<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Les Abenomics. Une thérapie de choc pour le Japon ?

25 janvier 2020

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : Shinzo Abe lors d'une réunion bilatérale avec le Premier ministre chinois Li Keqiang en Chine, le 25 décembre 2019, Auteurs : Wang Zhao/AP/SIPA, Numéro de reportage : AP22411667_000003.

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Les Abenomics. Une thérapie de choc pour le Japon ?

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Qu’il semble loin le temps où l’économiste américain Lawrence Summers, futur secrétaire au Trésor,  pouvait déclarer : « Le Japon représente une menace plus grande pour les Etats-Unis que l’Union soviétique ». C’était en 1989, à l’époque du boom « Heisei », quand le Japon impressionnait par ses succès économiques et semblait lancé à la conquête de l’Amérique.

Depuis les succès des années 1980, le Japon a connu sa « décennie perdue » (1992-2004) et peine, dix ans et une nouvelle crise (2008) plus tard, à renouer avec une croissance soutenue et durable. Mais il faut se garder d’enterrer trop vite la nation japonaise, qui a déjà fait preuve par le passé d’une exceptionnelle résilience.

C’est ainsi que le gouvernement issu des élections législatives de décembre 2012, dirigé par Abe Shinzo, tente un pari audacieux, celui de briser définitivement la déflation qui ronge le pays depuis vingt ans par une politique de relance contra-cyclique dont le point d’orgue est la reprise en main de la Banque du Japon par le gouvernement. Abe peut-il réussir et faire ainsi figure de « sauveur du Japon » comme l’ont annoncé les médias occidentaux ? Ce serait la réussite d’une politique hétérodoxe, à l’opposé de celle que mènent les pays européens. « La politique de S. Abe […] frappe par sa détermination, la clarté de ses objectifs, la transparence de ses propos et de son action. Elle marque une rupture annonciatrice de temps nouveaux [simple_tooltip content=’ In Un monde de violences, Eyrolles 2014, page 143. Voir page XX. ‘](1)[/simple_tooltip] » s’enthousiasme Jean-Hervé Lorenzi, ainsi qu’Arnaud Montebourg. Est-ce cela, l’« autre politique » ?

Abe, un héritier

Agé de 59 ans, le Premier Ministre du Japon est issu d’une longue lignée de dirigeants politiques qui compte dans ses rangs deux anciens premiers ministres, Kishi Nobosuke (1957-60) et Sato Eisaku (1964-72) ; son propre père, Abe Shintaro, ancien secrétaire général du Parti libéral démocrate (PLD), a occupé la fonction de ministre des Affaires étrangères dans les années 1980. La figure de Kishi est particulièrement intéressante. Dirigeant nationaliste avant-guerre, il est ministre du commerce et de l’industrie en 1941, et donc responsable de l’effort de guerre. Epuré en 1945, emprisonné jusqu’en 1948, interdit de vie politique jusqu’en 1952, il réussit à devenir premier ministre de 1957 à 1960. Les Etats-Unis laissèrent faire : Kishi s’était rallié à l’idée de placer son pays sous la protection de Washington. C’est un peu comme si Albert Speer avait été sorti de Spandau dans les années 1950 pour devenir chancelier de la RFA ! Beaucoup de traits de la politique d’Abe s’expliquent par le parcours de son grand-père : le refus de la « repentance », la vigueur du nationalisme, la recherche de la protection américaine par pragmatisme.

Abe Shinzo est lui-même loin d’être un novice en politique : élu député dès 1991 à la place de son père, tout juste décédé, dans le fief familial de Yamaguchi, classé parmi les jeunes réformateurs du PLD derrière Koizumi Junichiro, il dirige le parti à partir de 2002, avant de connaître une courte expérience en tant que Premier Ministre (septembre 2006-septembre 2007) ; son impopularité grandissante et des problèmes de santé le poussent à démissionner. Mais c’est pour mieux revenir fin 2012, dans le contexte troublé de l’après-Fukushima, et promettre la mise en œuvre d’un vaste chantier de réformes…

Celles-ci s’articulent autour de trois piliers, appelés « flèches » en référence à un conte traditionnel japonais : un seigneur féodal aurait appris à chacun de ses trois fils à casser une flèche en deux ; voyant ses fils réussir, il leur demande de lier trois flèches ensemble et d’essayer à nouveau de les briser d’un seul coup, ce qu’aucun d’entre eux ne réussit à faire… Comme les trois « flèches » du conte, celles d’Abe sont censées se renforcer mutuellement.

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Les « Trois Flèches »

La première « flèche » consiste en un plan de relance budgétaire massif de l’ordre de 175 milliards d’euros, ce qui représente environ 3 % du PIB, dont les priorités vont à la reconstruction, à l’innovation, à l’internationalisation des firmes nippones et au soutien aux PME. L’Etat devrait maintenir son effort de dépenses dans la perspective de l’organisation des jeux Olympiques de 2020, tout en espérant, avec le retour de la croissance et malgré la baisse des impôts sur les entreprises, revenir à l’équilibre budgétaire d’ici-là.

