<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> « La race cosmique » : le Mexique à l’épreuve du courant décolonial

22 mai 2021

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Les masques de la mort, costumes de fête au Mexique. (c) Unsplash

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« La race cosmique » : le Mexique à l’épreuve du courant décolonial

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Ayant passé beaucoup de temps à Mexico ces dernières années, je suis tombé une fois dans un marché public sur un opuscule intitulé Somos Mestizos (Nous sommes métis) publié en 1975[1]. Fasciné, je lus l’ouvrage au complet dans la soirée sur ma terrasse de Coyoacán, colonia réputée pour avoir abrité les quartiers généraux du conquistador Hernán Cortés, personnage à qui l’on attribue la chute des Aztèques. Qui sont les Mexicains ? D’où viennent-ils ?

 

C’est à ces questions fondamentales que s’attaque un certain Salvador Camelo Soler dans son petit ouvrage sous forme de discours. « Affirmons notre être. Prenons conscience de notre identité véritable. Assumons-le. Disons avec satisfaction : nous sommes métis ! Heureux de notre condition raciale. Des êtres humains qui ne sont ni plus ni moins que tout autre homme sur Terre[2] », écrit Salvador Camelo Soler.

Le Mexique est une nation bicéphale au double héritage. Il n’y aurait rien à comprendre à ce pays en ignorant cette donnée fondamentale. À l’arrivée de Cortés en 1519, le sang a coulé, mais il s’est mélangé. La fusion de deux peuples a donné naissance à la Nouvelle-Espagne et plus tard, à la nation mexicaine indépendante. En ce sens, ce pays résulte moins de la conquête que de l’union forcée qui en a découlé. Il est moins le résultat d’une victoire que d’une relation amour-haine entre deux grands rivaux.

Une société latino-amérindienne

La première fois que je visitai le modeste musée de l’Armée à Mexico, dans le centro histórico, je fus stupéfait de voir cohabiter dans une même exposition les héros qui furent autrefois de si grands ennemis. Un buste de Hernán Cortés trône non loin de celui de Cuauhtémoc, dernier empereur aztèque que le conquistador fit torturer pour avoir organisé la résistance durant le siège de Tenochtitlán. Dans ce musée comme dans l’imaginaire mexicain, il est fascinant de voir mis sur un pied d’égalité des personnages dont les mondes respectifs ne pouvaient pas être plus aux antipodes.

Pour comprendre le Mexique, il faut toujours revenir à sa dualité fondatrice. La coexistence du pain et des tortillas, ce pain de maïs consommé depuis des millénaires par les Amérindiens, n’incarne-t-elle pas cet équilibrisme identitaire ? Par habitude et pour nous faire comprendre, nous parlons couramment du Mexique comme d’un pays latino-américain, mais il s’agit en vérité d’une société indo-latine. À l’heure actuelle, pour rendre aux Indiens de l’Inde ce qui leur revient, sans doute faudrait-il dire latino-amérindienne.

La rencontre des cultures en présence fut extrêmement brutale, mais reste irréversible. Les plus pessimistes estiment que l’union n’a jamais été vraiment consommée, car il persiste encore dans l’air une tension spirituelle, un jeu d’oppositions qui fait toutefois la singularité de cette identité.

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Au Mexique, le métissage est même un thème utilisé dans la publicité, preuve qu’il est encore bien vivant dans les esprits. « Ni claire ni foncée : métisse », tel est l’un des récents slogans de la bière Victoria, très populaire, laquelle est bel et bien de couleur ambrée. « Nous sommes les fils du mélange : connais ton métissage » pouvait-on lire récemment aussi sur des panneaux publicitaires de cette cerveza.

