des spécialistes israéliens commencèrent à mettre en œuvre un projet agricole dans la région de Qazvin après le tremblement de terre dévastateur de 1963 .
Le rayonnement scientifique israélien, surtout la recherche et les traitements médicaux, gagnèrent également en popularité en Iran. Parfois Téhéran servit de relai pour des rencontres entre médecins israéliens et patients des pays arabes voisins d’Israël . De même des artistes et des intellectuels participèrent aussi aux échanges entre les deux pays. Le grand écrivain et chercheur iranien Saeed Nafisi visita Israël à plusieurs reprises, et fut accueilli par l’intelligentsia israélienne, tout comme la poète Farrough Forroukhzad et l’homme de lettres Jalal al-e-Ahmad. Des chercheurs israéliens tels qu’Amnon Netzer et David Menashri travaillaient en Iran . Ces intellectuels iraniens admiraient Israël parce qu’ils considéraient cet État comme un exemple pour l’Iran dans sa capacité à faire cohabiter identité nationale-religieuse et modernité.
La part de l’idéologie
Cette idylle tourna court lorsqu’éclata la révolution islamique, antisioniste et anti-juive. Quelques diplomates, expatriés israéliens et agents du Mossad réussirent à quitter le pays. Le soutien aux organisations palestiniennes devint officiel : l’ambassade israélienne fut solennellement offerte à l’OLP.
Toutefois, l’antisémitisme de Khomeyni remonte à l’année 1963, bien avant la guerre des Six Jours . Historiquement, le chi’isme iranien a toujours été beaucoup plus intolérant que le sunnisme envers les Juifs. Néanmoins, qualifier cette attitude anti-juive traditionnelle d’antisémite relèverait d’une vision anachronique. C’est bien la contamination de certaines idées occidentales modernes absentes de la tradition islamique classique qui ont permis de rendre l’idéologie khomeyniste réellement antisémite. Khomeyni adopta certaines idées chi’ites traditionnelles d’après lesquelles les Juifs ont toujours été hostiles à l’islam. Les complots juifs contre l’islam et contre les musulmans n’étaient selon lui qu’une adaptation iranienne des théories conspirationnistes antisémites modernes à l’instar des Protocoles des Sages de Sion. Le but d’Israël consisterait alors à s’emparer des terres d’Islam .
Pourtant, Khomeyni n’eut pas l’exclusivité de l’antisémitisme au sein des dirigeants islamistes. Deux autres figures emblématiques de la pensée chi’ite moderne, l’ayatollah Morteza Motahhari et Ali Shariati, partageaient les mêmes préjugés anti-juifs . Leurs écrits et leurs pensées révèlent une haine d’Israël qui allait jusqu’à l’antisémitisme. Dans la vision de ces islamistes iraniens et de leurs successeurs actuels, les Juifs sont présentés comme une entité ethnico-religieuse monolithique, hostile et toujours liée à l’Occident impérialiste. En d’autres termes, les penseurs islamistes iraniens ne font aucune distinction entre les différentes communautés juives, ils ignorent également la diversité des opinions et des idéologies au sein du peuple juif, y compris en Israël. Qui plus est, la vision conspirationniste dépeint les juifs non seulement comme une entité ethnique unique, mais comme une entité ethnique transnationale.
À cela s’ajoute la négation systématique de la Shoah depuis de la Révolution. L’Ayatollah Mohammad Hossein Beheshti, disciple de Khomeyni et auteur de la constitution de la République islamique, exprimait ses doutes à propos de la véracité de la Shoah, alors même qu’il était germanophone après cinq années passées en Allemagne dans les années 1960 . Il faut noter cependant que l’intensité négationniste fut toujours variable et son apogée coïncida avec le mandat du président Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013). La négation de la Shoah met donc en relief une indistinction entre antisionisme et antisémitisme chez les dirigeants islamistes.
Les déclarations iraniennes officieuses ne font aucun distinguo entre les territoires palestiniens occupés et Israël dans ses frontières reconnues par l’ONU. L’existence de ce dernier est de la sorte considérée a priori comme illégitime. Par conséquent, il serait faux de définir une telle politique comme uniquement « antisioniste » sans en expliquer les conséquences à long terme. De plus, dans le contexte des printemps arabes, cette politique anti-israélienne ne rapporte aucun bénéfice à la République islamique. Bien au contraire, c’est la posture iranienne de la « résistance » qui renforce les tendances de rapprochement entre l’État hébreu et quelques pétromonarchies du Golfe. En résumé, il est impossible d’expliquer l’hostilité iranienne envers Israël par de seuls motifs géopolitiques.
