Jean de Viguerie, historien des mentalités et du XVIIIe siècle, vient de décéder. Le Professeur Philippe Pichot Bravard, qui l’a longtemps côtoyé, revient sur l’œuvre majeure de celui qui fut un maître et un humaniste.
Jean de Viguerie vient de nous quitter. Il s’est éteint paisiblement le 15 décembre dernier, dimanche de Gaudete, à l’orée de son quatre-vingt-cinquième anniversaire. Il était né à Rome le 24 février 1935.
La mort de Jean de Viguerie est une belle illustration de ce proverbe africain bien connu : « Un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ». Jean de Viguerie était un Maître, un grand Maître. Il était peut-être l’un des derniers maîtres de l’Université française. Tout au long de sa vie, Jean de Viguerie cultiva les vertus qui permettent d’être regardé comme un Maître : la piété à l’égard de ceux qui avaient été ses propres maîtres, en particulier Louis Jugnet, l’humilité, le dévouement, l’érudition, l’amour de la vérité, la prévenance et la bienveillance. Il donna à ses élèves le meilleur de lui-même. Il exerça l’art de nourrir et de développer par le savoir l’intelligence de ses élèves, d’aiguiller leur curiosité, de stimuler leur recherche tâtonnante de la vérité. L’exigence qu’il s’imposait à lui-même devint ainsi l’une des plus belles expressions de la charité. Jean de Viguerie respectait et aimait ses élèves. Résistant à la « dictature du relativisme », dont Benoît XVI devait dénoncer la toxicité, Jean de Viguerie fut un maître catholique, et non pas seulement un maître qui, par ailleurs, dans la discrétion de son intimité familiale, eut été catholique. La foi irriguait toute la vie de Jean de Viguerie et nourrissait sa vie de professeur. Cette foi publiquement assumée l’exposa à de multiples avanies, à un certain isolement. S’il en fut affecté, il n’en méconnut pas les avantages : préservation de la fièvre académique et indépendance d’esprit. Cependant, cette liberté eut également son prix : Jean de Viguerie l’éprouva lorsque la Sorbonne, où il aurait dû enseigner, refusa de l’accueillir en son sein. Les titres, les rubans et les honneurs lui furent épargnés. Jean de Viguerie était au-dessus de tous ces brimborions. Cet homme d’honneur ignora les honneurs.
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Un historien des mentalités
Jean de Viguerie illustre à merveille qu’un universitaire digne de ce nom, s’il ne perd pas de vue le sens de sa vocation, peut bâtir une œuvre importante en dépit de circonstances violemment contraires. Cette œuvre, il en a décrit la genèse dans Itinéraire d’un historien. Prenant le contrepied des dogmes structuralistes qui dominent l’enseignement de l’histoire en France depuis la fin de la seconde guerre mondiale, Jean de Viguerie s’est intéressé à la formation des intelligences, à l’étude des croyances et des mentalités, à l’influence des idées sur le cours des événements. Son œuvre est toute entière consacrée à l’intelligence chrétienne, et à la crise de l’intelligence qui marque le monde occidental depuis que fut rompu, au XVIIe siècle, le dialogue nécessaire entre la foi et la raison. De cette œuvre, nous retiendrons les études consacrées à l’histoire de l’éducation, dans le prolongement de la thèse qu’il rédigea sous la direction de Roland Mousnier, notamment L’Église et l’éducation, ou encore Les Pédagogues, ainsi que les ouvrages consacrés à l’histoire du XVIIIe siècle : Le catholicisme des Français de l’Ancienne France ; Christianisme et Révolution ; l’Histoire et Dictionnaire du temps des Lumières ; Louis XVI, le Roi bienfaisant ; sans oublier la remarquable biographie consacrée à Madame Elisabeth, Le sacrifice du soir, qui sert aujourd’hui de référence principale aux travaux de la commission historique pour la cause de béatification de la princesse.
