L’année 2021 marque-t-elle un durcissement de l’autoritarisme en Russie ? La condamnation d’Alexeï Navalny à deux ans et demi de prison et son incarcération dans un camp de travail ont été très sévèrement jugées en Occident. Le traitement réservé au célèbre opposant russe et à ses partisans du Fonds de lutte contre la corruption (FBK) a justifié l’adoption de nouvelles sanctions américaines contre de hautes personnalités russes, suivies, un mois plus tard, d’un nouveau train de sanctions financières.
Plus que jamais, l’heure est à la « nouvelle guerre froide ». En témoigne, par exemple, le ton employé par la directrice du programme Europe de l’Est et Asie centrale d’Amnesty International, digne des grandes heures du combat des années 1970-1980 pour les dissidents et le respect des droits de l’homme en URSS, réagissant à la suspension, par le parquet de Moscou, des activités des 34 organisations régionales du FBK, mises en cause, conformément à la législation en vigueur, pour « activité extrémiste » :
« L’ampleur de cette attaque cynique, qui bafoue le droit à la liberté d’expression et d’association de milliers de personnes, est sans précédent. Si la décision est prise d’interdire les organisations visées, les partisans d’Alexeï Navalny, qui forment le plus grand groupe d’opposition du pays, pourraient faire l’objet de poursuites pénales pour leurs activités légitimes de militantisme politique ou de défense des droits humains. L’objectif est clair : liquider le mouvement d’Alexeï Navalny pendant qu’il languit en prison. Signe symbolique et particulièrement révélateur de la lâcheté des autorités russes, la procédure judiciaire a été déclarée secrète et se tiendra à huis clos, sans garanties suffisantes d’équité. »
Répression de l’opposition hors système…
Une vague de répressions s’abat sur l’opposition dite hors système – un terme qui désigne l’ensemble des organisations ne sont pas reconnues officiellement comme des partis politiques et qui, de ce fait, sont maintenues à l’écart de la compétition électorale.
Certains médias emblématiques des milieux de la dissidence libérale et démocrate, très engagée contre Vladimir Poutine – tel le magazine étudiant Doxa ou, plus emblématique encore, la chaîne d’information en ligne Meduza – se retrouvent dans le collimateur judiciaire, sous le coup de la législation contre l’extrémisme (la loi fédérale visant à « lutter contre les activités extrémistes », adoptée en 2002, a été amendée et renforcée en 2008 et 2015) ou de celle qui encadre l’activité des organisations recevant des financements étrangers. Cette loi, adoptée en 2012 (renforcée en 2020 sur le modèle de la loi américaine FARA (Foreign Agents Registration Act, 1938), oblige les ONG recevant des financements de l’étranger à se faire enregistrer et à afficher la mention « agent de l’étranger » dans toutes leurs publications, notamment sur Internet, au risque de subir des restrictions de leur activité ou d’être condamnées à des amendes.
Il n’en reste pas moins que l’analyse développée par Amnesty International, qui conclut à un net durcissement autoritaire en Russie, en symbiose avec la volonté de la nouvelle administration Biden de renforcer les sanctions contre la Russie, et en étroite convergence avec la vague médiatique qui l’accompagne, réduit considérablement la focale et, par ce biais, omet l’essentiel.
… et réorganisation du champ politique
Tout indique que le pouvoir a entrepris, dans la perspective des élections législatives du 19 septembre 2021, de revoir l’administration politique du pays, jusqu’ici fondée sur la domination sans partage ou presque du parti Russie unie – un parti qui dispose depuis 2004 d’une confortable majorité des deux tiers à la Douma d’État du pays – en vue d’élargir la base du soutien au pouvoir aux partis jusqu’ici considérés comme relevant de l’opposition systémique, c’est-à-dire le Parti communiste (KPRF), le LDPR (le parti du célèbre trublion protestataire Vladimir Jirinovski) et Russie juste.
Anticipant l’incapacité du parti Russie unie, au vu des sondages récurrents, à regagner une aussi large majorité qu’aux précédents scrutins, le pouvoir chercherait à coopter, du moins en partie, l’opposition systémique.
