Territoire authentiquement soviétique, créé à partir d’une table rase ethnique et historique par la fuite et l’expulsion de tous les Allemands de Prusse orientale en 1945, la région fédérée russe de Kaliningrad est réputée être sans racine. En réalité, elle n’a pas été repeuplée pour la première fois en 1945 : elle l’avait déjà été à partir du xiiie siècle par les Allemands aux dépens des Baltes païens de Borussie. Une suprématie colonisatrice et universaliste teutonique a tout simplement fait place à une autre, celle de l’URSS dont la Russie est ici l’héritière directe. En effet, Kaliningrad a suscité un long processus d’enracinement russe irréversible.
Dr Olivier Roqueplo de L’Âage,universitéd’État de Novossibirsk, Russie, spécialiste de la géopolitique russe et germanique. Auteur de La Russie et son Miroir d’Extrême-Occident : l’identité géopolitique de la Russie ultrapériphérique sous le prisme de l’Oblast de Kaliningrad. Une théorisation géopolitique du territoire russe, INALCO, (sous presse).
Dr Jekaterina Kenina, chercheuse en relations internationales, politologue, Harper College, États-Unis, et université d’État de Russie pour les sciences humaines (RGGU). Elle est spécialisée dans la question de l’influence des élites intellectuelles dans le monde politique contemporain.
La région est l’objet de revendications territoriales plus ou moins avouées de tous ses voisins, frères, ex-propriétaires : Lituanie, Pologne, Allemagne, Bélarus. On note même l’intérêt de la Chine. Autant dire que cette terre de tous les vides suscite, plus qu’aucune autre dans la Baltique, des mémoires et des tentations de réenracinement national ou impérial. À la fois balte, germanique, slave et soviétique, Kaliningrad est une vraie ligne de faille de l’Europe où se joue l’issue du grand affrontement atlanto-eurasiatique.
Kaliningrad russe : l’océan, la victoire et les Romanov
Kaliningrad est née parce que l’URSS souhaitait obtenir des ports situés les plus à l’ouest possible pour atteindre au mieux les détroits danois, donc l’océan mondial. Le but était stratégique, mais pas seulement militaire. De fait, c’est la pêche industrielle menée dans l’Atlantique puis au-delà encore qui a été le moteur du redéveloppement socio-économique et scientifique d’une région totalement dévastée par la guerre. Kaliningrad, c’est donc un grand port soviétique mondial dont le rôle n’a diminué qu’avec la perestroïka.
Cette dimension ouest-russe de Kaliningrad est fondamentale. Ethniquement russe, mais bâtie sur l’ex-Prusse germanique, Kaliningrad fait partie d’un ensemble de régions russes plus tournées vers l’Europe que les autres, avec Saint-Pétersbourg, l’Ingrie, Pskov, Smolensk. Ce que nous appelons « l’Europe russe » joue un rôle important dans le positionnement géopolitique de la Fédération qui semble toujours surtout tournée vers l’Ouest, à tout le moins culturellement. Kaliningrad, géo-historiquement morceau de l’Europe centrale, y attire la Russie et l’y ancre définitivement, tout en lui ajoutant une dimension germanique qui a souvent été la tête de l’État russe depuis Pierre le Grand. Kant, le philosophe de Königsberg-Kaliningrad, est le symbole revendiqué de ce lien à l’Europe. Or c’est avec ce passé-là que la Russie actuelle, politiquement très pétersbourgeoise, renoue aux dépens de l’héritage soviético-communiste controversé dans l’élite russe.
Kaliningrad est aussi un lieu de mémoire russe. C’est d’abord le symbole territorial de la victoire sur le Reich : l’URSS voulait ancrer son avancée sur le territoire de l’ennemi, et ce au nom d’une coalition de tous les Slaves (Soviétiques, Polonais et Tchèques inclus) contre le pangermanisme. Depuis 1991, seule cette région, avec un tronçon de la Carélie, et les Kouriles rappellent que la Russie soviétique a triomphé de l’Axe. C’est décisif quand on sait que la victoire de 1945 est l’une des rares mémoires qui réunissent un consensus large dans la société postsoviétique. Le 9 mai est la principale fête nationale. Et Kaliningrad en est comme l’incarnation géographique. Cette terre est donc directement liée à la redéfinition de l’identité russe, et à son prestige hérité de l’URSS, ainsi qu’à ses ambitions européennes et mondiales. D’où, réciproquement, un vrai acharnement médiatique atlantiste contre la région depuis 1991.