Jean de Viguerie avait également entrepris de décortiquer les principaux mythes de notre vie institutionnelle, consacrant un essai magistral à l’idée de patrie ; Les Deux Patries resteront comme l’un de ses livres majeurs. Jean de Viguerie y opposait deux conceptions de la patrie, d’une part, la terre des pères, fondée sur l’enracinement et les vertus morales, d’autre part, la patrie révolutionnaire, fondée sur l’adhésion aux idées de la Révolution, idole à laquelle sont dressés des autels. Aimant profondément la France, Jean de Viguerie montrait à quel point l’idolâtrie de la patrie révolutionnaire avait abîmé, ruiné et saigné la France. Quinze ans plus tard, il s’intéressa à L’Histoire du Citoyen, qui est le ressortissant de la patrie révolutionnaire. Le troisième volet de ce triptyque, partiellement rédigé, devait porter sur la République. Longtemps, ces livres resteront les références incontournables de ceux qui cherchent à comprendre le combat des idées et la crise de l’intelligence que traverse le monde occidental depuis la révolution cartésienne du XVIIe siècle.
L’Histoire et la Poésie
L’œuvre de Jean de Viguerie est une œuvre majeure. La qualité de cette œuvre doit beaucoup à la méthode adoptée, au génie propre de Jean de Viguerie. Il n’était pas un savant froid qui disséquait les vieux parchemins comme un biologiste penché sur son microscope. Le passé n’était pas pour lui une matière morte, mais un organisme vivant qu’il s’employait à réveiller sous nos yeux. Conférencier ou professeur, il racontait l’histoire. Il savait recréer l’atmosphère de l’époque qu’il décrivait. C’est ce qui en faisait le meilleur historien du XVIIIe siècle. Il faisait voyager ses lecteurs dans le temps, leur racontant, dans une très belle langue, émaillée de pointes d’humour, la vie de ceux qu’il étudiait. Son style y contribuait beaucoup, style classique, agréable, qui manifestait, par sa limpidité, au lecteur, la courtoise déférence de l’écrivain. Sous sa plume, Louis XVI, Madame du Deffand, Fontenelle, Marmontel ou Madame Elisabeth redevenaient des êtres de chair qu’il savait nous rendre familiers en quelques pages.
Imprégné de culture classique, Jean de Viguerie cultivait la poésie, fréquentant assidument Péguy, Baudelaire, Malherbe et Racine, dont il aimait à lire la traduction des Psaumes. Il était à la fois historien et poète, ce qui lui permettait de rendre vie au passé, de sonder l’âme des ancêtres, de dissiper les brumes de l’Histoire. C’est là le secret qu’il avait confié dans le discours qu’il prononça lors de la réception au sein de l’Académie des Jeux Floraux le 16 décembre 2001 :
« L’histoire est l’une des neuf muses. Elle est même souvent citée la première des neufs. […] L’histoire et la poésie se ressemblent. L’une et l’autre s’attachent à l’unique et à l’inexplicable. L’une et l’autre se tiennent respectueusement sur le seuil de la maison des mystères. L’une et l’autre surpassent la mort et suppriment le temps. La Poésie éternise l’instant, et l’histoire le retrouve et le fait revivre dans un éternel présent ».
Cependant, Jean de Viguerie ne fut pas seulement un grand universitaire et un grand écrivain, il était aussi un grand homme. Ses amis, bouleversés par l’annonce de sa mort, conserveront longtemps le souvenir d’un authentique gentilhomme, d’une courtoisie, d’une bienveillance, d’une douceur, d’une délicatesse remarquable qui se combinaient au mieux avec la force de convictions et le souci de la vérité. Douceur et solidité. Sa vie intérieure très riche nourrissait une profonde sagesse, dont son sens aigu de l’humour était l’une des expressions les plus appréciées. Il était pour beaucoup un phare dans la tempête que traverse notre époque. Longtemps, son souvenir continuera de guider les consciences. Pour l’heure, la vie de cet ami du Christ fait écho à la parabole des trois serviteurs : « C’est bien, bon et fidèle serviteur ; parce que tu as été fidèle en peu de choses, je t’établirai sur beaucoup ; entre dans la joie de ton maître » (Mathieu, XXV, 21).
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Retrouvez une émission avec Jean de Viguerie sur Canal Académie.