Spécialiste renommé de la conquête, l’hispaniste britannique Hugh Thomas a estimé que la moitié des colons espagnols étaient mariés avec des femmes amérindiennes en Nouvelle-Espagne vers la moitié du xvie siècle[3]. Peu avant, en 1514, le roi de Castille, Ferdinand le Catholique, promulgua une loi pour autoriser les mariages mixtes. Très tôt dans la vie de ce pays, non seulement le métissage est devenu une réalité culturelle et biologique, mais il a fait plus tard l’objet d’un projet politique auquel adhéra l’auteur de Somos Mestizos. « Nous faisons croître l’homme nouveau. Le métis satisfait de sa double origine qui terrasse le mensonge. Nous sommes un aigle aux fortes griffes, au cerveau intelligent et aux ailes puissantes, capables de lever le vent destiné à vaincre les sommets des montages[4] », écrit-il. En 1925, l’écrivain et ancien secrétaire de l’Éducation publique, José Vasconcelos Calderón, parlera même d’une race cosmique dans un célèbre livre éponyme, une cinquième race condensant en son sein tous les fragments épars de l’universalité. Durant les premiers temps de la colonisation, l’arrivée de quelques centaines d’esclaves africains sur les côtes contribuera aussi à penser ultérieurement l’identité mexicaine à partir de l’humanité entière, de même que l’arrivée de plusieurs milliers de Chinois à la fin du xixe siècle. « Nous sommes métis et cette condition nous délivre un certificat d’universalité. Dans nos veines coule le torrent de l’humanité entière[5] », poursuit l’auteur quasi inconnu de Somos Mestizos.

Le métissage est devenu un véritable projet à partir de 1940, particulièrement sous l’impulsion du président Lázaro Cárdenas, célèbre pour avoir nationalisé l’industrie pétrolière. Dès lors, le métissage a été soutenu par l’État via la mise en place de politiques publiques. Le hic, c’est que les partisans du métissage et de la nation une auraient au fond contribué à l’hispanisation des peuples amérindiens, lesquels n’auraient jamais dus l’être dans la nouvelle perspective décoloniale. Pour cette raison, une partie de la nouvelle gauche mexicaine voit aujourd’hui le métissage comme le prolongement de la domination espagnole sur tout le continent, et non comme la richesse extraordinaire qu’il est pourtant.

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Conflit identitaire : la légende noire contre la légende rose

Sans être hermétiques, deux visions se sont affrontées dans l’histoire du Mexique et s’affrontent encore actuellement au sujet de sa fondation. La première est la légende rose, laquelle présente la conquête du Mexique et la colonisation qui s’ensuivit comme un acte civilisateur ayant mis fin à des siècles de sacrifices humains et de tyrannie superstitieuse. Sans nécessairement présenter les autochtones comme une race inférieure, la légende rose insiste sur l’importance de l’héritage espagnol dans le Nouveau Monde, héritage qui l’aurait emporté sur son rival amérindien et qu’il conviendrait de reconnaître davantage. Mieux connue, la deuxième vision est la légende noire, laquelle présente le monde amérindien vaincu par les conquistadors comme un sommet de civilisation dont les restes doivent être préservés par tous les moyens. Par le fait même, la légende noire présente les Espagnols comme des êtres sanguinaires ayant commis des massacres, voire des génocides sur lesquels il n’existe toutefois aucun consensus parmi les historiens.

Dans son livre La Légende noire de l’Espagne (2009), l’historien Joseph Pérez rappelle que cette vision négative ne concerne pas seulement le Mexique, mais le passé de l’Espagne dans son ensemble, pays qui aurait été victime d’une campagne de dénigrement de la part de ses concurrents européens à partir du xvie siècle. Jalousée pour ses richesses et sa puissance, l’Espagne aurait injustement été traitée par les intellectuels protestants en particulier, lesquels auraient réussi à faire passer son entreprise coloniale comme plus criminelle et destructrice que celles de l’Angleterre et de la France. Dans cette optique, la légende noire relèverait presque de la propagande… Selon Pérez, le fanatisme, l’intolérance et l’obscurantisme supposés des Espagnols, ainsi que le massacre des Indiens d’Amérique – largement amplifié par la même littérature anti-espagnole – expliquent encore aujourd’hui la persistance de la leyenda negra[6].

Bien que surtout occupé à tenter de combattre le crime organisé et redresser l’économie, le président en place depuis juillet 2018, Andrés Manuel López Obrador, décida en mars 2019 de prendre parti pour la légende noire et le sanglot de l’homme blanc. Dans une vidéo filmée sur le site archéologique maya de Comalcalco, il s’adressa à l’ancienne métropole et lui demanda de s’excuser pour les abus commis lors de la conquête. De descendance espagnole, le président se retourna en quelque sorte contre ses propres ancêtres. Un geste perçu comme très populiste dans la presse mexicaine, qui n’a toutefois jamais semblé très favorable au président de gauche, dont l’abréviation du parti, Morena (Movimiento de regeneración nacional), renvoie aussi à la couleur brune, celle de la peau des Amérindiens et métis. Demander des excuses au nom des peuples autochtones, c’est ainsi défendre une grande partie de la population défavorisée. Le gouvernement espagnol ne tarda pas à répondre que cela n’arriverait pas, car il est hors de question pour lui de s’excuser pour une histoire dont il n’est plus maître.