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La part de la stratégie
La stratégie iranienne vis-à-vis d’Israël n’a pas changé depuis la révolution : il s’agit non seulement de propagandes et d’un positionnement idéologique inébranlable, mais surtout d’actions militaires visant l’armée et les civils israéliens. Jusqu’à présent le régime iranien peut se le permettre parce qu’il n’a pas été contraint d’en payer le prix. Toutefois, celui-ci n’en est pas moins pragmatique (il ne faut pas associer la notion de pragmatisme à celle de modération) et se rend compte que la population iranienne ne soutient de fait aucun état de guerre. Ainsi, le modus operandi iranien consiste à s’abstenir de toute confrontation militaire directe avec ses adversaires, mais à agir au travers d’intermédiaires en menant une guerre par procuration. Les liens étroits de l’Iran avec la communauté chi’ite du Liban ont été utiles lorsque les dirigeants révolutionnaires ont utilisé le Liban comme base de lancement de la lutte armée contre Israël . Créé en 1982, quatre ans après l’entrée d’Israël au Liban, le Hezbollah, du nom d’un groupe iranien, constitue depuis l’un des principaux mandataires de l’Iran dans la région . Cette organisation fut promue par le noyau d’une unité d’élite des Gardiens de la Révolution (Pasdaran), la Force Qods, qui fut déployée au Liban dès les années 1980.
Le groupe chi’ite fut ainsi le premier à utiliser des attentats suicides contre les forces israéliennes et occidentales au Liban. Un de ses organisateurs, Imad Moghniya, fut responsable de dizaines d’attentats meurtriers contre des civils arabes, occidentaux et israéliens. Jusqu’au retrait de Tsahal du sud du Liban en 2000, le Hezbollah mena une guérilla en attaquant les bases israéliennes. Le but de la présence militaire israélienne au Liban dans les confins de la « zone de sécurité » depuis 1985 avait pour objectif de protéger le nord d’Israël qui demeurait exposé aux lancements de roquettes Katioucha par les groupes armés palestiniens ainsi que par le Hezbollah depuis 1985. Enfin, les bases israéliennes n’ont pas réussi à empêcher des salves de roquettes envoyées par le groupe chi’ite.
Cependant, les activités du Hezbollah contre des intérêts israéliens ou juifs ne se limitaient pas au Liban, mais s’étendaient jusqu’en Amérique Latine ou résident des communautés chi’ites libanaises, particulièrement en Argentine et au Paraguay. Le 17 mars 1992, un terroriste appartenant au Jihad islamique fit exploser une voiture piégée à côté de l’ambassade israélienne à Buenos Aires. 29 civils furent tués. Ce groupuscule, étroitement lié au Hezbollah et à l’Iran, perpétra cet attentat suicide en représailles à la liquidation du leader du Hezbollah, Abbas Moussaoui, en février 1992 par Israël. Le 18 juillet 1994, un autre attentat à la voiture piégée démolit le bâtiment de la communauté juive de Buenos Aires avec un bilan de 84 morts et 230 blessés. Quelques dirigeants iraniens tels que Hachemi Rafsandjani et Ali Fallahian furent suspectés d’avoir commandité cette attaque au travers d’Imad Moghniya et d’autres membres du Hezbollah .
Mais ce n’est qu’après la guerre de 2006 que les dirigeants israéliens se sont mis à considérer le conflit avec le Hezbollah comme une extension du conflit avec l’Iran. Avant les années 2000, l’Iran ne suscitait en effet pas beaucoup l’intérêt du public en Israël, même en tant que menace sécuritaire. Le négationnisme antisémite, l’appui militaire actif au Hamas et au Jihad islamique à Gaza ainsi que le programme nucléaire et le déploiement de « l’Axe de Résistance » en Syrie à proximité des frontières israéliennes ont de fait modifié la vision israélienne de l’Iran.
