Celui qui impose ses idées et ses concepts fait un pas vers la victoire. C’est l’un des enjeux de l’Indopacifique.
Imposer ses représentations, ses idées, ses concepts ; imposer sa vision de la géographie et des zones stratégiques, c’est déjà assurer une victoire essentielle dans l’ordre du monde. La guerre des représentations est l’esprit de la géopolitique. Avec le concept d’Indopacifique, nous y sommes pleinement. C’est un jeu à acteurs multiples. Le Japon et sa rivalité avec la Chine, les États-Unis et leur shift of power, l’Inde et l’Australie, qui essayent de se réserver une place sur la mer, la France, l’Angleterre, la Russie, qui prolongent leur puissance. Lancé en 2007 par Shinzo Abbe, le concept d’Indopacifique devait contrer la puissance chinoise. Face aux nouvelles routes de la soie promues par Pékin, face à la nouvelle Eurasie, dessinée par Moscou, le camp occidental se devait de définir une grande masse stratégique capable de mobiliser les énergies et les politiques. L’Indopacifique nous montre que le monde change : de l’Atlantique, le regard américain se tourne désormais davantage vers le Pacifique. La Californie l’a emporté sur New York. Autour du gâteau se pressent des acteurs absents il y a un siècle : l’Inde et la Chine. D’autres, majeurs en 1920, se sont effacés, comme l’Angleterre. Le monde change, mais ce changement n’est-il pas illusion ?
Quoi de neuf ?
Comme toujours en géopolitique, rien n’est complètement neuf. Les États-Unis ont compris dès la fin de leur guerre civile qu’ils devaient être une grande puissance maritime. L’expansion vers Hawaï, Guam et Panama était déjà un changement de regard de puissance. L’Indopacifique ressert les plats de la guerre froide et de son containment. Les alliés sont les mêmes qu’en 1960. Et si cette fois Washington jouait Moscou contre Pékin ? Ce vaste espace géographique n’est pas inconnu à nous autres, Européens. Indopacifique, n’est-ce pas une façon de ne pas parler de l’Orient, voire de l’Extrême-Orient ? Pour les géographes anglais du début du xxe siècle, l’Orient courait jusqu’à Malacca et incluait les Indes. Pour les Français, le regard géographique et politique a longtemps regardé au loin vers le Pacifique, au moins depuis La Pérouse et Dumont d’Urville. L’intérêt stratégique de cette zone n’est donc pas nouveau, ni sa situation géographique de passage et de flux, ni ses rivalités de puissance et la volonté de contourner la masse chinoise.
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Parler d’Indopacifique, c’est évacuer l’Orient. C’est retirer à l’Europe sa position centrale et donner l’impression d’employer un terme plus scientifique, plus neutre donc acceptable par tous. Pourtant, là aussi, les mots sont piégés. Les noms des mers ne sont jamais neutres et reflètent les présences politiques ou les revendications territoriales. Invoquer la neutralité du regard, c’est faire croire qu’il existe un point 0 de l’analyse, dénué d’intérêt et de rivalité, autour duquel tous les acteurs pourraient être d’accord. Cette neutralité est une illusion. Toute dénomination, toute carte, tout intérêt est le reflet d’une puissance, d’un rapport de force et d’un vouloir.
Que voulons-nous ?
Et nous, Français, que voulons-nous ? Assurer la sécurité du trafic maritime, défendre la démocratie et les libertés, protéger des environnements sensibles, intégrer dans notre sphère de pensée des pays aux cultures et aux religions différentes ? Pour vouloir, encore faut-il être capable de définir qui nous sommes. L’Indopacifique nous oblige à poser la question de l’être de la géopolitique. La diplomatie française est de plus en plus provinciale. Le regard et la réflexion semblent ne pas aller au-delà de l’Afrique et du Levant, comme réduit à la portion congrue de notre ancien empire colonial. Nous oublions nos intérêts dans le Pacifique du fait de notre présence territoriale multiple. L’océan Indien semble parfois autant méconnu qu’à l’époque du prince Jean. Puisque l’Indopacifique est à la mode, même s’il reprend des idées anciennes, profitons-en pour ouvrir les espaces, étudier les grandes puissances asiatiques et s’ouvrir l’esprit à des problématiques et des enjeux nouveaux. Dans cet espace immense avancent des villes, des économies, des innovations techniques qui nous sortent de la petitesse habituelle et nous rappellent que les nations qui gagnent sont celles qui vivent avec la grandeur.