Dès lors, la répression menée contre l’opposition hors système ne doit pas être simplement analysée comme le signe d’un tournant plus autoritaire du système en place, mais comme une importante évolution du système politique, dont la légitimité reposerait non plus simplement sur un parti ultra-majoritaire et dominant, mais sur la coalition informelle de tous les partis du système, réunis autour d’un « consensus patriotique » sur la défense de la politique de puissance et de la souveraineté de la Russie contre tous ceux qui, de l’extérieur comme de l’intérieur, pourraient remettre ces principes en cause.
La lassitude de la population
Sept ans après le « Printemps russe » de 2014, moment de forte cohésion entre les Russes et leurs dirigeants produite par l’annexion suivie du rattachement de la Crimée à la Russie, le pouvoir a grand besoin de renforcer sa légitimité et d’en renouveler le répertoire.
La ferveur patriotique occasionnée par cette « petite victoire » de la Russie en Crimée (victoire arrachée à l’Ukraine et, derrière elle, à l’Occident) a laissé place à la grogne sociale. L’opinion publique russe s’est lassée de n’entendre parler que « de l’Ukraine et de la Syrie » sur toutes les chaînes, au détriment des sujets qui la préoccupent au premier plan : le pouvoir d’achat qui diminue, l’inflation qui grimpe, l’emploi qui stagne, les aides sociales qui sont insuffisantes…
Le passage du coronavirus n’a fait qu’amplifier, au sein de la population, le sentiment qu’elle subit le contrecoup d’une profonde crise sociale et économique. Dans son adresse aux deux chambres du Parlement, le 21 avril dernier, Vladimir Poutine a appelé à la mobilisation générale, à la fois contre la crise économique post-Covid et contre l’hostilité occidentale, mises sur un même pied. Le président russe a fait montre de volontarisme, annonçant l’adoption de nombreuses mesures visant à une relance de l’économie dont la croissance, sans être aussi terne que celle des pays européens, stagne depuis 2014. Citons deux chiffres significatifs : en 2020, les revenus disponibles des ménages russes ont baissé de 10,6 % par rapport à ceux de 2014, tandis que la part des allocations sociales dans la structure des revenus des ménages est de 21 % (elle était de 18,6 % en 2014).
Certaines des mesures décrétées par Poutine sont symboliques et à fort effet d’annonce, tels l’obligation faite aux grands groupes d’investir davantage ou l’octroi de crédits publics destinés aux infrastructures. On trouve aussi de nombreuses mesures sociales, ciblées en direction des familles les plus modestes et les plus précaires, parfois non dépourvues d’une intention politicienne : ainsi, une allocation de rentrée de 10 000 roubles (110 euros) par élève sera versée fin août, à la veille des élections législatives…
Le subtil jeu d’équilibre des communistes
Trois jours après ce discours présidentiel, le XVIIIᵉ congrès du KPRF, premier des partis de l’opposition systémique représentée à la Douma (42 sièges sur 450, devant le LDPR, 40, et Russie juste, 23 ; Russie unie en détient 335), offrait aux parlementaires et aux cadres dirigeants communistes l’occasion de rivaliser dans la critique de ces mesures, « inaptes à résoudre les problèmes socio-économiques de fond ».
Il faut reconnaître que le président russe a soigneusement évité d’aborder les questions de fond, telles que le faible niveau de la rémunération du travail, le sous-emploi chronique des personnes peu qualifiées, le faible niveau de taxation du foncier et des revenus d’activité des entreprises, les inégalités sociales et territoriales croissantes en Russie… Concluant le congrès d’un parti qu’il dirige depuis 28 ans, Guennadi Ziouganov surenchérissait : Vladimir Poutine, certes « conscient de l’ampleur de la crise » sociale, est « l’otage de son oligarchie ». Il est temps, s’exclamait-il, de « mettre fin à la bacchanale capitaliste et de rétablir la planification ».
Pourtant, dans le même souffle, Ziouganov se range derrière Vladimir Poutine dont il soutient sans réserve la politique extérieure et de sécurité, et décoche quelques flèches supplémentaires contre Navalny, qui « ne cherche qu’à répandre le chaos en Russie pour mieux [livrer celle-ci] aux forces du globalisme ». Des propos qui vont dans le sens de ceux que Ziouganov avait tenus en janvier :
« Je ne considère pas [Navalny] comme un opposant. […] C’est un auxiliaire du nouveau président des États-Unis […]. Les patrons des corporations transnationales ont décidé de renverser Poutine […] en choisissant Navalny comme principal figurant d’un Maïdan russe. »
Pour Ziouganov, il était surtout impératif de réaffirmer la loyauté du KPRF à l’égard du Kremlin, après qu’un certain nombre d’élus et de cadres régionaux du parti avaient ouvertement soutenu les manifestants pro-Navalny et publiquement défendu celui-ci au moment de son procès.
