Après l’annonce du contrat tripartite AUKUS entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis, Paris a assisté presque impuissant à la rupture du « contrat du siècle » passé avec Canberra. Cette annonce met fin de facto à l’axe Paris New Delhi Canberra qui constituait pourtant la colonne vertébrale de la stratégie indopacifique française. Toutefois, l’axe indopacifique et la crédibilité française dans la zone pourraient se redéployer dans une alliance avec l’Indonésie.
Clément Prieur. Officier-élève à l’Académie militaire de Saint-Cyr. Cet article est issu de son mémoire de recherche (1).
L’annonce du pacte AUKUS oblige la France à revoir sa stratégie diplomatique dans la région. La stratégie française qui consistait à fonder ses intérêts diplomatiques sur ses intérêts économiques avec des contrats d’armement n’est-elle pas aujourd’hui caduque ? Cet événement vient, de plus, entacher l’image de la France dans la région qui se retrouve en partie isolée et incomprise. L’Indonésie reste un angle mort de la politique étrangère française. Pourtant ce pays, géant de la zone et invisible aux yeux de notre politique étrangère, présente des atouts économiques, politiques et militaires que nous ne devons pas ignorer.
Un géant invisible
De prime abord, il ne semble pas naturel que l’Indonésie puisse être un atout pour la France et pour l’armée de terre. La zone indopacifique est en grande partie considérée comme chasse-gardée de la Marine et de l’armée de l’air et à l’heure de la guerre en Ukraine, elle reste dans la pensée collective comme étant une zone lointaine. Cela rappelle la situation de Bougainville en 1758. Ce dernier, mandaté par Montcalm pour réclamer des troupes afin de défendre les territoires du Canada face aux Britanniques, avait reçu comme réponse du ministre de la Marine Nicolas-René Berrier: « Quand le feu est dans la maison, on ne s’occupe pas des écuries »(2).
Pourtant, l’Indonésie est le pays de tous les superlatifs. Il est le plus grand pays musulman du monde et compte 280 millions d’habitants ce qui en fait le 4e pays le plus peuplé du globe, le plus grand pays d’Asie du Sud-Est, ainsi que le plus grand archipel avec pas moins de 16 771 îles et 5,8 millions de kilomètres carrés d’espace maritime. Sa puissance politique, ses moyens économiques ainsi que militaires sont réels quoique méconnus. D’après Olivier Chambard, ambassadeur de France à Jakarta, l’Indonésie, « pays situé à la croisée des océans [Indien et Pacifique], qui contrôle quatre voies de communication maritimes vitales, était le mieux placé pour développer ce concept [l’Indopacifique] à l’échelle régionale »(3). Malgré cela, les relations entre Paris et Jakarta se sont distendues pendant plusieurs années. Il est possible de le constater dans les dates des différents accords passés entre les deux pays. Sur le site Légifrance, on dénombre seulement dix accords conclus dans des domaines variés (en particulier l’énergie, l’éducation, le tourisme, la défense, la sécurité) entre les gouvernements de la République française et la République indonésienne entre 1969 et 2014. Le cas de l’Indonésie n’est pas isolé. L’ensemble de l’Asie du Sud-Est a été en grande partie délaissée par les gouvernements français successifs, ce qui semble être désormais le point faible de notre stratégie dans la zone.
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Dans le cas de l’Indonésie, cet isolement peut en partie s’expliquer par la timide volonté du gouvernement français de travailler avec le gouvernement de Soeharto. Soeharto a été président de l’Indonésie de 1967 à 1998 et a participé au développement économique du pays, mais l’a aussi dirigé d’une main de fer, considéré comme proche de l’autoritarisme par les pays occidentaux. Toutefois, même après la chute de ce dernier, peu de visites présidentielles ou ministérielles ont été organisées. Selon Delphine Allès, « les relations avec l’Indonésie exigent de nouer des relations interpersonnelles suivies pour obtenir des résultats »(4). La France doit alors prendre conscience de la spécificité de ce pays. La double visite ministérielle de Florence Parly en février 2022 et Sébastien Lecornu en novembre de la même année s’inscrit sûrement dans cette dynamique.