Dorénavant, le régime iranien est donc perçu comme une menace stratégique sinon existentielle pour Israël. Selon l’estimation des renseignements israéliens et occidentaux, l’arsenal du Hezbollah compte actuellement pas moins de cent mille roquettes et missiles, y compris des missiles dotés de guidage précis. De ce fait, le Hezbollah est devenu capable de frapper durablement les principaux foyers de populations israéliennes .
Cette crainte a été intensifiée en Israël avec le programme nucléaire iranien, même si la perception demeure contrastée dans le pays : d’un côté, le grand public perçoit le régime de Téhéran comme fanatique et irrationnel, et à ce titre, comme capable d’utiliser l’arme atomique pour détruire Israël. D’un autre côté, la communauté du renseignement militaire, bien que ne sous-estimant pas la gravité de la menace, considère que l’Iran ne commettra pas l’imprudence d’attaquer Israël en premier. L’idée courante est que la capacité nucléaire est censée garantir la survie du régime. Néanmoins, cette appréciation n’exerce guère d’influence sur les préparations israéliennes ayant comme objectif d’empêcher l’Iran de se procurer la capacité nucléaire militaire. L’appréciation nuancée de la menace iranienne va surtout à l’encontre d’une image répandue du régime iranien auprès d’une opinion publique israélienne percevant l’Iran comme une dictature agressive et irrationnelle dont le but est d’anéantir Israël. Non seulement les services de renseignements, mais aussi de très nombreuses personnalités publiques et politiques, indépendamment de leur orientation politique de gauche ou de droite, estiment que la simple possession de la capacité nucléaire par un régime viscéralement hostile à Israël constitue un danger stratégique. Selon la communauté du renseignement israélienne, le fait que l’Iran poursuive le développement de missiles balistiques à longue portée laisse supposer que le régime n’a pas renoncé à son programme nucléaire militaire. La logique qui motive l’analyse israélienne est la suivante : tous les pays possédant des missiles balistiques à longue portée sont aussi en possession des armes nucléaires, y compris Israël et l’Inde. L’Arabie Saoudite ne possède pas d’industrie autochtone de missiles balistiques et la production de missiles de longue portée ayant la capacité de porter une charge nucléaire n’apparaît pas lucrative et n’est pas historiquement documentée.
De plus, l’existence même d’une arme nucléaire iranienne amplifiera la menace conventionnelle que représente le Hezbollah. C’est cette logique qui détermine les actions d’Israël contre l’Iran. Ainsi, quand le virus informatique Stuxnet frappe les centrifuges Iraniennes d’enrichissement d’uranium en 2010, le développement du logiciel malveillant est attribué aux efforts de la NSA américaine et de l’unité 8200 israélienne, bien qu’Israël n’ait jamais revendiqué cette cyberattaque. De même en 2007, lorsque l’aviation israélienne détruit un réacteur nucléaire syrien, alors que la construction de ce dernier avait été financée par Téhéran .
En effet, depuis l’éclatement de la guerre civile en Syrie, l’Iran investit dans le soutien du régime de Bachar al-Assad. Ces efforts comprennent la participation du Hezbollah dans la guerre sous les ordres de Téhéran, la mutation d’officiers du GRI vers la Syrie et le déploiement des unités de la force Qods dans des zones depuis lesquelles elles peuvent attaquer Israël. En conséquence, Israël aspire à dissuader l’Iran de s’installer sur le terrain syrien. D’après la vision israélienne, l’Iran pourrait utiliser le déploiement en Syrie afin d’ouvrir un « second front » contre l’État hébreu ; le Hezbollah pourrait alors agir depuis le territoire syrien, et non seulement depuis le Liban. Cependant les efforts israéliens demeurent sans résultat et l’Iran continue sa politique régionale. La Syrie et l’Iraq constituant un terrain stratégique de premier ordre pour l’Iran, sa politique reste immuable même après une série d’évènements dramatiques pour le régime, allant de la liquidation du commandant de la force Qods, Qassem Soleimani en janvier 2020, jusqu’à la pandémie du Covid-19.
