Christophe Maillot revient sur le rôle central de John F. Kennedy dans la conquête spatiale américaine, ainsi que sur l’évolution des stratégies des présidents qui lui ont succédé.
Propos recueillis par Paulin de Rosny
En quoi Kennedy est-il le héros politique de la conquête spatiale ?
John F. Kennedy en est en effet le héros, l’étendard, l’incarnation. Celui qui a su porter le rêve spatial américain à ses débuts.
Il faut dire que son talent oratoire, la puissance narrative de ses discours, sa volonté de rattacher la conquête lunaire au mythe de la conquête de l’Ouest, ainsi qu’à celui très fondateur de la Frontière américaine, y sont pour beaucoup.
Après la présidence un peu poussiéreuse d’Eisenhower, Kennedy a sublimé ce moment très particulier de l’histoire de son pays qui l’a vu arriver à la Maison Blanche, pour donner brillamment un nouvel élan, de nouveaux objectifs, une Nouvelle Frontière à la Nation. Pour remobiliser le peuple américain sur de nouveaux défis. Il s’est à cet égard en partie appuyé sur la conquête spatiale pour y parvenir.
C’est précisément pour cela que son discours de 1961 devant le Congrès, appelant à aller sur la Lune avant la fin de la décennie et à garantir la capacité de ramener l’équipage sain et sauf, est resté dans la grande Histoire. C’est précisément pour cela également que son discours de 1962 prononcé à la Rice University au Texas, le fameux « We choose to go to the Moon », reste lui-aussi dans toutes les mémoires.
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Cette postérité de Kennedy sur la conquête spatiale est-elle pour autant méritée ?
Il est indéniable que sa force de caractère, conjuguée à l’élan qu’il a impulsé, ont très largement contribué à faire avancer les choses. Kennedy a de ce point de vue joué un rôle de rassembleur, de catalyseur, en additionnant toutes les forces vives : les acteurs politiques, économiques, industriels, et de la recherche notamment.
Il a, en outre, fait preuve d’un incontestable talent en surmontant de nombreux écueils : l’hostilité d’une partie du Congrès, y compris chez les Démocrates, dont certains considéraient les budgets à mobiliser pour la conquête spatiale comme hors de proportion, d’autant plus que ces financements étaient de fait détournés de politiques sociales et de santé publique jugés beaucoup plus prioritaires. De même, une partie de l’opinion publique était rétive à la conquête spatiale, et en contestait la pertinence. Sans compter les risques qu’encourrait l’équipage, des risques considérés par beaucoup comme inutiles et inévitables.
Kennedy a dépassé ces difficultés, notamment en trouvant les mots justes pour faire converger les impératifs politiques du moment, et les rêves des siècles. En plaçant en effet la conquête spatiale dans la grande Histoire américaine, Kennedy a finalement dit et porté ses compatriotes sur la perspective qui leur convient si bien : ceux qui se conçoivent comme la « Cité sur la Colline », une Cité montrant le chemin et l’exemple, en réalisant des exploits hors de portée des autres Nations. Tout cela est très américain. C’est le génie politique de Kennedy de l’avoir compris. En mettant son pays au défi de relever le gant en allant sur la Lune.
Vous dites pourtant dans le livre que Kennedy doutait.
Effectivement, Kennedy était assailli par les doutes. Seule la concurrence avec l’Union Soviétique lui semblait justifier les sommes faramineuses englouties par la conquête spatiale.
De même, à l’approche de la campagne pour sa réélection en 1964, Kennedy s’inquiétait autant des coûts que de l’impopularité que cette conquête spatiale générait chez une partie des Américains.
Deux entretiens audio confidentiels, provenant d’enregistrements de conversations à la Maison Blanche, montrent et démontrent ainsi la préoccupation de Kennedy. Je retranscrits ces enregistrements dans l’ouvrage. Ces enregistrements, datant de 1962 pour le premier, et de 1963 pour le second, deux mois avant son assassinat, sont absolument stupéfiants. Ils mettent en lumière, en coulisses, un Kennedy inquiet, écrasé par le poids de la tâche et de la responsabilité, et obnubilé par une question : est-il vraiment si utile d’aller sur la Lune ? Une inquiétude très éloignée de l’assurance dont Kennedy faisait preuve lors des discours prononcés en public, à l’occasion desquels sa rhétorique atteignait une qualité exceptionnelle.
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Le Président Kennedy était-il, au fond, passionné, par l’espace ?
