Paris a officiellement dénoncé les ingérences de l’Azerbaïdjan en Nouvelle-Calédonie. Mais le « Caillou » est loin d’être la seule cible et un nouveau champ de bataille informationnel pourrait se préparer en Polynésie française. Explications.
L’Azerbaïdjan – probablement appuyé par la Turquie – déploie sa toile en France depuis 2023, en particulier dans les outre-mer. L’objectif de Bakou est simple : dénigrer la France à l’international et la déstabiliser de l’intérieur via un narratif décolonial.
Cette stratégie se traduit par un appui actif à des mouvements indépendantistes en Nouvelle-Calédonie, en Corse, en Polynésie ou aux Antilles.
La clef de voute de cette attaque, c’est l’ONG Baku Initiative Group (BIG), doublée d’un dispositif de cyber-influence probablement relié au YAP, le parti du président azerbaidjanais, Ilham Alyev.
Un dispositif qui permet à Bakou et Ankara de déployer leurs narratifs anti-français dans une partie de la presse internationale. D’ailleurs, les 15 et 16 mai derniers, le service français de vigilance et de protection contre les ingérences numériques (VIGINUM) avaient détecté la diffusion massive et coordonnée de fausses informations via un cluster de comptes X reliés à l’Azerbaïdjan.
L’opération consistait alors à présenter les forces de l’ordre françaises en Nouvelle-Calédonie comme criminelles et meurtrières. Un narratif repris sur des pages d’informations turques à forte audience telles que Conflict ou Clash Report. Pour couronner le tout, le 22 mai, l’archipel subissait également une cyberattaque d’ampleur, attribuée à la Russie.
Très actif sur les réseaux sociaux, le Baku Initiative Group partageait le 20 mai une action de soutien aux indépendantistes kanaks depuis la Corse. Quelques jours plus tôt, il publiait sur la même page un communiqué du Tavini Huiraatira’a, le parti indépendantiste polynésien, en soutien au « Peuple Kanak ». À noter que le 15 mai, le président du Tavini, Oscar Temaru prenait la parole pour critiquer vertement la France et martelait : « Le peuple kanak ne peut pas accepter le dégel » du corps électoral ».
La cible polynésienne
La Polynésie française pourrait bien être la prochaine cible d’actions de dénigrement et de déstabilisation. En effet, le parti indépendantiste Tavini qui administre cette collectivité d’outre-mer depuis 2023, affecte une forte proximité avec l’Azerbaïdjan, notamment via le BIG.
Le 30 avril 2024, en marge d’une conférence décolonialiste au siège de l’ONU à Vienne, les deux entités signaient un mémorandum de coopération destiné à « lutter contre le colonialisme français ».
Un partenariat justifié quelques jours plus tard dans une conférence de presse : « Le Tavini ne fonctionne pas avec Paris. On continue sur un processus de décolonisation. On avance intelligemment. On a l’idée de rentrer dans la sphère internationale par la grande porte ».
Le jeudi 30 mai 2024, ce sont des élus de Polynésie qui ont été reçu à Bakou pour participer à une conférence sur la décolonisation.
La proximité entre les deux organisations est encore confortée par la présence, au sein du conseil d’administration du BIG, d’une membre du Tavini, Ella Tokogari qui déclarait en janvier dernier : « On va à l’ONU tous les ans. On est invité régulièrement en Azerbaïdjan. Pour ma part, j’y suis allée déjà quatre fois depuis le mois de juillet. On parle de nous et à partir de là, nos petites voix au milieu du Pacifique sont entendues un petit peu partout dans le monde ».
Posture décolonialiste
Les députés polynésiens, tous issus depuis 2022 du Tavini, sont également membres du groupe de la Gauche républicaine et démocrate (GDR), le parti communiste français, qui assume une posture décolonialiste affirmée. Invité à prendre la parole sur la situation insurrectionnelle à Nouméa, Fabien Roussel, Secrétaire national du PCF, déclarait récemment : « que ce soit en Nouvelle-Calédonie ou en Polynésie, je suis pour que ces peuples prennent leur destin en main et s’engagent dans un processus de décolonisation ».
En dehors des parlementaires issus du Tavini, d’autres députés du groupe GDR assument une proximité avec l’Azerbaïdjan tels que Marcellin Nadeau ou Jean-Victor Castor.
Le groupe parlementaire est actif sur le dossier polynésien avec pour principal axe d’attaque, depuis quelques mois, le sujet des essais nucléaires, vieux cheval de bataille indépendantiste. Le 22 mars 2024, il a obtenu la création d’une commission d’enquête relative à la “politique française d’expérimentation nucléaire” en Polynésie.
Plus tôt, en octobre 2023, Mereana Redi Arbelot, député du Tavini et membre du groupe GDR, organise la diffusion d’un documentaire intitulé « les oubliés de l’Atome ». La projection a lieu en présence de Jean-Marie Collin, directeur de la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires (ICAN). Ce documentaire défend notamment la thèse des « effets [génétiques, NDLR] transgénérationnels des radiations », pourtant définitivement réfutée en 2021 par un rapport d’expertise collective de l’INSERM. Sur un autre plan, en 2023, une nouvelle étude de l’INSERM reconnaissait un impact réel, mais modéré, sur la santé des locaux : de 0,6 à 7,7% des cas de cancers dans l’Archipel.
