<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Iran – Israël : des ennemis absolus ?

25 janvier 2024

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Iran – Israël : des ennemis absolus ?

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« Un allié ne s’achète pas, il se loue », dit le proverbe bédouin. L’Iran est souvent désigné comme étant un acteur majeur au Moyen-Orient et sa politique complexe dans la région est un véritable casse-tête pour l’analyse. Disposant de relais de son influence de la mer Rouge à la Méditerranée et de la Mésopotamie au Golan, l’Iran a su tisser sa toile méticuleusement depuis quarante ans, usant d’une stratégie qui doit beaucoup au pragmatisme et finalement assez peu au prosélytisme. Dans ce contexte, comment comprendre son soutien au Hamas et plus généralement son hostilité à Israël ?

Article paru dans le numéro 49 de janvier 2024 – Israël. La guerre sans fin.

Lors d’un rassemblement en février 2015 à l’occasion du 36e anniversaire de la révolution islamique en Iran, Qassem Soleimani, l’ex-commandant de la Garde révolutionnaire Al Qods, déclarait : « Nous assistons à l’exportation de la révolution islamique dans toute la région. De Bahreïn à l’Irak et à la Syrie, du Yémen à l’Afrique du Nord. »

Un arc chiite ?

Le terme de « révolution islamique » invite à se concentrer sur le terme d’« islamique », ce qui aboutit fréquemment à l’expression de « géopolitique du chiisme » voire d’ « arc chiite », cette dernière expression ayant été vraisemblablement utilisée en premier par le roi Abdallah de Jordanie en 2005. Partant, comme cela peut s’observer dans le conflit en cours au Yémen, les puissances sunnites telles que l’Arabie et les Émirats ont beau jeu de présenter le conflit comme faisant partie intégrante d’un grand affrontement quasi eschatologique entre les musulmans orthodoxes (sunnites) et les rawafidh (littéralement les renégats, c’est-à-dire les chiites). Certes, Téhéran cherche à imposer des normes religieuses strictes dans la société et tend vers l’établissement d’un système de gouvernement islamique. Toutefois, lorsque les responsables iraniens parlent de l’exportation de la révolution, il s’agit en réalité d’un modèle et de structures politiques qu’il faut reproduire à l’extérieur. Ce sont ces structures, maintenant visibles du Yémen au Liban auxquelles faisait allusion Soleimani. La révolution, plus que le chiisme, est le vrai levier de la puissance perse. D’autre part, il faut bien avoir en tête que la question de la « Palestine occupée » (contrairement aux organisations djihadistes sunnites comme Al-Qaïda ou Daesh qui n’en tiennent pas véritablement compte dans leur stratégie) est au cœur des objectifs de l’Iran dans la région. La force des Pasdaran ne s’appelle-t-elle pas al Qods ce qui signifie « Jérusalem » en arabe ?

C’est ainsi que le soutien décidé au Hamas de la part de Téhéran doit s’analyser. S’il l’on regarde de près, le Hamas est sans conteste une émanation des Frères musulmans sunnites : ses méthodes sont révolutionnaires (à l’encontre du Fatah, considéré comme traître à la cause palestinienne et corrompu) et ses objectifs sont nationalistes (la violence des attaques du 7 octobre dernier contre Israël en témoigne). Or, durant la guerre en Syrie, le Hamas et le Hezbollah se sont retrouvés chacun dans le camp adverse. Ismaïl Haniyeh dut même quitter la Syrie et trouver refuge au Qatar tandis qu’il appelait à renverser Bachar al-Assad. C’est Yahya Sinwar, élu en 2017, qui va alors pousser à une réconciliation avec le Hezbollah et l’Iran. Pour le Hamas, alors que les grandes manœuvres autour des accords d’Abraham avaient commencé, il s’agissait d’une réassurance, quitte à se passer des Arabes. L’Iran quant à lui a toujours été transparent quant à son soutien au Hamas sur différents plans, mais ses fonds principaux sont toujours allés à l’entraînement militaire et à l’équipement. L’Iran a enseigné aux membres du Hamas comment fabriquer leurs propres roquettes au sein de la bande de Gaza, comme Téhéran avait soutenu les Houthis en dépêchant des ingénieurs au Yémen pour transférer la technologie des missiles longue portée plutôt qu’en livrant directement des armes[1]. Là réside la principale menace pour Israël : l’avance technologique de l’Iran dans le domaine de l’armement. En novembre 2023, le Guide suprême iranien s’est vu présenter le Fatah II, une nouvelle version d’un missile hypersonique dévoilé en juin avec une portée de 1 400 km et une vitesse comprise entre 13 à 15 fois la vitesse du son, selon l’agence IRNA. Ont également été montrées des versions améliorées du système anti-missiles 9-Dey et du drone Shahed 147.