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Quand la nouvelle gauche américaine impose sa vision du monde

Ces dernières années, un courant hostile à l’empreinte espagnole et plus largement occidentale a vu le jour dans presque tous les pays des Amériques. Le mouvement a été particulièrement actif lors des séances de déboulonnage de statues qui ont eu lieu après la mort de George Floyd en mai 2020. Aux États-Unis, plusieurs statues de Christophe Colomb ont été vandalisées puis retirées de leur socle par des manifestants. Des bustes de Cervantès et du missionnaire franciscain Junípero Serra ont également été vandalisés à San Francisco en Californie, ce qui a indigné une partie de la communauté latino-américaine aux États-Unis. Au Mexique, depuis plusieurs années déjà, des groupes prônent également une révision en profondeur de l’espace public, laquelle passerait par le retrait de statues de personnages liés à la conquête, en particulier Hernán Cortés, dont le nom reste malgré tout associé à un grand traumatisme. Comme dans plusieurs pays occidentaux, il est aussi suggéré de renommer des rues importantes. Mais saura-t-on trouver l’équilibre fidèle à l’identité mexicaine ?

Sous l’influence de la gauche américaine, des courants plus préoccupés par les enjeux liés à la diversité culturelle que par la pauvreté sont en train d’émerger au Mexique. Il faut lire régulièrement El País pour constater qu’une partie de la gauche latino-américaine se laisse tranquillement séduire par son homologue américaine. Force est de constater que la gauche décoloniale colonise le monde. Elle impose sa vision de la diversité dans de nombreux pays sans se soucier des réalités locales. Elle applique universellement une même grille de lecture souvent défaillante sur son propre terrain. Le modèle du multiculturalisme américain est inadapté au Mexique, car il suppose que chaque groupe racial dispose d’une culture qui lui est propre, unique, alors que l’Amérique latine n’a jamais pensé la culture d’une manière aussi rigide. En suivant la logique ségrégative du racialisme américain, il faudrait que les groupes restent purs, immaculés, isolés les uns des autres. Malgré leur caractère multiethnique, les pays latino-américains restent marqués par une étonnante unité culturelle.

Le rejet de l’empreinte espagnole a engendré un déplorable rejet du métissage en Amérique latine. Le Mexique est tellement intrinsèquement double qu’on se demande à quoi sert la démarche du mouvement décolonial, sinon à recréer des tensions entre deux communautés perméables. Faut-il alimenter un désir de revanche sur les Mexicains de descendance espagnole au nom de la concorde entre les races ? Les théories de la décolonisation sont illusoires et dangereuses. Le respect des Premières Nations, l’amélioration de leurs conditions de vie et la lutte contre le racisme n’ont pas besoin de s’appuyer sur cette utopie régressive. Comment séparer Mexico de la Castille, l’Amérique de l’Occident, la pyramide et la croix ? Certains militants antiracistes rêvent de démêler des hommes au nom d’un âge d’or révolu. Le Mexique contemporain n’est pas moins espagnol qu’amérindien : il ne peut pas revenir en arrière pour effacer la moitié de lui-même.

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[1] Salvador Camelo Soler, Somos Mestizos. Crear un carácter que rinda culto religioso a la honradez, Mexico, B. Costa-Amic Editor, 1975.

[2] Ibid., p. 10.

[3] Voir César Cervera, « Así promovió España los matrimonios mixtos con indígenas 500 años antes de que fuera legal en EE.UU », ABC Historia, 9 juillet 2020 et Carmen Posadas, « Revisionismo histérico », XL Semanal, 21 septembre 2020.

[4] Salvador Camelo Soler, Somos Mestizos. Crear un carácter que rinda culto religioso a la honradez, Mexico, B. Costa-Amic Editor, 1975, p. 41.

[5] Ibid., p. 103.

[6] Joseph Pérez, La Légende noire de l’Espagne, Fayard, 2009, p. 83.

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Photo : Les masques de la mort, costumes de fête au Mexique. (c) Unsplash

À propos de l’auteur
Jérôme Blanchet-Gravel

Jérôme Blanchet-Gravel

Auteur et journaliste québécois. Dernier livre paru : La Face cachée du multiculturalisme, Paris, Cerf, 2018.
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