<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Javier Milei, « le fou de la pampa », et le nouvel avenir de l’Argentine

15 janvier 2024

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Javier Milei recevant le sceptre présidentiel de la part d'Alberto Fernandez, le président sortant. (c) wikipédia

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Javier Milei, « le fou de la pampa », et le nouvel avenir de l’Argentine

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Javier Milei, souvent surnommé El Loco de la Pampa (le fou de la Pampa), a gagné haut la main la présidence de la République argentine le 19 novembre 2023, avec 55,7 % des voix face au candidat péroniste Sergio Massa (44,2 %). Et pour beaucoup, ce vainqueur est une énigme.

Article paru dans le numéro 49 de janvier 2024 – Israël. La guerre sans fin.

Les uns le considèrent comme un extrémiste de droite, ce qu’il n’est pas, d’autres le prennent pour un fou, et il l’est peut-être un peu, comme tous les utopistes. Lui se dit libertarien, lesquels cherchent à maximiser l’autonomie et à minimiser l’État et ses violations des libertés individuelles. Il s’agit peut-être d’une illusion, mais est-ce une folie ? Le candidat péroniste, Sergio Massa, semblait le penser quand il s’interrogeait lors d’un débat public sur la santé mentale de son concurrent. Milei lui rétorqua : « La différence entre un fou et un génie, c’est le succès. » Cette réplique révèle à la fois un sens inné de la répartie et la haute idée que Milei a de lui-même. Excentrique et colérique, parfois très grossier envers ses adversaires, propriétaire de cinq chiens qui portent les prénoms des grandes figures de l’École autrichienne d’économie, il apparaît souvent vêtu d’un blouson de cuir et porte une imposante coiffure en bataille qui lui a valu un autre surnom, Peluca (perruque). Dans cette tenue, il évoque encore, à l’âge de 53 ans, l’image de ce qu’il fut dans sa jeunesse, le chanteur d’un groupe de rock, Everest, qui jouait la musique des Rolling Stones. Quand une animatrice de télévision l’interroge un soir sur ses cheveux, il répond qu’ils n’étaient peignés que « par la main invisible ».

Un agité du bocal ?

Cet homme, certes un peu « agité du bocal[1] », n’a cependant rien d’un fou. Il s’avère un économiste cohérent, fidèle à ses idées jugées hétérodoxes par ses adversaires. Il prône l’individualisme et déteste l’État que chérissent les partisans de la droite autoritaire. Il n’est donc pas d’extrême droite, comme ses opposants le prétendent. Il n’est pas non plus un inconnu surgissant du néant. Javier Milei a une longue carrière derrière lui. Il a enseigné pendant plus de vingt ans dans diverses universités argentines et étrangères les mécanismes de la croissance et les mathématiques financières. Il a également travaillé pour plusieurs entreprises financières et est membre du World Economic Forum de Davos. Comme l’un de ses maîtres à penser, l’économiste « autrichien » Murray Rothbard, Milei se dit « anarcho-capitaliste en théorie, libéral-libertarien et minarchiste dans la vraie vie[2] ». Milei a aussi produit une cinquantaine d’études économiques et une dizaine de livres dont l’un, El Camino del Libertario, publié en 2022, expose ses options libertariennes[3]. Mais ni sa carrière d’économiste ni ses ouvrages ne lui ont apporté la notoriété que lui ont offerte très vite les télévisions et les radios argentines où sa véhémence et ses insultes envers ses opposants ont galvanisé des auditeurs de plus en plus nombreux.

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Le 15 septembre 2023, interrogé par un journaliste de Fox News, Tucker Carlson, Milei critique avec véhémence le ministère des Femmes, le pape François qu’il traite de « merde communiste », le socialisme, et l’avortement qu’il considère être un « assassinat[4] ». Il promet également qu’aucun traité commercial ne sera signé par lui avec la Russie de Poutine, le Brésil de Lula ou la Chine de Xi Jinping. Il revendique enfin, comme tous ses prédécesseurs, la souveraineté de l’Argentine sur les îles Malouines.

« El General Ancap » [anarcho-capitaliste]

Son programme est d’une radicalité époustouflante : réduire de moitié les dépenses publiques, baisser les impôts, limiter les compétences des ministres au seul domaine régalien, vider autant de fonctionnaires qu’il est possible, imposer l’obligation d’un budget équilibré. Il veut aussi dissoudre la Banque centrale et adopter le dollar américain comme monnaie nationale. Il considère l’impôt comme « un vol », les politiciens péronistes, « une caste », l’État « la plus grande organisation criminelle du monde[5] ». Le programme de Milei propose enfin des mesures sociétales très radicales, comme la liberté du marché des armes et des organes humains.