Mais à travers Kaliningrad, on retrouve en Russie la mémoire de la belle victoire de Gumbinnen (septembre 1914) et peut-être surtout celle des batailles napoléoniennes (Eylau, Friedland, 1807) qui font partie de la littérature tolstoïenne que tout Russe connaît.
Cette dimension historique assez ancienne rappelle aussi à l’État que la Prusse orientale du centre-nord n’est pas devenue russe pour la première fois en 1945 : elle avait été conquise et déjà annexée officiellement par l’Empire de Russie pendant la guerre de Sept Ans (de 1759 à 1762) et abandonnée pour un retournement d’alliances. Plus tôt encore, la Prusse orientale semble bien être le berceau des Romanov : un prince balte païen de Prusse (Borussie) du xiiiesiècle, Glanda Kambila, chassé par les teutoniques, est le premier ancêtre connu des boyards moscovites qui accédèrent au trône russe en 1610 sous le nom de Romanov. Leibniz n’hésitait pas à dire à Pierre le Grand que la Prusse « était son fief héréditaire ». Or les derniers Romanov ont été canonisés par l’Église russe en 2000 et ils sont devenus la référence historique russe utilisée par le Kremlin contre la référence communiste. De façon indirecte, mais historiquement fondée, la Prusse orientale russe a donc quelque chose de profond en commun avec le cœur de la Russie actuelle : Europe russe comme Saint-Pétersbourg, tropisme occidental, origine d’une dynastie sanctifiée et identifiée au peuple russe dans son ensemble.
À lire également
Kaliningrad, concentré de la nouvelle confrontation russo-occidentale
La Lituanie et son berceau de Lituanie mineure
La Lituanie a fait partie de l’Empire de Russie, puis de l’URSS avec la Russie. Malgré ou à cause de cette communauté de destin historique, la Lituanie nourrit de véritables revendications territoriales sur une région aujourd’hui mono-ethnique russe. Ces revendications sont très anciennes et renvoient à la difficulté des Lituaniens à concevoir les limites, très floues et très larges, du territoire et de l’ethnie auxquels ils se réfèrent. Au xiiie siècle, au temps de la conquête teutonique et du prince de Prusse Kambila, la Lituanie sert de refuge aux païens baltes persécutés par les moines-chevaliers. Il semble que la Prusse orientale, alors balte et nommée Borussie ou Pruthénie, ait exercé une suprématie religieuse païenne sur les Lituaniens qui n’ont alors plus cessé de la revendiquer jusqu’à la fin de l’ordre Teutonique en 1525.
La construction ethnolinguistique de la lituanité à la fin du xixe siècle a réchauffé cette revendication médiévale. Les nationalistes lituaniens formulent leur identité nationale sur la base d’une langue codifiée dans les confins prusso-lituaniens au xvie siècle par les pasteurs luthériens. C’est une langue intermédiaire entre les dialectes lituaniens donc pratique, et qui a pour elle le prestige de l’écrit. Elle fonde alors une revendication sur toute la Prusse orientale jadis de langue balte et spécialement sur tous les territoires au nord du Pregel nommés Lituanie mineure. Dès 1919, cette revendication est lancée officiellement aux dépens du IIe Reich vaincu, d’où l’annexion de la région de Klaipeda en 1923. Mais il reste encore la moitié sud, entre Niémen et Pregel, qui reste allemande. Pendant l’ère soviétique, cette question est posée plusieurs fois par les communistes lituaniens sans aboutir. Mais dès 1991, les députés nationalistes puis les ambassadeurs du pays et jusqu’au chef de l’État, V. Landsbergis, s’en emparent, malgré la reconnaissance des frontières russo-lituaniennes par traité mutuellement ratifié en 1997. Cette revendication se traduit symboliquement par le nom que ces nationalistes donnent à Kaliningrad : « région de Karaliaucius », version lituanisée du nom allemand Königsberg. Autant dire qu’ils refusent de reconnaître que la région a été intégralement repeuplée.
Depuis 2016, on atteint le paroxysme des revendications lituaniennes. Elles portent maintenant sur tout le sujet fédéré Kaliningrad, et des porte-paroles de l’OTAN, notamment polonais, les ont soutenues officiellement. Ont-elles une réalité ? En temps de paix, elles restent de l’ordre du rêve ultranationaliste. Les capacités d’action politique lituaniennes sont très faibles, même à ses frontières immédiates. Cependant, dans le cadre d’une guerre OTAN-Russie, la Lituanie serait la première intéressée et pourrait, au vu des soutiens qu’elle a pu recevoir de différents pays de cette alliance, obtenir gain de cause. Mais c’est laisser de côté le problème du million de Russes qui habite le territoire en question. Or pour l’État lituanien, ces Russes sont des « occupants » donc expulsables. La Lituanie se transformerait alors en recolonisatrice des terres de ses anciens frères de Borussie.
