Quelques semaines avant son élection comme 23e Premier ministre du Canada, le 19 octobre 2015, Justin Trudeau était encore la risée des commentateurs et autres analystes politiques. On moquait son inculture, on le portraiturait en personnalité de la jet-set sans profondeur politique. Rares sont ceux qui misaient sur sa chance d’accéder au pouvoir.
Selon les sondages, les élections fédérales d’octobre 2013 annonçaient une grande bataille entre le Parti conservateur de Stephen Harper, au pouvoir à Ottawa depuis 2006, et le Nouveau Parti démocratique, d’inspiration travailliste et social-démocrate. Mais c’était enterrer trop rapidement le Parti libéral du Canada (PLC), qui est le parti naturel de gouvernement à Ottawa depuis plus d’un siècle.
Un homme du xxie siècle
Le PLC avait beau avoir traversé une décennie de déconvenues électorales, ce qui l’avait amené à changer de chefs (souvent des intellectuels plus ou moins à l’aise dans le monde politique), les élites canadiennes lui demeuraient généralement acquises et il conservait dans de nombreuses parties du pays un socle électoral inamovible.
En un mot, il était encore dominant dans les structures de pouvoir du pays, notamment dans la fonction publique et dans le système médiatique. Et celui qui passait encore quelques mois auparavant pour un héritier désinvolte égaré dans la vie politique a été propulsé Premier ministre d’un pays du G8. Le fils de Pierre Trudeau, Premier ministre du Canada de 1968 à 1979 et de 1980 à 1984, devenait Premier ministre à son tour. La tentation était forte de parler d’une dynastie politique : on voulait y voir la famille Kennedy du Canada, d’autant que, du père au fils, on retrouve le même style flamboyant qui permet d’épater ceux pour qui la politique n’est rien sans glamour.
Les médias internationaux n’y ont pas résisté et ont chanté un Premier ministre absolument moderne, qui embrasserait l’époque et qui, même, la devancerait : il n’y aurait absolument rien de conservateur chez lui. D’une photo séduisante à l’autre, il plaît à ceux pour qui la politique a beaucoup à voir avec le star system – sa ravissante épouse, Sophie Grégoire, régulièrement mise en scène, est aussi portée par cette vision de la politique. Le couple n’hésite pas à prendre la pose la plus avantageuse avec ses trois enfants. Justin Trudeau est l’homme politique cool du moment. De Vogue à Paris-Match en passant par les grands journaux télévisés, on le présente comme le golden boy de la politique contemporaine. Même Barack Obama lui a déroulé le tapis rouge dans une visite d’État à grand déploiement. Au Canada, on se moque plus ou moins méchamment de sa manie de multiplier partout les selfies, qui témoignerait d’une personnalité narcissique et d’une conception publicitaire de la politique. Lui-même, dans un exercice d’autodérision, s’est moqué de cette étrange habitude.
Une enfance dans les palais du pouvoir
Justin Trudeau est né le 25 décembre 1971 et a passé son enfance et sa jeunesse au cœur de la vie politique canadienne, alors que son père était en fonction au 24 Sussex. Après une jeunesse un peu bohème, il obtiendra un baccalauréat en littérature anglaise de l’université McGill et un autre baccalauréat en éducation de l’Université de Colombie-Britannique. Mais la première fois que Justin Trudeau est vraiment apparu publiquement, avec de réels dons d’orateur, c’est au moment de la mort de son père, à l’automne 2000, lorsqu’il prononça un éloge funèbre diffusé à la télévision. Alors qu’il n’était qu’un jeune homme talentueux, il avait ému profondément ceux que la mort de l’ancien Premier ministre touchait. Justin Trudeau, que rien ne semblait prédestiner, mis à part son nom de famille, à la vie politique, se laissera lentement attirer par elle. L’homme n’est pas reconnu pour sa profondeur intellectuelle exceptionnelle mais semble avoir une remarquable intuition des grands courants idéologiques dominants, auxquels il adhère sans réserve. On dit par ailleurs qu’il sait bien s’entourer : il faut dire que le Parti libéral du Canada est le lieu de convergence naturel des élites canadiennes.