En réalité, pas vraiment. Pendant la campagne de 1960 face à Nixon, lors du discours sur la Nouvelle Frontière à Los Angeles en juillet, ou encore lors de son discours d’investiture en janvier 1961, Kennedy n’évoque l’espace que d’un mot.
La vérité, c’est que JFK a beaucoup subi les événements et les influences. Il s’est, en quelque sorte, fait tirer par la manche.
Fait tirer la manche par qui et par quoi ?
Fait tirer par la manche d’abord par les débuts très difficiles de sa Présidence. On se souvient de l’échec du débarquement dans la Baie des Cochons à Cuba. On se souvient surtout, pour ce qui nous concerne ici, de l’exploit de Gagarine. Ces deux humiliations, en tout début de mandat de surcroit, ont contraint Kennedy à devoir reprendre l’initiative et à faire le choix de l’audace. L’URSS ne pouvait pas rester en tête. Le discours de Kennedy devant le Congrès en 1961 est en cela d’abord une réponse à l’exploit soviétique de Gagarine.
On pourrait d’ailleurs presque en déduire que, sans Gagarine, il n’y aurait pas eu de conquête lunaire, en tous les cas pas si tôt, en 1969. Sans Gagarine, les choses auraient pris beaucoup plus de temps, et le délai fixé par Kennedy n’aurait pas été la fin de la décennie, mais une échéance plus lointaine.
Le mérite de Kennedy en tous les cas, c’est d’avoir eu son « moment Gagarine » et d’avoir su réagir, en mettant la barre très haut. Beaucoup plus qu’Eisenhower avant lui, qui avait eu son « moment Spoutnik » quelques années plus tôt, mais sans en appréhender correctement les conséquences géopolitiques pour les Etats-Unis. Sa réaction n’avait pas été à la hauteur.
Quel a été le rôle de Lyndon Johnson, Vice-Président de Kennedy ?
Comme les événements qui viennent d’être évoqués, qui ont mis Kennedy sous pression, Johnson lui a, lui aussi, tiré la manche.
Rappelons que l’intéressé, qui dans les années 50 était le leader démocrate au Sénat, était déjà passionné de conquête spatiale. Il a à cet égard joué un rôle majeur dans la création de la NASA sous Eisenhower.
Mais Johnson est allé plus loin. Lors du vol de Gagarine, c’est lui qui a milité auprès de Kennedy pour une réponse forte, et pour une intervention du Président devant le Congrès. Il n’a cessé d’insister auprès de JFK sur l’importance de la conquête spatiale. Son rôle auprès de lui a donc été décisif. Kennedy lui doit beaucoup, sur ce point du moins.
Johnson reste pourtant très largement oublié dans l’Histoire de la conquête spatiale ?
C’est son drame en effet. Coincé qu’il a été entre le Président Kennedy, qui a donné l’impulsion, et Nixon, sous la Présidence duquel Neil Armstrong a fait ses premiers pas sur la Lune. La politique est parfois injuste, mais c’est ainsi.
Johnson a donc fait le sale boulot, le boulot ingrat de préparation des vols habités vers la Lune. Sans que cela ne soit, aujourd’hui, porté à son crédit.
Mais au demeurant, sans lui, rien n’aurait été possible. C’est d’autant plus vrai que Johnson, derrière ses airs gouailleurs, grossiers, parfois obscènes, avait vraiment du génie politique. Il maitrisait à fond les arcanes du Congrès, le travail parlementaire, et était un vrai stratège dans la construction de la décision publique. C’est ce qui, en qualité de Président, lui a permis de faire aboutir des textes importants en matière sociale et de droits civiques dans le cadre de la Great Society. C’est ce qui lui a aussi permis de maintenir les exigences liées à la conquête lunaire, et à ne pas baisser la garde. Il a fait en sorte que les choses aboutissent.
Le vrai héros de la conquête lunaire, c’est, de ce point de vue, sans doute lui plus qu’un autre. Et ce même s’il semble condamné à rester dans l’ombre, alors que Kennedy a droit à la pleine lumière.
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Après Johnson, Richard Nixon restera lui le Président qui, depuis le Bureau Ovale, s’est entretenu avec Neil Armstrong sur la Lune. Qu’en est-il de sa postérité en la matière ?
La conversation est en effet restée dans l’Histoire. Il faut dire que Nixon avait tellement bien compris le bénéfice politique qu’il pouvait tirer de la conquête lunaire qu’il ne s’est pas fait prier pour se mettre lui-même en scène avec, au passage, beaucoup d’intelligence. D’où l’expression employée par le New York Times, « Nixoning the Moon ».