La Pologne : entre retour économique et rôle historique
Tout comme la Lituanie, l’intérêt particulier de la Pologne pour la Prusse orientale est très ancien. C’est un Polonais, le duc Konrad de Mazovie, qui appelle les teutoniques pour soumettre les Baltes païens de Borussie. Les teutoniques conquièrent l’essentiel de la Borussie, mais se rendent indépendants ; la Pologne ne cesse alors plus de rappeler ses droits sur toute la Prusse orientale jusqu’à obtenir la souveraineté indirecte (1525) sur le territoire. C’est ainsi le roi de Pologne Sigismond II qui crée un duché de Prusse sur ce qui est à peu près notre région de Kaliningrad, et il garde son droit de révoquer le duc germanique. Voilà pourquoi la Pologne refuse catégoriquement de reconnaître le Royaume de Prusse des Hohenzollern jusqu’aux partages mortels de la Pologne : le seul roi en Prusse ne peut être que le roi de Pologne. En 1918, une fois leur indépendance obtenue, les Polonais revendiquent bien un morceau de la Prusse orientale, mais ce n’est pas l’actuelle Kaliningrad. Ce n’est qu’en 1944-1945, dans le cadre des négociations internationales sur les nouvelles frontières de la Pologne que ce pays revendique toute l’actuelle Kaliningrad en compensation des pertes subies à l’est. Puis les Polonais se rabattent sur les territoires du sud du Pregel. Enfin, ils abandonnent face à la pression irrésistible de l’URSS.
À partir de 1989, l’ouverture des frontières favorise une forte influence économique et linguistique polonaise sur toute la moitié sud de la région russe, Kaliningrad-ville comprise. C’est de facto surtout de Pologne que viennent les importations. Cette intégration progressive dans l’économie polonaise est du reste réciproque : les régions de la Prusse polonaise sont elles-mêmes dépendantes du commerce avec Kaliningrad. Les intérêts polonais sont assez importants pour qu’on puisse poser la question de possibles revendications qui reprendraient celles de 1944 et du xviiie siècle. Des associations politiques minoritaires les ont formulées dans les années 1990 ; elles seraient logiques aujourd’hui dans une Pologne qui se voit en gendarme atlantiste de l’Europe du centre-est. Mais on ne les trouve pas au niveau officiel, et la Pologne a soutenu celles de la Lituanie en 2016. De facto, de tous les acteurs impliqués, la Pologne est de loin celui qui a le plus à perdre, car rouvrir la question des anciennes frontières allemandes, c’est à terme se condamner à perdre la moitié N.-O. de son territoire acquis sur l’Allemagne en 1945.
La RFA et ses Länder : une double politique culturelle très efficace
L’Allemagne occupe une place étrange dans la question est-prussienne. Bien entendu, tout le territoire de Kaliningrad lui appartenait de 1255 à 1945 et d’ailleurs avec une place particulière : c’était là que se trouvait le cœur symbolique de l’État et de la dynastie prussienne des Hohenzollern qui se couronnaient rois et se faisaient enterrer à Königsberg, l’actuelle ville de Kaliningrad.
Les deux millions de Prussiens expulsés en 1945 et réfugiés en RFA ont rajouté une strate de sens à ce haut lieu royal et national : la Prusse orientale martyre de la guerre et de ses déplacements meurtriers de populations. C’est ainsi que jusqu’en 1990, la Prusse orientale comme tous les territoires à l’est de l’Oder-Neisse figurent sur tous les atlas de RFA comme « territoires allemands sous occupation ». Le traité sur les frontières de 1990 met un terme à cette incertitude inquiétante. Mais dès 1985, les Länder se lancent dans une ambitieuse politique culturelle à destination des anciennes possessions allemandes. Cette politique aboutit, dès 2000, à un rétablissement spectaculaire du prestige du patrimoine allemand régional. Les acteurs allemands financent la restauration des bâtiments, la redécouverte de la littérature, de l’histoire et des grands hommes allemands de la région, enfin la langue.