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De fait, les capacités dont dispose le Hamas à Gaza doivent beaucoup au soutien iranien en termes de matériel et d’entraînement. Les Iraniens étaient les seuls à soutenir le Hamas dans leur lutte contre Israël, si bien que le groupe n’avait d’autre choix que de se réconcilier avec les Syriens, chose faite en 2019. Alors quand on pose la question aux responsables syriens ou iraniens à propos du soutien au Hamas pourtant d’inspiration frériste, la réponse est simple : le Hamas fait partie de l’axe de la « résistance », duquel font également partie le Hezbollah (dont le nom de la branche armée est précisément « Résistance islamique au Liban ») et les Houthis du Yémen. Il s’agit donc pour le groupe palestinien d’une alliance de circonstance, dictée d’abord et avant tout par des considérations tactiques. Le Hamas quant à lui est un atout évident pour le Hezbollah : si votre ennemi principal dans la région est Israël et que vous militez pour la cause palestinienne – et ce, quelle que soit la sincérité de votre engagement, sur la question de Jérusalem notamment –, vous avez besoin d’un acteur palestinien pour vous soutenir. Les deux groupes ont des raisons tactiques de rester alliés, notamment le fait de coordonner leurs attaques contre Israël sur deux fronts séparés. Le Hezbollah présent à la frontière nord d’Israël fixe une partie de l’armée israélienne, ce qui lui a valu des pertes assez importantes (70 morts fin novembre). Pour autant, cette alliance peut-elle perdurer ? Selon certains analystes, le Hamas est principalement intéressé par des alliances et des décisions tactiques. À n’importe quel moment, il pourrait choisir de changer d’alliance. Mais a-t-il vraiment le choix ?

Ainsi donc, le fameux « arc chiite » semble être un concept quelque peu léger pour comprendre ce qui se passe dans la région. L’Iran, bien sûr, est le principal État musulman chiite dans la région. À y regarder de loin, le conflit qui couve au Moyen-Orient ressemble à une lutte existentielle entre les avant-gardes chiite et sunnite. Selon cette logique, l’Iran aurait mis en place un arc chiite utilisé comme une sorte de nouveau Kominform qui agiterait à distance et à l’envi les populations chiites. Mais il ne faut pas oublier la place qu’Israël occupe dans la stratégie iranienne, et ce, dès la fondation de République islamique. Israël est en effet le « petit Satan » et l’ayatollah Khomeini appela, à maintes reprises, au djihad pour Jérusalem et à la disparition d’Israël, « tumeur cancéreuse » plantée au sein des pays islamiques. Au début des années 1980, l’Iran soutenait pleinement l’OLP – qui ne s’est pas encore engagée dans les négociations avec Israël – dans son combat pour la libération de toute la Palestine.

Les mollahs à l’assaut du « petit Satan ».

Il y va aussi de la concurrence avec l’Arabie saoudite dans la région. Il est vrai que l’attaque de Gaza met cette dernière en fâcheuse posture, condamnée à geler les négociations avec Israël et à se positionner en faveur des Palestiniens dont elle se méfie en réalité au plus haut point, comme du reste l’ensemble des dirigeants arabes de la région. Le Royaume saoudien se retrouve ainsi coincé entre ses concurrents régionaux que sont le Qatar et l’Iran et sa propre opinion publique, très favorable au Hamas. Le piège du 7 octobre s’est refermé.

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Ainsi donc, la capacité de nuisance de l’Iran est protéiforme. Davantage encore que le Hamas, c’est le Hezbollah qui reste la principale menace pour l’État hébreu. Le groupe fut probablement créé en 1982 à la suite de l’invasion israélienne du Liban sud. Le jeune Hassan Nasrallah n’avait que 22 ans à l’époque et était un cadre local du mouvement chiite Amal. Très rapidement, par ses coups audacieux (notamment l’attentat qui visa le QG de Tsahal à Tyr en 1982 et qui fit 90 morts parmi l’armée israélienne), le groupe armé devient un acteur incontournable du théâtre de la guerre civile libanaise. Il reçut rapidement le soutien de l’Iran et son programme initial était d’ailleurs l’instauration d’une République islamique au Liban, sur le modèle iranien. Il renoncera à ce programme par la suite pour devenir un acteur national de la vie politique libanaise.