Il fera parler de lui lors de son entrée en politique en 2007 lorsqu’il briguera l’investiture du PLC dans la circonscription de Papineau Saint-Denis (une circonscription particulièrement multiethnique) en publiant une vidéo où il parlait bilingue, alternant dans la même phrase le français et l’anglais – il deviendra député fédéral lors des élections de 2008. Réélu sans cesse depuis, il devient chef du Parti libéral du Canada en 2013.
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Depuis son entrée en politique, il a surtout joué une carte people pour se faire connaître, en se lançant par exemple dans un match de boxe contre un sénateur du Parti conservateur, en 2012. Ses admirateurs disent de lui qu’il comprend spontanément le système médiatique du monde actuel. Ses détracteurs en conviennent aisément, en ajoutant toutefois qu’il adhère pleinement à l’idéologie dominante du système médiatique, ce qui favorise évidemment leur bonne entente. Parler le langage du politiquement correct est médiatiquement payant.
Justin, fils de Pierre : la question du Québec
On a évoqué la figure de son père, Pierre Elliott Trudeau : il faut y revenir un temps pour comprendre le fils. Pierre Trudeau est certainement la figure politique la plus importante de la deuxième moitié du XXe siècle au Canada, non seulement à cause de sa longévité politique exceptionnelle, mais aussi parce qu’il se sera imposé comme l’architecte constitutionnel et philosophique d’un nouveau Canada.
Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, le Canada était en crise d’identité. Il se définissait traditionnellement comme le plus fidèle allié de la Grande-Bretagne : le patriotisme canadien-anglais était un patriotisme impérial britannique, ce qui l’avait conduit à entrer dans les deux guerres mondiales aux côtés de son ancienne métropole. Mais la dislocation progressive de l’empire allait heurter l’identité canadienne. Le Canada allait-il parvenir à se réinventer ? Ce sera, à bien des égards, le grand débat identitaire de l’après-guerre. Il faut dire que la question se posait d’autant plus que, mentalement largué par l’empire britannique, le Canada était ramené au statut de voisin des États-Unis, de l’empire américain si l’on préfère, par rapport auquel il sera toujours appelé à se définir. En quoi le Canada est-il distinct des États-Unis ? Cette question est toujours reprise dans l’imaginaire politique canadien, qui ne cesse de chercher à se distinguer de son voisin, dont il est culturellement si rapproché.
Le Canada aurait pu se redéfinir en constitutionnalisant la réalité de ses deux peuples fondateurs, en cherchant à transcender la conquête de 1760, qui demeurait un traumatisme pour ceux qu’on appelait alors les Canadiens français. Pendant près de quarante ans, la vie politique canadienne se structurera surtout autour de la question nationale québécoise : quel traitement réserver au Québec dans une fédération qu’il pensait de plus en plus ouvertement quitter. Fallait-il lui accorder un statut particulier ? Il y aura plusieurs tentatives d’arrangement constitutionnel entre le Québec et les provinces anglaises : elles échoueront toutes. Il faut dire que Pierre Elliott Trudeau militera contre elles avec une grande force de persuasion.
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C’est que cette ouverture au Québec n’était pas conforme à la vision du monde de Pierre Trudeau qui, depuis les années 1950, cultivait une hostilité viscérale à l’endroit du peuple québécois, qu’il croyait atteint d’une forme de xénophobie congénitale, qu’il ne parviendrait à surmonter qu’à travers sa participation au cadre civilisateur du fédéralisme canadien. Le Canada, selon Trudeau, devait donner l’exemple d’un pays dénationalisant le lien politique et extrayant un pays de son histoire pour le fonder sur la religion des droits individuels et du multiculturalisme. C’est une chose importante à garder à l’esprit pour comprendre le Canada contemporain : il a été refondé, en 1982, sur la censure de sa dualité historique et plus particulièrement, sur celle de la réalité nationale québécoise. Selon Pierre Trudeau, le Canada devait transcender l’État-nation en instituant une forme de citoyenneté cosmopolite exemplaire. Dans la perspective du premier référendum sur la souveraineté du Québec, Pierre Trudeau ira même jusqu’à comparer, et cela devant le Congrès américain, l’éventualité de l’indépendance à un crime contre l’humanité.