L’administration de l’électorat par le pouvoir
Dans une tribune récente, le politiste Boris Kagarlitsky revenait sur la notion, centrale dans la vie politique russe, d’« administration politique », estimant qu’en Russie, « ce qu’on appelle la politique [se résume à] l’administration de l’électorat » [par le pouvoir] – un électorat russe largement dépolitisé, qui « réagit essentiellement à des stimulations symboliques lancées dans les médias » et au sein duquel « ceux qui ont des convictions politiques représentent tout au plus 10 % » de l’ensemble.
L’administration politique passe donc par le pilotage de la vie politique par le pouvoir. Pour l’heure, il s’agit en priorité de juguler les conséquences politiques de la crise économique et sociale et de limiter le reflux attendu du parti Russie unie. Diverses « techniques » politiques ont été expérimentées à l’échelon régional dans ce dernier but, notamment à travers la multiplication des candidatures « sans étiquette ». Il semble néanmoins acquis, pour l’administration présidentielle, qu’il faudra se résoudre à ce que Russie unie perde la majorité constitutionnelle.
Dans cette perspective, le pouvoir doit impérativement composer avec l’opposition systémique et renforcer, au sein des partis qui la composent, la position des cadres et des dirigeants les plus « loyaux ». Citons le cas, emblématique, de l’intégration (en février dernier) du mouvement de l’écrivain nationaliste Zakhar Prilepine, grande voix du « Printemps russe », héraut du soutien aux forces séparatistes du Donbass, à la formation d’opposition systémique Russie juste, une manœuvre dont il est peu contestable qu’elle a été pilotée « d’en haut » et qu’elle est destinée à renforcer l’aile « gauche patriotique » des forces politiques loyales au Kremlin. Le pouvoir compte de cette façon faire contrepoids à une protestation sociale qui s’étend à travers le pays et contribue à miner la légitimité du pouvoir. Car le mouvement de Navalny est l’arbre qui cache la forêt de nombreuses autres mobilisations, plus ancrées dans le terrain social russe, localisées, sporadiques et apolitiques, comme la contestation des fraudes immobilières, le « mouvement des poubelles », les multiples et récurrentes protestations contre les réformes sociales et des retraites, la protestation – plus inquiétante encore pour le pouvoir – contre l’éviction par Poutine du gouverneur, élu, de la région de Khabarovsk…
La demande de justice sociale se fait d’autant plus pressante que la crise a encore accru la dépendance d’un nombre toujours croissant de Russes à l’égard de l’État, qui verse les pensions, les subventions, les aides sociales.
Les limites de la stratégie du Kremlin
Cette stratégie de sauvetage de sa majorité parlementaire par le pouvoir réussira-t-elle ? Contentons-nous, pour l’heure, d’en souligner certaines limites.
Activé par l’hostilité du bloc occidental à l’égard de la Russie sur tous les terrains ou presque, le ressort patriotique – l’appel au soutien à la Mère-Patrie en danger – reste efficace. Mais s’il était trop utilisé, il pourrait finir par s’user, surtout lorsque les dirigeants « patriotes » achètent des biens immobiliers de prestige, expatrient leurs fortunes ou envoient leurs enfants faire leurs études supérieures dans ces mêmes pays occidentaux hostiles qui mettent la Russie sous sanctions (et dont ils détiennent parfois le passeport !)…
Le vote des amendements constitutionnels permettant à Vladimir Poutine de rester à la présidence pour deux mandats après 2024 est, lui aussi, à double tranchant : si sa popularité, qui demeure élevée, venait à s’effondrer, cela viendrait fragiliser l’institution présidentielle et la « verticale du pouvoir ».
Enfin, la cooptation de l’opposition systémique au sein du « parti du pouvoir » priverait ce dernier d’un levier essentiel d’opposition loyale, transformant un régime à parti dominant en régime à parti presque unique qui se retrouverait seul face à une opposition hors système qui, dans ces conditions, ne pourrait que gagner en force.
Jean-Robert Raviot, Professeur de civilisation russe et soviétique, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.