La figure de Kemal Atatürk est aujourd’hui assez largement oubliée, la Turquie s’étant trouvé un autre père, en la figure de Recep Tayip Erdogan, qui en apparence veut gommer le passé de son illustre prédécesseur, mais dont il reprend certains thèmes : nation turque, indépendance, rayonnement.
Après deux ans de guerres continuelles, dans ce pays ravagé, dépecé, dépeuplé, sans ressources, en partie occupé, qui brandira la flamme de la résistance ? Un brillant général, qui s’est illustré en Tripolitaine, en 1912, aux Dardanelles, un ancien « Jeune Turc » Mustafa Kemal Pacha fait irruption. Son surnom de Kemal, le « parfait », il l’a acquis à douze ans à l’école militaire préparatoire de Salonique, sa ville natale. Il a participé aux guerres balkaniques, puis s’est illustré lors de la bataille des Dardanelles en 1915. D’emblée il a posé le principe de l’intégrité du territoire peuplé en majorité par les Turcs et envisage un gouvernement populaire. Chargé de l’assurer en juillet 1919 il démissionne de l’armée. Moins d’un an plus tard, le 23 avril 1920, se réunit dans un bourg de la steppe, dans une région triste et sauvage, à Ankara, la Grande Assemblée nationale qui se déclare représentative de la nation et lui délègue ses pouvoirs. Dès lors, il est l’incarnation de la Turquie, la volonté de tout un peuple, celui qu’on nommera plus tard Atatürk, ce qui ne veut pas dire « le père des Turcs », mais le « Turc-Père », sans doute au sens de « Turcs comme l’étaient les anciens. » L’humiliant Traité de Sèvres, en 1920, le hérisse, mais il s’en servira de levier. Il atteint son apogée en 1922, lorsqu’après divers revers, il parvient à bouter hors d’Anatolie le Grec honni. Le premier accord international entre la Turquie kémaliste et une puissance étrangère est signé le 2 décembre 1920, à Gümrü avec le représentant de la République socialiste soviétique d’Arménie. D’autres le suivront dans les mois qui suivent.
Les Russes restituent les territoires conquis depuis 1878, Kars, Ardahan, Artwin, et reconnaissent donc, comme les Arméniens dont la République reste caucasienne, leur frontière commune avec la Turquie. Cela n’encourage pas les Kurdes à entreprendre la lutte, d’autant plus qu’ils avaient été découragés de le faire par les Anglais lors de leur congrès de Kahta en mai 1919. Une conférence de la paix s’ouvre en Suisse, le 21 novembre 1922. Pour être sûr que sa délégation sera la seule à représenter l’Empire ottoman, Mustafa Kemal fait voter le 1er novembre l’abolition du sultanat, le 17, Mehmet VI s’est enfui nuitamment de son palais d’Istanbul. Le califat survivra quinze mois jusqu’au 3 mars 1924, mais uniquement comme autorité religieuse et morale.
Le 24 juillet 1923, le traité de Lausanne reconnaît l’existence de la Turquie dans les frontières qui sont encore à peu près les siennes, abolit les Capitulations et consacre le retour de Kemal Atatürk. L’Assemblée nationale turque proclame la république le 29 octobre 1923 et fixe la capitale à Ankara. Un parti unique, le Parti républicain du Peuple (en sigle turc C.H.P.) que dirige Mustafa Kemal, le « Gazi », le vainqueur doté de tous les pouvoirs, peut commencer la transformation du vieil empire musulman en un jeune État qui se veut national, occidental et moderne. Un accord gréco-turc (30 janvier 1923) prévoit l’échange des populations minoritaires des deux pays, à l’exception des Grecs d’Istanbul et des Turcs de la Thrace orientale : 1 500 000 Grecs quittent la terre de leurs aïeux – une terre où ils vivaient depuis plus de deux millénaires – et près d’un demi-million de Turcs sont rapatriés en Turquie. Le traité de Lausanne, qui le remplace, ne prévoit pas les mêmes dispositions vis-à -vis de la nouvelle république de Turquie. Le kémalisme qui subsistera, comme idéologie dominante de la Turquie, jusqu’au début du XXIe siècle tient en six mots : républicanisme, laïcisme, progressisme, populisme (ou solidarisme), étatisme, et nationalisme .La disparition aussi soudaine, pourrait-on dire d’un tel empire multiséculaire n’est pas apparue aux observateurs, occidentaux comme une catastrophe.
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Avant Erdogan, d’autres avaient succombé à l’ambition paternaliste, à la tentation de remplacer Atatürk dans la psychologie collective de leurs compatriotes. Erdogan a su se montrer bien plus habile que ses prédécesseurs Mendérès et Demirel renversés par l’armée au nom des principes kémalistes, le premier en 1960 – Menderes est jugé, condamné à mort et pendu – le second en 1971. Profitant des exigences pudiques de l’Europe, Recep Erdogan a éliminé les pouvoirs institutionnels des militaires. Leur marginalisation ne suffit pas à expliquer la durée de vie gouvernementale d’Erdogan ni les succès répétés de son AKP, le Parti « blanc », blanc comme le palais présidentiel. Si l’AKP rassemble près de 50 % des électeurs turcs, quatre fois plus que le Parti du salut national, au début des années 1970, nul n’a besoin d’être un grand expert électoral pour conclure que son programme – une « version musulmane d’un parti chrétien-démocrate », déclarait un haut responsable américain au début de l’ère Erdogan – et l’action conduite par le gouvernement répondent à l’attente des Turcs, alors que ce qui reste du parti kémaliste ne sait plus où il en est, au point de présenter, à l’élection présidentielle de 2014, comme candidat commun avec un parti d’extrême droite, l’ancien.