Malgré l’étrange dichotomie entre le libéralisme économique et le conservatisme social, les intentions de Milei ont manifestement séduit l’électorat argentin, notamment la jeunesse. Il représente aussi l’espoir de la fin du péronisme pour les affiliés du centre droit. Mauricio Macri, président de la République de 2015 à 2019, et Patricia Bullrich, ancienne péroniste devenue figure de la droite radicale, ont appelé leurs électeurs à voter pour Milei au second tour du scrutin. Ils ont également organisé une réunion au cours de laquelle ils ont conseillé calme et modération au candidat. Étonnamment, Milei va se plier aux exigences de ses partenaires en renonçant à libérer le marché des armes et des organes humains et en promettant de préserver les secteurs de l’éducation et de la santé de ses coupes budgétaires.

Mais on imagine mal un Javier Milei amadoué, prêt aux concessions. Dès lors, deux questions se posent. La première : pourquoi un personnage aussi excentrique et radical a pu emporter l’élection présidentielle ? La réponse se trouve sans doute dans l’exaspération d’une grande partie de la société argentine devant l’incurie et la corruption des dirigeants péronistes. Il semble évident que des citoyens désespérés dans un pays ravagé par une inflation de 143 % et dans lequel 40 % de la population vivent sous le seuil de la pauvreté n’aient pas envie de voter pour les auteurs de leurs malheurs. « Il n’existe aucune demande de modération chez les électeurs de Milei », déclarait au Financial Times Lucas Romero, directeur de l’institut de sondage Synopsis Consultores. « Si vous leur demandez : “Avez-vous peur que Milei fasse sauter le système ?” Ils répondent : “Eh bien, qu’il saute[6].” » La deuxième question porte sur la capacité de Milei à gouverner. Entré en fonction le 10 décembre 2023, le nouveau président n’a pas de majorité parlementaire. Son parti, La Libertad Avanza (La liberté avance) n’a que 38 députés dans une chambre comptant 257 membres. Au Sénat, sur 72 sénateurs, Milei n’en a que 7. Juntos por el Cambio, le parti de Macri et de Bullrich, n’a que 94 députés et 21 sénateurs, chiffres insuffisants pour former une majorité alors que le parti péroniste peut s’appuyer sur 108 députés et 33 sénateurs.

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Il faut être très optimiste pour penser que cette majorité parlementaire cherchera à aider le Loco de la Pampa qui lui a volé la victoire. Vu le caractère tempétueux de Milei et la radicalité de ses intentions, on voit mal la formation rapide et fluide d’un accord de gouvernement, alors que l’on imagine beaucoup plus facilement des émeutes organisées par les péronistes, spécialistes de la chose. Par ailleurs, le soutien populaire du président peut vite s’effriter face aux déceptions à venir nées de la rigueur budgétaire. Enfin, peut-on compter sur l’adoption du dollar pour sauver l’économie argentine ? Rien n’est moins sûr, même si le précédent de l’Équateur a été une réussite. Milei, qui veut supprimer la Banque centrale, perdra avec elle le contrôle de la masse monétaire et, dès lors, prend le risque d’une offre de monnaie supérieure à la production de biens, ce qui alimente l’inflation, comme nous l’expliquait jadis Milton Freidman. L’Argentine n’est ni l’Équateur ni le Salvador ou le Panama, elle compte 46 millions d’habitants et constitue la troisième économie d’Amérique latine.

Nous verrons, avec le temps, si l’audace libérale peut maîtriser les passions qu’elle génère, généralement l’enthousiasme ou la détestation. Seule certitude, l’avenir de l’Argentine sera à la fois inédit et passionnant pour les libéraux comme pour leurs adversaires.

[1] À l’agité du bocal est un court texte de Louis-Ferdinand Céline, publié en novembre 1948 sous le titre « La lettre de Céline sur Sartre et l’existentialisme ».

[2] Cité dans une interview au Financial Times, « Argentina presidential hopeful rocking the boat », publiée dans l’édition du week-end les 19 et 20 août 2023.

[3] Planeta, Buenos Aires, 2022. On trouve bien sûr dans ce titre un hommage à La Route de la servitude, livre de Friedrich Hayek publié en 1944.

[4]Tucker Carlson : « Su informe sobre Argentina y la entrevista con Javier Milei », Clarin, 15 septembre 2023.

[5] Financial Times, op. cit.

[6] Financial Times, op. cit.

À propos de l’auteur
Michel Faure

Michel Faure

Michel Faure. Journaliste, ancien grand reporter à L’Express, où il a couvert l’Amérique latine. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à cette zone, notamment Une Histoire du Brésil (Perrin, 2016) et Augusto Pinochet (Perrin, 2020).

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