La seconde flèche, l’expansion monétaire, fournira les liquidités nécessaires à la relance. Abe Shinzo a donné à la Banque du Japon et à son nouveau directeur, Kuruoda Haruhiko, l’objectif d’atteindre 2 % d’inflation annuelle, au moyen de taux d’intérêt bas et de rachats d’actifs financiers (y compris des obligations d’Etat). Cette politique d’ « assouplissement quantitatif », inspirée notamment du Federal Reserve Board américain, doit provoquer une dépréciation du yen sur les marchés des changes et donner une bouffée d’air aux exportateurs nippons. Au passage, la Banque du Japon perd son indépendance, ce qui constitue une décision d’une portée politique et symbolique considérable. Elle est en effet rendue principale responsable, par sa politique trop prudente, de la déflation qui mine le pays depuis vingt ans. Elle est ainsi soumise au contrôle d’un Conseil de la politique économique et budgétaire, composé de 11 membres issus principalement des grands ministères et du monde des affaires. Reprise en mains de la politique monétaire, dépréciation volontaire de la monnaie ; tout oppose les choix du Japon et ceux de l’Europe.

La troisième flèche rassemble un ensemble hétéroclite de réformes structurelles, mises en chantier très progressivement depuis le printemps 2014, censées permettre au Japon de gagner en compétitivité. Il s’agit pour l’essentiel de mesures de baisse d’impôts sur les sociétés et de déréglementation, touchant des secteurs aussi divers que l’agriculture, la santé ou l’énergie, complétées par des mesures d’ouverture du marché intérieur, s’appuyant sur la définition de zones économiques spéciales (sur le modèle de Shenzhen en Chine), ainsi que sur de nouveaux accords de libre-échange comme le Partenariat Transpacifique (TPP) en voie de négociation avec les Etats-Unis.

Les deux premières flèches ont été rapidement décochées, la troisième se fait attendre car elle suscite des résistances au Japon de la part de certains lobbies, notamment agricoles.

 

La reprise, enfin ?

Les premiers résultats de la nouvelle politique, tels qu’apparus dans le courant de l’année 2013,  se sont révélés positifs et Abe a été célébré dans les médias occidentaux comme un « sauveur » de l’économie nippone. La reprise de la croissance a été vive (+1 % de hausse du PIB par trimestre entre janvier et juin 2013), ce qui a permis une baisse significative du taux de chômage (de 4,3 % en décembre 2012 à 3,5 en mai 2014) sur fond d’euphorie boursière (l’indice Nikkei a franchi la barre des 15 000 points au printemps 2013, effaçant une partie des pertes dues à la crise de 2008). Les entreprises nippones ont renforcé leurs profits (leur taux d’autofinancement atteint 160 % !).  Enfin, alors que les prix avaient baissé presque tous les mois depuis le second trimestre 2008, l’inflation est repartie à la hausse depuis la fin 2013 et atteint un pic de 3,6 % au printemps ; voilà, espère-t-on, qui devrait encourager la consommation.

Mais des limites se sont progressivement révélées à travers l’aggravation des « déficits jumeaux » du pays : d’un côté, le gonflement de la dette publique, de l’ordre de 250 % du PIB ; même si elle est libellée en yen et possédée par des Japonais, le niveau paraît difficile à soutenir. De l’autre, le déficit commercial a bondi à près de 100 milliards d’euros sur un an (avril 2013-mars 2014) ; la cause principale en est l’arrêt du nucléaire, mais du coup la dépréciation du yen n’a pas les effets positifs escomptés : il faut payer plus cher les importations d’énergie !

D’où une croissance qui ralentit progressivement dès le dernier trimestre 2013. Dans son rapport sur l’économie mondiale, publié le 8 avril 2014, le Fonds monétaire international a ainsi estimé que, du fait de la faiblesse de la demande intérieure le PIB japonais ne devrait progresser que de 1,4 % en 2014 (contre 1,7 % estimé auparavant) puis de 1 % en 2015.

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Les contradictions des Abenomics

Tout en se fixant comme objectif prioritaire la sortie de la déflation, Abe Shinzo a décidé de relever la Taxe sur la valeur ajoutée (TVA) pour rééquilibrer les comptes publics : c’est un peu la « quadrature du cercle ».