Pour la Syrie, le Hezbollah fut longtemps un moyen de préserver les intérêts syriens au Liban, c’est-à-dire justifier le maintien de son alliance avec l’Iran, bénéficier d’un moyen indirect de frapper à la fois Israël et les États-Unis, mettre au pas ses alliés libanais. Mais le soutien syrien fut ambivalent : les relations de Damas avec l’Iran furent difficiles à certains moments et Damas resta globalement méfiant vis-à-vis de la République islamique durant toutes les années 1980. À la vérité, la stratégie de la Syrie au Liban de 1976 à 2005 suivit avec constance les principes de la Realpolitik : pour paraphraser lord Palmerston, la Syrie au Liban n’a ni alliés éternels ni ennemis perpétuels. La guerre en Syrie a même rendu encore plus opérationnelle et aguerrie la milice libanaise chiite dont les dotations en armes russes et iraniennes en font désormais une quasi-armée conventionnelle. Qu’on en juge : au moins 7 000 de ses hommes ont été engagés souvent avec succès (Qussayr, Alep) sur le terrain syrien, laissant imaginer un effectif total tenu secret – bien plus considérable. Si les think tanks américains ou israéliens le créditent de 100 000 à 200 000 vecteurs balistiques (roquettes et missiles), dans un souci évident d’exagérer la menace, on peut légitimement penser que leur nombre est peut-être inférieur, mais dans cet ordre de grandeur (soit plusieurs dizaines de milliers). En novembre 2016, le Hezbollah, pour compléter le tout, s’est payé le luxe de faire défiler des dizaines de blindés (chars, transports de troupes) dans la ville de Qusayr près de Homs en Syrie.

Israël est ainsi confronté à un danger multiforme. Ces dernières années, le but constant de Tsahal fut d’empêcher que s’installe à ses portes le Hezbollah, qui possède sans doute, loin derrière Tsahal certes, la seconde meilleure infanterie de la région et qui s’est même doté de l’arme blindée.

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Quant à l’Iran, du fait de ses capacités balistiques reconnues et de la présence du Corps des gardiens de la révolution sur le Golan, il est la principale menace d’Israël. Cette consolidation des positions iraniennes en Syrie et la montée en puissance du Hezbollah sont le constant souci d’Israël, menace que Tel-Aviv agite avec insistance. Ce n’est pas nouveau. Après avoir régulièrement frappé des convois présumés d’armes à destination du Hezbollah, ce sont des personnalités qui ont été visées comme lors d’un raid mené en janvier 2015 près de la ligne de démarcation sur le Golan, côté syrien. Ce jour-là, ce sont plusieurs cadres du Hezbollah, dont le propre fils d’Imad Moughniyeh, son ancien chef militaire, tué à Damas en 2008 par l’explosion d’une voiture piégée et pas moins de six gardiens de la révolution iraniens (pasdarans) dont le général Mohammad Ali Allahdadi qui avaient été éliminés. Vis-à-vis de la Russie, pourtant installée en Syrie depuis 2015 et garante de son espace aérien, Israël n’a jamais hésité à passer outre[2] en frappant l’Iran en Syrie, soit directement, soit depuis l’espace aérien libanais : le fait de seulement cantonner les forces iraniennes ou soutenues par lui à une petite dizaine de kilomètres de la frontière nord d’Israël est inacceptable. D’ailleurs, Israël est prêt militairement : ce même mois de septembre 2019 commencèrent les plus grandes manœuvres jamais organisées depuis vingt ans dans le but officiel de simuler un conflit majeur avec le Hezbollah : avions, sous-marins, camions drones et des dizaines de milliers d’hommes et de réservistes furent mobilisés pour donner à cet exercice une idée de l’ampleur de la menace.

Lors de la dernière confrontation à l’été 2006, à l’époque où la milice du Parti de Dieu n’était qu’une force paramilitaire relativement modeste, Tsahal avait perdu 119 hommes, plusieurs Merkava et même une corvette… Le match retour (s’il a lieu) sera terrible.

[1] Ainsi, le 14 novembre 2023, les Houthis ont tiré un missile de croisière au-dessus de la mer Rouge, non loin d’Eilat, la ville la plus au sud du pays. Ce n’est pas nouveau : les Houthis ont en effet tiré plusieurs missiles balistiques et envoyé des drones sur Eilat depuis le début de la guerre entre Israël et le Hamas en octobre 2023. Tous ont été interceptés ou ont manqué leur cible.

[2] Le 12 septembre 2019, Netanyahu se rendait lui-même à Sotchi, en Russie, pour rencontrer le président Poutine et discuter de cette question. Pour Netanyahu, s’il n’était pas possible d’évincer ces groupes soutenus par Téhéran, il s’agissait d’obtenir qu’ils soient repoussés beaucoup plus au nord, loin du Golan. Ayant essuyé deux refus polis, Israël considéra qu’il n’avait d’autre choix que de menacer de passer à l’action.

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À propos de l’auteur
Frédéric Pichon

Frédéric Pichon

Professeur en classe préparatoire ECS, chercheur spécialiste de la Syrie. Dernier ouvrage paru : « Syrie, une guerre pour rien », Cerf, mars 2017.

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