Jacques Ancel fut le premier auteur français à avoir recours au terme « géopolitique » dans le titre d’un de ses ouvrages. Si la chose peut aujourd’hui paraître banale, il n’en allait pas de même dans la France des années 1930 qui voyait d’un mauvais œil cette jeune discipline alors en vogue outre-Rhin.
Issu de la bourgeoisie juive parisienne, Jacques Ancel (1882-1943), qui a épousé la fille du grand historien de la Révolution française Alphonse Aulard, est très bien introduit dans les hautes sphères républicaines. Il envisagera d’ailleurs un temps de se lancer dans une carrière politique et intégrera à plusieurs reprises des cabinets ministériels dans les années 1900.
S’il choisira finalement de se consacrer à la géographie plutôt qu’à la chose publique, il n’en perdra néanmoins jamais ce goût pour la politique. Ce n’est donc pas un hasard s’il se fera une spécialité de la géographie politique.
S’il a sa cohérence biographique, ce choix de la géographie politique explique en partie la relative marginalisation d’Ancel au sein de l’université française ainsi que l’oubli dans lequel son œuvre est longtemps demeurée plongée. Durant l’essentiel de sa carrière, du fait de cette spécialisation alors considérée comme iconoclaste, il dut se contenter de postes dans des écoles de commerce ou à la faculté de Droit, et ne fut finalement élu maître de conférences en géographie à la Sorbonne qu’en 1940, pour en être presque aussitôt révoqué du fait de sa judéité. Il fallut attendre les années 1990 et le regain de popularité de la géopolitique en France pour que son œuvre suscite de nouveau l’intérêt et qu’un de ses ouvrages soit réédité.
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Un géographe engagé
Outre ses goûts personnels, le choix de se consacrer à la géographie politique découle chez Ancel de la volonté de mettre son savoir au service de ses concitoyens. À une époque où les géographes français, en quête de légitimité académique, tendent à fuir comme la peste toutes les questions polémiques en prise avec l’actualité, Ancel considère au contraire de son devoir de s’y affronter.
C’est parce que les nouvelles frontières européennes découlant des traités de l’après-Première Guerre mondiale sont contestées qu’il importe de les étudier, afin de fournir aux lecteurs et, in fine, aux décideurs, les clés pour comprendre. Et c’est parce que les Geopolitiker allemands ont fait de la dénonciation desdites frontières l’un des motifs centraux de leurs travaux que Jacques Ancel est bientôt amené à se pencher sur leur prose puis à s’en faire le principal contempteur.
Cette dimension engagée, en prise avec l’actualité, se traduit notamment par l’intensité de son activité éditoriale. En tant qu’auteur mais aussi en tant que directeur de collection aux éditions Delagrave, Ancel a fait paraître plusieurs dizaines de titres qui tous avaient en commun la volonté d’éclairer « le public mal instruit des complexités » du monde en vue de lui permettre d’effectuer ses devoirs de citoyen en connaissance de cause. Ainsi, en 1936, l’année même où il publie sa Géopolitique, Ancel fait également paraître un « petit guide de la diplomatie des Grands à l’usage des Français moyens » appelés à renouveler leur gouvernement dans un contexte de troubles.
Géographie politique ou géopolitique ?
Même s’il fut plus tard accusé par son confrère Jean Gottmann d’avoir « subi l’influence des géographes allemands et des géopoliticiens qu’il avait fréquentés », Ancel ne fut jamais un admirateur de Haushofer, même s’il entretint effectivement des relations professionnelles courtoises avec lui. Loin d’avoir voulu introduire la Geopolitik allemande en France, Ancel consacra au contraire toute son œuvre à en pointer les faiblesses voire les dangers. S’il travailla donc effectivement à la faire connaître aux Français, ce n’était certainement pas pour les y convertir, mais bien pour les en avertir.
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Longtemps, il prit d’ailleurs le soin de distinguer la « géographie politique » dont il se réclamait de la Geopolitik des Allemands qu’il rejetait. Tandis que la première prétendait à la rigueur et à l’objectivité scientifique, la seconde était présentée par lui comme s’efforçant, « par l’enseignement de la nature, de trouver des raisons au pangermanisme ».