Ainsi, le gouvernement a-t-il fait passer la TVA de 5 à 8 % en avril 2014. C’est un élément qui explique la reprise de l’inflation à laquelle contribue également la hausse du coût des produits importés. Mais on comprend que cela ne va pas dans le sens souhaité, la reprise de la consommation intérieure privée. Elle donna aujourd’hui des signes de ralentissement. On touche bien là au cœur du problème : le Japon souffre-t-il, depuis vingt ans, davantage d’un problème d’offre ou d’un problème de demande ? Si Abe mène résolument une politique de l’offre, de nombreuses voix se font entendre pour que le gouvernement soutienne davantage la consommation. C’est la question de l’existence d’une rémunération minimum qui se pose, car les entreprises ont tendance à remplacer leurs anciens travailleurs embauchés « à vie » et payés à l’ancienneté par des jeunes en contrat temporaire et beaucoup moins bien payés. Les patrons ont préféré pendant des années accroître les bonus plutôt que de consentir des augmentations générales de salaires, comme revendiqué par les syndicats. Finalement,  au printemps 2014, des hausses de salaires importantes ont été consenties, les premières depuis 5 ans ! Si elles continuent sur cette voie, la hausse des revenus permettra aux ménages de payer des impôts plus lourds en même temps qu’ils pourront consommer plus. Sinon, les Abenomics seront prises en tenailles entre les nécessités contraires du désendettement et de la relance de la consommation. A Shinzo Abe de convaincre les entreprises et de leur redonner confiance !

Plus largement, le Japon hésite face à l’ouverture. C’est notamment la négociation du partenariat transpacifique qui soulève d’importants débats dans la mesure où les Etats-Unis exigent des concessions considérables en matière économique : peut-il y avoir une politique économique indépendante pour un pays dépendant sur le plan géopolitique ?

 

D’autres « flèches » à venir ?

Le Japon fait face à d’autres défis majeurs, qui recouvrent pour le gouvernement Abe un caractère d’urgence, parmi lesquels la question énergétique et la question migratoire.

Premièrement, sur un plan énergétique, la catastrophe de Fukushima en 2011 avait décidé d’un arrêt progressif de toutes les centrales électronucléaires dans le pays, ce qui a obligé le Japon à importer à prix d’or son énergie, au détriment de sa balance commerciale et de sa croissance, comme précisé plus haut. Mais un récent rapport de l’Autorité de sécurité nucléaire (juillet 2014) donne son accord à la remise en service de deux réacteurs de la centrale de Sendai, exploitée par la compagnie Kyushu Electric. C’est sans doute le prélude à une réactivation à plus grande échelle de la production nucléaire nippone : 17 réacteurs de 10 centrales différentes sont actuellement à l’étude et Abe Shinzo n’a jamais fait mystère de l’importance qu’il accordait au nucléaire pour redonner à l’économie nationale de la compétitivité.

Deuxièmement, le vieillissement rapide de la population pose la question du financement de l’assurance maladie et des retraites (qui concernent un quart de la population japonaise) : pour sauver le système actuel, il faudrait augmenter les cotisations au risque d’affaiblir encore un peu plus la consommation intérieure privée. Ou alors faire cotiser davantage de monde…

Ainsi, certaines voix s’élèvent au Japon pour demander au gouvernement Abe de décocher une quatrième « flèche », celle de l’ouverture du Japon à l’immigration de travail. Cela pourrait permettre de « faire d’une pierre deux coups » : augmenter le nombre des salaires imposables pour financer les retraites, relancer la croissance en augmentant le nombre de consommateurs, d’autant que certains secteurs d’activités sont sous tension, manquant de main d’oeuvre. Mais le doublement de la population étrangère depuis 20 ans (atteignant 2,2 millions de personnes au total) a entraîné des crispations dans l’archipel, où elle représente à peine 2 % de la population totale. Abe a annoncé des mesures pour faciliter l’emploi des femmes. Par ailleurs le Japon s’emploie aussi à tirer le meilleur parti de son vieillissement (voir page 63). Ces mesures pourraient constituer une solution alternative à l’immigration de travail.

Les Abenomics constituent donc un policy mix assez original, mêlant dépenses budgétaires et expansion monétaire, sur fond de poursuite de la déréglementation. Ils sont justifiés par la volonté de sortir de la déflation rapidement et de renforcer la compétitivité du Japon. Ils passent symboliquement par une mise sous tutelle, au moins partielle, de la Banque du Japon. Tout ceci éloigne décidemment le Japon de l’Europe ! Mais le pari d’Abe n’est pas encore gagné, on le voit à la courbe de la croissance du PIB qui donne actuellement des signes de faiblesses. L’ « Abemania » semble elle aussi être retombée en Occident. Hormis le creusement du déficit budgétaire et de la dette de l’Etat, le cœur du problème pour le Japon demeure la faiblesse de la consommation privée et la question, lancinante depuis les années 1980 : comment conduite les Japonais à épargner moins pour consommer davantage ?

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À propos de l’auteur
Cédric Tellenne

Cédric Tellenne

Agrégé d'histoire. Professeur en classes préparatoires aux grandes écoles au lycée Sainte-Geneviève de Versailles et en Master enseignement à l'Université catholique de Bretagne.

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