Le multiculturalisme canadien de Justin Trudeau
Aujourd’hui, le Canada contourne le problème de ses origines historiques en reconnaissant seulement aux nations amérindiennes le statut de peuples fondateurs. Les colonisations françaises et anglaises sont ramenées au statut de vagues migratoires parmi d’autres dans la construction du pays. Évidemment, officiellement, le Canada est un pays bilingue, où le français et l’anglais ont le même statut : cette vision s’ancre dans la loi fédérale sur les langues officielles, que l’on doit à Pierre Trudeau et qui a joué un grand rôle dans sa réputation de « chevalier servant du français » en Amérique. Mais la loi fédérale sur les langues officielles est de moins en moins respectée et déconnecte la langue de la culture en en faisant un droit individuel et non pas une réalité collective à assumer politiquement.
Il faut garder cette révolution identitaire canadienne à l’esprit pour comprendre la représentation du monde de Justin Trudeau qui partage le même antinationalisme viscéral que son père à l’endroit du Québec et qui l’actualise. Le pays qu’il donne en modèle au monde entier est fondé sur le procès et la diabolisation de ce qu’on pourrait appeler l’État-nation historique. Quand le Québec a pensé se doter, entre 2012 et 2014, d’une Charte de la laïcité, il assimilera celle-ci aux lois ségrégationnistes autrefois dominantes dans le Sud des États-Unis. En un mot, l’idée même d’une culture de convergence ancrée dans l’histoire du pays d’accueil lui semble discriminatoire et inacceptable. Comme le notait récemment le New York Times, « There is no core identity, no mainstream in Canada ». Le Canada se définit plutôt par son adhésion au multiculturalisme : toutes les cultures peuvent cohabiter dans le pays, l’histoire n’y fonde rien : la diversité serait la véritable identité du pays. Cela fait du Canada un paradis du gouvernement des juges, puisqu’on considère que celui-ci permet le mieux d’éviter toute forme de tyrannie de la majorité.
C’est ainsi que Justin Trudeau considère tout à fait normal qu’une femme puisse prêter son serment de citoyenneté canadienne en niqab, comme il l’a confirmé à maintes reprises à l’automne 2015, alors que ce débat a pesé lourdement sur la campagne électorale fédérale. Pour Justin Trudeau, et plus largement pour le PLC, c’est moins le refus d’enlever son niqab dans un moment aussi solennel qui serait anti-canadien que la prétention à définir à sa place l’expression publique de son identité. Par ailleurs, en mars 2011, Justin Trudeau avait refusé qu’on qualifie l’excision ou les crimes d’honneur de « pratiques barbares » – implicitement, il suggérait que ce terme pêcherait par ethnocentrisme et eurocentrisme.
Une constitution n’est pas qu’un texte juridique : elle fonde un régime politique qui, à terme, parviendra à structurer la psychologie d’un peuple ou à transformer intimement son identité. Au Canada, la constitution de 1982 avait un objectif : faire de deux peuples une seule nation, en unifiant mentalement le pays. Justin Trudeau, de ce point de vue, est une forme de Canadien idéal qui a transcendé la dualité historique entre le Canada anglais et le Canada français. On pourrait dire qu’il est l’incarnation du Canada de 1982 : il incarne le nouveau visage du Canada cosmopolite, multiculturel et polyglotte et il a cherché à nommer un gouvernement à cette image, respectant à la fois les exigences de la parité hommes/femmes et de la représentativité de la diversité ethnique et religieuse (1).
Le Canada : une superpuissance morale
Cela ne veut pas dire, toutefois, qu’il n’y a pas de patriotisme canadien. Pour emprunter la phrase d’un autre, le Canada se fait une certaine idée de lui-même et elle n’est pas exempte d’un certain chauvinisme. La formule fait partie de la culture politique canadienne : le Canada serait le meilleur pays au monde.
On a d’abord forgé cette expression pour dissuader les Québécois de faire l’indépendance et de quitter la fédération. Mais au-delà de la rhétorique politique, il s’agit d’une conviction forte : il y a une forme d’exceptionnalisme canadien, et même de messianisme canadien. Le Canada serait un idéal moral, ce serait la maison de la diversité, ce serait aussi un citoyen global exemplaire : au moment de la COP 21, à l’automne 2015, le Canada a annoncé à tous qu’il se voulait de retour sur la scène internationale, après les trois mandats conservateurs de Stephen Harper (2006-2008, 2008-2011, 2011-2015).