Quelques mois plus tard, le 19 janvier 2024, le groupe GDR organise à l’Assemblée nationale une table ronde sur le thème : « Essais nucléaires en Polynésie française : indemnisation des victimes directes, indirectes et transgénérationnelles et réparations environnementales ». Elle se tient en présence notamment de Lena Norman, représentante de l’association polynésienne « 193 », en lien avec les milieux indépendantistes et l’ICAN. On recense aussi la présence de Sébastien Phillipe, chercheur à l’université de Princeton, co-auteur de l’ouvrage « Toxique » (2021), avec Tomas Statius, journaliste chez Disclose, un média proche de Médiapart financé en partie par l’Open Society. L’ouvrage dénonce les « mensonges » de l’État français quant à la réalité des retombées radioactive en Polynésie française.
Convergence des luttes ?
Sébastien Phillipe est aussi un militant anti-arme nucléaire, membre du comité consultatif scientifique du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN), dont la paternité revient… à l’ICAN. Il fait également partie du programme Nuclear Knowledge de Science-Po Paris, consacré au fait nucléaire et dirigé par Benoit Pelopidas. Ce dernier est lui aussi un chercheur et militant pour le désarmement nucléaire. Dans un ouvrage paru en 2022, “Repenser les choix nucléaires”, il défend le renoncement à l’arme nucléaire. En 2017, il déclarait à RFI : « Le but n’est plus de prévenir la guerre nucléaire, mais d’affirmer que l’existence des armes elles-mêmes est devenue le problème ». Sébastien Phillipe et lui sont les co-auteurs d’un article paru en 2021 : « Unfit for purpose: reassessing the development and deployment of French nuclear weapons (1956–1974) ». L’article, critiqué par plusieurs experts, dont Maurice Vaisse et Phillipe Mongrin pour son caractère idéologique, avance que la dissuasion française n’avait pas été crédible pendant longtemps et dénonce un débat « interdit publiquement ».
Le désarmement de l’arsenal nucléaire français, total ou partiel, est un thème cher aux partis d’extrême gauche, du PCF à EELV en passant par LFI. En 2022, Jean-Luc Mélenchon remettait en cause la doctrine stratégique française au profit d’une « dissuasion spatiale » sans moyens nucléaires. Plus tôt, en 2018, les députés du groupe LFI publiaient un amendement à la loi de programmation militaire 2019-2025, proposant la suppression des forces aériennes stratégiques, pour ne garder que la composante océanique de la dissuasion française. Citons également Fabien Roussel qui, en 2023, appelait la France : « à prendre des initiatives pour un désarmement multilatéral en matière d’arme nucléaire ». Ce dernier est aussi cosignataire, avec d’autres parlementaires PCF, LFI et EELV de la tribune intitulée « L’embourbement diplomatique français sur les armes nucléaires doit cesser ! », publiée sur le site de l’ICAN. Elle appelait le président Macron à participer à la seconde réunion des États parties prenantes du TIAN, qui s’est tenue le 1er décembre 2023.
On assiste donc bel et bien à la rencontre opportuniste de deux dossiers initialement distincts : la conséquence des essais nucléaires français en Polynésie française et la question du désarmement nucléaire. La récupération de l’un par l’autre apparait évidente. Permettant par là même aux indépendantistes polynésiens d’élargir leur spectre d’appuis.
L’Azerbaïdjan en embuscade
Sans surprise, la question est déjà un sujet d’influence antifrançaise pour l’Azerbaïdjan : En octobre 2023, lors d’une conférence organisée par le BIG à Bakou, l’artiste et militant anti-nucléaire Heinui Le Caill, par ailleurs élu local du Tavini, déclarait : « La Polynésie continue de souffrir des conséquences des essais nucléaires français ».
À la même époque, la presse azerbaïdjanaise relayait l’intervention d’Ella Tokogari lors d’une réunion à l’ONU, dénonçant la France qui n’a : « pas encore engagé un véritable et sincère processus de répression matérielle, environnementale, sanitaire et sociale de tous les dommages causés par les 193 essais nucléaires ».
Encerclement cognitif
Toutes ces interventions convergentes créent les conditions d’un encerclement cognitif qui pourrait déclencher une guerre de l’information redoutable contre la France. Le risque n’est pas seulement réputationnel pour Paris. Il concerne aussi le ciblage d’une fonction stratégique de l’État français : la dissuasion nucléaire.
Tous les acteurs du dossier ayant comme objectif le désarmement, il n’est pas impensable que Bakou, et surtout derrière elle, Ankara et Moscou, aient dans le viseur un affaiblissement du consensus autour de l’arme nucléaire dans l’opinion publique française. En plus de travailler au séparatisme des archipels polynésiens.
Dans cette optique, on remarquera une concomitance entre l’augmentation des actions de lobbying sur le dossier polynésien depuis 2023, et l’instauration du BIG la même année. Est-ce le fruit du hasard ? Peut-être. Mais compte tenu des enjeux, la question mérite d’être posée et creusée.
Il y a deux semaines, le 14 mai, alors que la Nouvelle-Calédonie s’enfonçait dans le chaos, Mereana Redi Arbelot, rapporteur de la commission sur les essais nucléaires français, procédait aux premières auditions. Compte tenu des circonstances et des liens avérés entre le Tavini, le groupe GDR et Bakou : la séquence résonne de façon ambiguë.
Il est probable que le sujet sera dopé médiatiquement dans les prochains mois à mesure que se dérouleront les auditions de la commission d’enquête sur les essais nucléaires. L’action médiatique et digitale des parties prenantes devra donc être décortiquée.
Hier les narratifs anti-français visaient les intérêts de la France en Afrique. Aujourd’hui ils visent l’ensemble de ses territoires ultra-marins ainsi que sa dissuasion nucléaire : en d’autres termes son intégrité et ses atouts de puissance.
La France, rappelons-le, dispose aujourd’hui avec les outre-mer du deuxième domaine maritime mondial et d’une présence sur quasiment tous les océans de la planète. Son retrait marquerait clairement un effacement sur la scène internationale.