La vision israélienne distingue quand même l’aspect de la stratégie iranienne en Iraq de celle que ce pays poursuit en Syrie. Si l’intérêt iranien pour l’Iraq est compréhensible compte tenu de l’histoire récente, la présence militaire iranienne en Syrie et la livraison d’armes de précision au Hezbollah est unanimement considérées en Israël comme une preuve des intentions agressives de Téhéran. Cette considération israélienne doit être nuancée elle aussi : l’opinion publique israélienne ne croit pas en l’imminence d’une guerre directe avec le Hezbollah ou avec l’Iran, mais est plutôt convaincue que l’Iran s’efforce de maintenir le conflit avec Israël dans sa phase « chaude » tout en faisant monter les enchères dans la perspective où une telle guerre devait avoir lieu.
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Un équilibre entre pragmatisme et idéologie
Afin d’analyser des phénomènes historiques et sociaux complexes, il est impératif de s’éloigner d’un mode de pensée binaire ; décrire le régime iranien comme absolument pragmatique ou au contraire comme purement idéologique est alors à éviter. Tous les États-nations sont motivés à la fois par des intérêts pragmatiques et par des considérations idéologiques. Un État purement idéologique faisant fi des réalités géopolitiques sinon un État dépourvu de moindres considérations idéologiques ou jugements de valeurs n’a jamais existé. En revanche, le degré respectif de pragmatisme et de l’attachement à une idéologie allant à l’encontre des contraintes géopolitiques peut varier.
L’exemple de l’Union soviétique montre qu’elle savait adopter une position pragmatique lorsque la réalité l’imposait. Ainsi, Staline a arrêté l’avancement des troupes soviétiques vers l’ouest après la libération de l’Autriche pendant la Seconde Guerre mondiale et a autorisé le culte orthodoxe qui était une force mobilisatrice bien plus puissante que le communisme. De même, le KGB tenait compte des réalités sociales des pays arabes et n’a jamais essayé d’y imposer le régime communiste. Cependant le même régime n’adopta jamais le pragmatisme yougoslave de Tito qui autorisa quelques éléments du libre marché.
À cet instar, la République islamique d’Iran entretient des relations étroites et chaleureuses avec l’Arménie chrétienne au grand dam de l’Azerbaïdjan chi’ite. Les relations de l’Iran avec la Russie sont fondées elles aussi sur des calculs pragmatiques en dépit de leur histoire compliquée. Il serait alors faux de qualifier le leadership iranien de fanatique ou d’irrationnel dans le sens où il serait incapable de poser un jugement géopolitique raisonnable. D’ailleurs, l’antisémitisme de Khomeyni n’a pas empêché la République islamique d’accepter les armes américaines par l’intermédiaire d’Israël pendant la guerre contre l’Iraq. De même, la communauté juive en Iran est respectée en tant que minorité religieuse reconnue et le régime iranien s’abstient de tout antisémitisme à son égard.
Pour résumer, force est de constater que le comportement iranien vis-à-vis Israël n’est ni purement religieux, ni absolument et cyniquement politique et ni totalement antisémite. L’attitude du régime est motivée par tous les facteurs mentionnés y compris la religion, l’antisémitisme moderne, mais aussi la géopolitique. De son côté, la vision israélienne de l’Iran partage elle aussi les mêmes facteurs clés, mais elle demeure réactive par rapport au comportement iranien. Bien que la représentation israélienne du danger émanant de l’Iran soit fréquemment exagérée, voire hystérique, il faut se rendre compte que les philippiques agressives de Téhéran couplées des préparations sur le terrain ne font qu’amplifier ce sentiment de menace en Israël. En outre, Téhéran accentue à toute occasion l’existence illégitime du « régime sioniste ». Toutefois, le rejet israélien de l’Iran fut éveillé par l’hostilité khomeyniste et non par des contacts avec l’Iran en tant que pays et civilisation.
Israéliens et Iraniens : des liens de culture malgré les péripéties de la politique
L’enquête publiée en mai 2014, mise à jour en 2015, par l’Anti-Defamation League révèle que l’opinion publique iranienne est moins sensible aux idées antisémites que l’ensemble du Proche-Orient ; 60% des Iraniens ont des préjugés antisémites contre 74% pour les opinions publiques du Proche-Orient .