En 1936, il se résolut à passer outre cette distinction lexicale en reprenant à son compte, en le francisant, le terme « géopolitique » qu’ils avaient forgé, pour en faire le titre d’un de ses ouvrages. Mais on se tromperait en voyant dans cet emprunt une forme de reniement de la part du géographe français. Il faut au contraire y voir une volonté de « ne point laisser accaparer par le faux-semblant de la science allemande » un terme qu’il entendait donc vider de son contenu pangermaniste et belliciste pour le charger d’un sens nouveau, plus rigoureux. Et accessoirement plus conforme aux intérêts français.
Fervent patriote, Ancel est également un ancien combattant particulièrement marqué par l’expérience de la Grande Guerre au cours de laquelle il a été blessé à deux reprises. Comme nombre de Français de sa génération, il en a retiré des convictions pacifistes qui expliquent pour une large part son opposition à la Geopolitik allemande dans laquelle il voit les prolégomènes à de nouvelles guerres européennes.
Plus qu’une anti-Geopolitik, sa géopolitique est donc d’abord une contre-Geopolitik : il s’agit pour lui d’opposer au révisionnisme germanique un conservatisme justifiant par la géographie le découpage frontalier de l’après 1918. On a d’ailleurs pu retourner à Ancel une partie des critiques qu’il adressait aux Geopolitiker allemands : si ceux-ci utilisent effectivement leur science pour servir les intérêts allemands, Ancel ne fait-il pas de même au service des intérêts français ?
Le géographe et les puissants
Partisan de l’unification européenne et de la SDN, grand admirateur d’Aristide Briand, Ancel se revendique ouvertement de l’idéalisme. Ce qui ne l’empêche pas d’en appeler au recours à la force contre Hitler.
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Il n’a à ce titre pas de mots assez durs contre les « aventuriers qui se flattent de réalisme » en dédaignant les efforts diplomatiques en vue d’instaurer une paix durable par la coopération internationale, mais qui se montrent par ailleurs incapables d’endiguer la menace allemande. Pierre Laval constitue sa cible favorite. Cette inimitié qui s’exprime notamment au travers d’un pamphlet publié par Ancel contre la politique de celui qu’il ne désigne jamais que sous le nom de « l’Auvergnat », s’explique pour une large part par le dépit éprouvé par le géographe de n’avoir pu influencer le décideur politique. En effet, avant de s’opposer publiquement et vertement à lui, Ancel fut un visiteur du soir de Pierre Laval qu’il tenta en vain de convertir à ses vues, notamment s’agissant de la nécessité d’une alliance resserrée avec les pays d’Europe centrale et orientale afin de prendre l’Allemagne en étau.
Dans une lettre de décembre 1935 à son ami Jacques Bardoux, sentant le désastre approcher, il regrette que sa position de géographe ne lui donne que bien peu de pouvoir d’action sur le cours des choses : « Je ne crois pas disposer d’une influence réelle sur le Président Pierre Laval, pas plus sur lui, que sur tel ou tel de mes amis parlementaires. Lorsqu’on est électoralement un personnage aussi ridicule que moi ; quand on ne parvient jamais à enlever un mandat, on perd toute autorité au regard des parlementaires, même s’ils sont vos amis, même s’ils sont vos débiteurs. » Ayant vu ses pires prédictions devenir réalité avec l’occupation allemande de juin 1940, Ancel est interné au camp de Royallieu en décembre 1941. Il en sort l’année suivante très amoindri physiquement et décède en 1943.
Pour approfondir
– F. Louis, « Jacques Ancel : itinéraire d’un idéaliste en géopolitique », dans Approches de la géopolitique (sous la dir. de Hervé Coutau-Bégarie et Martin Motte), Economica, 2e édition, 2015.
– J. Ancel, Peuples et nations des Balkans, réédition 1992, éditions CTHS.