Plus globalement, Justin Trudeau se veut un citoyen global exemplaire, qui proposera une politique étrangère renonçant dans la mesure du possible à la force militaire pour renouer avec la tradition des casques bleus qui, depuis plusieurs décennies, font l’orgueil du pays. C’est à l’intérieur des paramètres onusiens, et strictement à l’intérieur de ces paramètres, qu’une opération militaire pourrait se légitimer. Ainsi, dès son arrivée au pouvoir, il cessera les frappes aériennes canadiennes contre l’État islamique – idéalement, le Canada devait redevenir un pays « casque bleu », comme le voudrait sa tradition d’action internationale. La grande tradition canadienne fondée sur la résolution pacifique des conflits reprenait ses droits. De même, dans le cadre de la crise des migrants, il a fait le choix d’accueillir 25 000 Syriens en morigénant plus ou moins discrètement les pays européens moins zélés en la matière. Il ira même les accueillir lui-même à l’aéroport en bras de chemise pour marquer l’ouverture du pays. Le progressisme contemporain a fondamentalement besoin de sentir sa propre supériorité morale.
Reprenons la formule : le meilleur pays au monde. Le Canada de Justin Trudeau serait un pays d’un autre genre, un pays qui nous parlerait à partir de l’avenir : ce serait, selon la formule de temps en temps reprise par des intellectuels canadiens, une utopie réussie. Si les moyens traditionnels de la puissance manquent au Canada, il a toutefois tendance à se considérer comme une superpuissance morale.
Le laboratoire du progressisme mondialisé
Justin Trudeau n’est pas en poste depuis très longtemps. Ses grandes mesures symboliques, comme la parité, lui ont valu l’approbation médiatique mondiale. Justin Trudeau chante le multiculturalisme comme le système médiatique mondial rêve de l’entendre. Son programme ne s’arrête pas là. Ottawa vient d’adopter une loi qui légalise et normalise le suicide assisté même si elle est un peu moins libérale et permissive que ne l’aurait d’abord souhaité le gouvernement Trudeau. Il a aussi l’intention de légaliser la marijuana. Il a aussi fait tomber la loi qui permettait la déchéance de nationalité des binationaux se rendant coupables de terrorisme. On comprend l’esprit de ces mesures, ce qui a permis à plusieurs analystes français de le comparer, avec raison à bien des égards, à une forme de Terra Nova à la canadienne. L’analyse était juste à condition de s’accompagner d’une nuance : la politique du PLC relève moins d’une stratégie que de la vision la plus naturelle qui soit des élites canadiennes. Le Canada est le laboratoire du progressisme mondialisé.
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Le Canada, en 2017, commémorera son 150e anniversaire – il s’agira, plus exactement, du 150e anniversaire de la création de la fédération canadienne. Cette commémoration sera l’enjeu d’une guerre de mémoire plus ou moins avouée. Les conservateurs, lorsqu’ils étaient au pouvoir, étaient tentés de réhabiliter l’héritage britannique du pays et comptaient sur le 150e anniversaire pour marquer cette réconciliation avec la mémoire de la Couronne. Les nationalistes québécois chercheront à rappeler que le Canada demeure un pays fondamentalement hostile à sa nation francophone, dans laquelle elle est condamnée à une lente mais certaine disparition.
On peut s’attendre à ce que le gouvernement Trudeau s’oriente dans une direction totalement opposée. 2017 permettra plutôt à Ottawa de confirmer l’identité philosophique progressiste du Canada et sa prétention à incarner l’utopie postmoderne qui traverse notre temps.
- On se permettra une nuance toutefois : au-delà des grands discours sur la diversité, Justin Trudeau semble tout simplement avoir été assimilé au Canada anglais – sa maîtrise laborieuse du français en témoigne. D’ailleurs, à l’extérieur du Québec, où on continue étrangement de le voir comme un fils du pays, on ne se trompe pas. Les Français, lorsqu’ils parlent de lui, ne disent pas « Justin Trudeau » mais « Justine » – ils anglicisent simplement son nom, comme s’ils reconnaissaient spontanément l’identité culturelle véritable du Premier ministre canadien. Il faut dire que les trois enfants du couple Trudeau-Grégoire ont des prénoms anglais. On peut y voir un exemple du sort qui attend les francophones au Canada.