Ainsi, Israël, sa culture, sa science et ses technologies font naître beaucoup d’intérêt chez les Iraniens malgré la censure officielle. À titre d’exemple, la chanteuse israélienne d’origine iranienne Rita Jahanafrouz est très populaire en Iran . Le cinéma iranien a une popularité certaine en Israël, notamment le film Une séparation d’Asghar Farhadi. Quelques romans iraniens ont été traduits en hébreu pendant la dernière décennie. Grâce à la présence d’une grande communauté iranienne en Israël, la gastronomie iranienne est connue et appréciée. Le grand public israélien fait ainsi le distinguo entre le régime et le peuple iranien ; ce dernier ne peut être réduit à la politique de l’État ou à son programme nucléaire.
Certes, du fait du voisinage arabophone d’Israël, l’enseignement de la langue persane n’est pas aussi répandu que celui de la langue arabe. Mais le persan (farsi) est pourtant enseigné dans la plupart des universités. Les études sur le Moyen-Orient en Israël se focalisent essentiellement sur le monde arabe, tandis que l’étude des pays non arabes de la région reste marginale. Il est à noter que les chercheurs israéliens sont limités dans leurs recherches sur l’Iran du fait de l’impossibilité de se rendre dans le pays.
Conclusion
Avec l’ouverture de l’Iran à la modernité et surtout avec la création de l’État d’Israël, les relations entre Iraniens et le peuple hébreu dépassent le cadre de la minorité juive iranienne et s’étendent à Israël et à d’autres communautés judaïques. En effet, aucun élément de l’histoire de ces relations mutuelles n’invite à l’inimitié. Cette dernière est donc un développement contemporain qui provient entièrement de la posture idéologique et géopolitique du seul régime iranien actuel. Son activité militaire et clandestine en Syrie et au Liban laisse peu de doutes sur sa nature agressive : la République islamique a livré des milliers de missiles et roquettes au groupe chi’ite Hezbollah. Un arsenal suffisant pour frapper continuellement tout le territoire israélien y compris des cibles stratégiques . Vu d’Israël le potentiel de cet arsenal est exacerbé par la combinaison du nombre et de la précision ainsi que par le manque de profondeur stratégique de son territoire.
Cependant la perception israélienne demeure nuancée et les estimations géopolitiques n’anticipent pas nécessairement pour une attaque iranienne inévitable. Pour le moment, les frappes aériennes israéliennes en Syrie et en Iraq n’ont pas abouti au résultat escompté à savoir le départ des Gardiens de la Révolution et du Hezbollah. Le régime iranien reste partagé entre des contraintes géopolitiques immédiates et sa volonté de mettre en œuvre l’idéologie islamiste. Cet objectif est contradictoire avec les évolutions internes à l’Iran qui connaît une sécularisation de la société en particulier de la jeunesse. Apparemment, cette idéologie ou religion politisée, comprenant sa composante anti-israélienne, n’a plus beaucoup d’adeptes sincères. Pourtant, ce sont les vrais idéologues qui prennent de façon exclusive les décisions stratégiques de guerre et de paix en Iran.
L’Iran célèbre en 2020 le quarantième anniversaire de la guerre Iran-Iraq (« jang-e tahmili » « la guerre imposée ») particulièrement meurtrière. Ce serait l’occasion pour le régime de prendre conscience du fait que le peuple n’a aucune envie d’une nouvelle guerre, mais le penchant idéologique est trop présent et pèse lourdement sur les prises de décisions iraniennes au Moyen-Orient. En effet, le ministère des Affaires étrangères iranien n’a aucune influence sur la politique iranienne régionale, ce dernier restant sous la tutelle exclusive des Gardiens de la Révolution.
Dans ces conditions où l’animosité de la République islamique envers Israël va bien au-delà des diatribes verbales, aucun leadership israélien, de droite ou de gauche, ne peut considérer le déploiement des forces iraniennes ou des milices chi’ites en dehors de l’Iran et à proximité d’Israël autrement que comme des manœuvres offensives. Cette vision est confortée par la cohérence entre les manœuvres iraniennes sur le terrain et les menaces verbales à l’égard d’Israël. Bien que complètement rationnel et pragmatique selon sa propre logique, le régime iranien tient à faire perdurer le conflit avec Israël et à le maintenir à un stade plus élevé qu’une simple animosité verbale.
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