Le résultat à Kaliningrad est une recomposition identitaire qui fait apparaître un nouveau groupe, régionaliste, qui est russe, mais porteur de l’héritage prussien allemand. Ces Russes sont rarement germanophones, mais ils sont germanophiles et insistent sur leur spécificité culturelle, voire sur leur qualité de subethnos. Ce même phénomène de re-germanisation de la conscience culturelle est du reste observable en Silésie, Poméranie et Prusse polonaises. Dans le même temps, la RFA a gardé une retenue exemplaire sur la question : il n’y a aucune revendication de sa part. Mais l’activisme intense des Länder qui la composent pourrait parfois faire penser le contraire. Et surtout une politique aussi efficace n’a plus besoin de revendications : ce sont les locaux eux-mêmes, tout Russes qu’ils soient, qui se revendiquent du monde germanique et pourraient, le cas échéant, demander à y entrer.
En 2016, la donne change. Avec la montée des tensions Russie-OTAN, des missions militaires atlantistes sont envoyées dans les pays baltes. Or celle envoyée en Lituanie est commandée par la RFA. Ce qui place soudain les militaires allemands à la frontière même de leur ancienne Prusse orientale. Le passage d’une relation culturelle privilégiée et de l’intérieur à une relation militarisée extérieure avec Kaliningrad rend le spectre d’une réannexion moins lointain qu’il n’y paraissait en 2010. Or la présence économique et politique allemande est très forte aussi bien en Prusse polonaise qu’en Lituanie. Cet encerclement allemand de facto de Kaliningrad fait réfléchir, même si seule une guerre paneuropéenne pourrait inciter la RFA à aller plus loin dans la re-germanisation.
Le Bélarus : l’autre héritier de l’URSS et de la Borussie
Le Bélarus est systématiquement oublié quand il est question de Kaliningrad. À tort, car c’est un acteur important et très impliqué dans sa création. Les nationalistes biélorussiens estiment que Kaliningrad était majoritairement biélorussienne dans les premières années de l’après-guerre soviétique. Quoi qu’il en soit, le Bélarus a une histoire commune avec la Prusse orientale : le Belarus c’est le Grand-Duché de Lituanie, puis la Pologne-Lituanie. Plus profondément encore, la vieille Borussie païenne s’étendait aussi sur le N.-O. biélorussien (Ruthénie noire). Aussi le Bélarus peut-il se tenir pour un des héritiers de cette Borussie, comme la Lituanie. Mais le Bélarus, lui, ne rejette pas l’ère soviétique, et donc peut cumuler les légitimités sur sa tête dans la course à Kaliningrad.
Cette région russe a en effet un intérêt majeur pour le Bélarus enclavé : elle est son débouché maritime le plus proche, et d’ailleurs, c’est par la Prusse orientale que le commerce historique biélorussien passait. Le président Lukashenko lui-même a eu une attitude ambiguë sur la région depuis les années 2000 en y manifestant un intérêt spécifique pour les terres agricoles. Le Bélarus n’est certes pas prêt à disputer Kaliningrad à la Russie. Mais il ne peut s’en désintéresser et figure sur la liste des prétendants en cas de retrait russe, surtout qu’il est un point de passage obligé pour les communications terrestres Moscou-Kaliningrad, et, potentiellement, Pékin-Kaliningrad. Or en 2020, l’union renforcée proclamée de la Russie et du Bélarus pousse en effet Kaliningrad vers un rapprochement toujours plus fort avec le Bélarus qui pourrait finir par capter à son profit une région dont elle a un réel besoin, géographie oblige. Reste à savoir ce que sera cette union tant attendue et pourtant si aléatoire depuis sa proclamation en 1999.
Kaliningrad : vers un débouché de la route de la soie ?
En 2017, dans le cadre des tensions OTAN-Russie et de la coopération militaire sino-russe, et pour la première fois dans l’histoire, des navires de guerre chinois voguent au large de Kaliningrad et démontrent un intérêt pour la région. Sachant que la route de la soie passe par le Bélarus et aboutit déjà en Pologne, une présence chinoise à Kaliningrad ne serait pas étonnante à terme. Cet intérêt chinois prouve combien la valeur de Kaliningrad dépasse la taille modeste de cette région russe et combien les tensions qui s’y accumulent de tous côtés peuvent devenir explosives. Kaliningrad reste, comme jadis la Prusse orientale, un front stratégico-culturel entre les mondes de l’Ouest (chrétienté catholique, Reichs, UE-OTAN) et de l’Est (Païens, Rus’, Empire mongol, puis Eurasie sino-russe).