Mais après 1972, Nixon trace un point final : la Lune, c’est fini. C’est trop cher. La conquête spatiale ne doit pas d’office, selon lui, l’emporter sur les autres politiques fédérales. D’autant que la Guerre froide s’apaise, et que le programme spatial soviétique ne connaît alors pas de réussites telles qu’il faille, pour les Etats-Unis, rester aussi mobilisés qu’avant.
C’est pour autant Nixon qui donne son feu vert au programme de navette spatiale américaine. L’apport de Nixon est donc majeur pour les décennies suivantes. Aussi important sans doute que celui de Kennedy et Johnson. Et aussi important aussi que celui de Reagan après lui, qui impulsera vraiment la logique de militarisation de la thématique spatiale.
Plus récemment, qu’en est-il d’Obama ?
Gerald Ford et Jimmy Carter n’ont pas eu le temps de laisser une vraie empreinte. Reagan s’est excessivement servi du spatial pour affaiblir l’URSS. Bill Clinton n’a lui, en matière spatiale, rien fait du tout, ou si peu.
C’est George W. Bush qui a vraiment relancé la machine, comme son père Georges H. Bush avant lui d’ailleurs. W. Bush impulse en effet le Programme Constellation, qui signe le retour de l’ambition des vols habités vers la Lune et Mars. Mais Obama va casser l’élan.
Pourquoi Obama a-t-il cassé l’élan spatial américain ?
Le Président Obama abandonne le Programme Constellation, arguant du fait que tout cela coûte trop cher, et que les retards accumulés sont trop importants. Aux vols habités vers la Lune et Mars, Obama préfère substituer une autre logique. Celle consistant à réunir les conditions d’une prolongation de la durée de vie de l’ISS, et à privilégier les programmes des sondes spatiales automatiques pour explorer l’univers.
A la décharge d’Obama, il est néanmoins l’homme de son temps. L’espace fait moins rêver en effet. L’âge d’or de la conquête spatiale a laissé la place à un âge normal. Aux logiques politiques et symboliques des années 60, aux temps héroïques de Gagarine et Armstrong, se substituent les logiques privées, commerciales et financières. Les grandes causes collectives et les héros sont désormais remplacés par les satellites de communication et les sondes spatiales. Obama l’avait bien compris.
Quelle a été la réaction ?
Elle a été violente. Obama n’a, en effet, sans doute pas mesuré les conséquences de ses orientations. Il a décidé de tout cela très seul, et n’a pas suffisamment déminé le terrain au préalable. Il s’est alors très rapidement aliéné le soutien de nombreux membres influents du Congrès, notamment ceux sur le territoire desquels l’industrie spatiale génère des milliers d’emplois, je pense notamment à la Floride, au Texas, ou encore à la Californie.
Obama a ainsi sous-estimé la dimension symbolique, pour ne pas dire presque charnelle de la conquête spatiale. Il est allé trop vite. Même Neil Armstrong était alors sorti de sa légendaire solitude et de son mutisme pour dire à quel point selon lui Obama se trompait.
Trump a su alors surprendre tout le monde ?
On sait quelles réserves légitimes Trump peut susciter, au regard de certaines de ses prises de positions et outrances. Ce qui est par contre certain, c’est qu’il est un communiquant politique hors pair, qui saisit ce que l’Amérique profonde veut entendre.
Sur la politique spatiale, il a ainsi vite appréhendé qu’il avait une carte à jouer.
Avec le Programme Artémis qu’il initie, Trump, pour simplifier, reprend l’ambition de George W. Bush, et fixe à nouveau l’objectif de vols habités vers la Lune et, à terme, vers Mars. Après la froideur très désincarnée dont Obama a fait preuve sur la question spatiale, Trump a repris, en quelque sorte, le flambeau d’une ambition pour remobiliser l’Amérique sur cette question.
Nous approchons de l’élection présidentielle de novembre 2024. Quelles sont les perspectives ?
Lorsque Joe Biden a été élu, il a repris à son compte le Programme Artémis de Trump. L’élection de novembre est donc, sur le spatial, sans grand enjeu. Que Harris ou Trump l’emporte, l’une comme l’autre maintiendront ce Programme, avec très rapidement des vols habités vers la Lune, la construction d’une base permanente, et l’objectif ultérieur d’un vol habité vers Mars.