L’Indonésie est donc restée pendant plusieurs décennies ce géant au centre de la région et pourtant si invisible. Premier pays musulman au monde, elle a su profiter d’une position géostratégique avantageuse. Malgré une démocratie imparfaite, elle possède une économie dynamique. Sa position de carrefour entre l’Inde et l’Asie en fait une des économies les plus rentables au monde entre l’occupation hollandaise et son indépendance en 1945. Aujourd’hui elle fait partie du G20 dont elle a d’ailleurs accueilli le sommet en novembre dernier. L’économie actuelle est essentiellement fondée sur les ressources en pétrole, gaz et charbon. Cela permet à l’Indonésie d’être le deuxième exportateur mondial de charbon derrière les États-Unis. Une autre source de richesse pour le pays est le tourisme qui représente 5% du produit intérieur brut (PIB). Cela permet in fine au pays d’être la première économie de l’ASEAN, le 16e PIB du monde et le seul pays de l’ASEAN membre du G20 (5).
L’Indonésie affiche une croissance de long terme de 5,3 % depuis la crise asiatique de 1997. Avec une croissance démographique moyenne, le PIB par habitant, de 4 396 $ en 2021, a été multiplié par six en vingt ans. La classe moyenne a pris un essor significatif (soit plus de 10% par an) d’après la Banque Mondiale. Après une contraction de 2,07 % en 2020, l’économie a rebondi avec une croissance de 3,69 % en 2021, portant le PIB à 1 182 milliards de dollars, selon le Fonds Monétaire International, malgré un ralentissement passager entre juin et août 2021 dû à la progression rapide du COVID-19 (6).
Une puissance politique
Jakarta est devenu une puissance politique régionale avec l’arrivée au pouvoir de Sokarno (1945-1967) permettant de réunifier le territoire. Sokarno a aussi donné une visibilité internationale à son pays, en particulier pendant la guerre froide. En effet, en 1955, l’Indonésie accueille la conférence de Bandung des 29 pays non alignés aux blocs de la guerre froide. Ces pays expriment ainsi leur volonté de ne faire partie ni du bloc communiste ni du bloc occidental. Cet événement est sûrement ce qui donnera son aspect à la politique étrangère de l’ASEAN. Cette vision des relations internationales est peut-être ce qui permettra à la France de se faire une place dans la région. L’Indonésie a souvent été perçue comme un pays en équilibre précaire du fait des luttes entre les religions. Malgré les attentats de 2015 et l’application de la charia dans une province indonésienne, les partis musulmans modérés limitent l’ampleur du phénomène.
Paris a une carte à jouer
L’Indonésie attire beaucoup de partenaires du fait de sa position de carrefour. Jakarta développe et entretien des liens étroits avec Washington, Canberra et Pékin. De plus, selon l’ambassadeur de France en Indonésie, « tous les pays européens sont présents. Il y a une forte présence allemande qui tend à s’atténuer […] le Royaume-Uni et l’Italie sont [aussi] de plus en plus présents ». Les États-Unis multiplient les visitent officielles de responsables politiques de haut niveau comme la venue du Secrétaire d’État américain Antony Blinken en décembre 2021. La difficulté pour la France est alors de faire la différence avec les potentiels partenaires qui s’offrent à l’Indonésie. Le rapport de l’Assemblée nationale de 2022 sur les enjeux et la stratégie de la France en Indopacifique stipule que notre pays n’est pas attendu par l’Indonésie outre les contrats d’armements. La visite de Jean-Yves le Drian en novembre 2021 illustre la place accordée par l’Indonésie à la France pour des questions de défense. Le dialogue 2+2 qui réunit autour d’une même table les ministres des Affaires étrangères et de défense des deux pays en est un exemple, tout comme le contrat du 10 février 2022 ayant pour objet l’achat de 42 Rafales par l’Indonésie. D’autres contrats sont en cours. C’est aussi le symbole de deux volontés indonésiennes : une première volonté de non-alignement sur les États-Unis pour des questions militaires et une deuxième volonté de conserver une autonomie stratégique face à la Chine qui franchit les limites des ZEE indonésiennes.
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La France doit développer d’autres formes de partenariats avec l’Indonésie. Les partenariats militaires permettent certes de créer des liens de confiance et une certaine proximité stratégique, mais le pacte AUKUS montre que ce type de relation peut être démantelé rapidement si un autre État à mieux à offrir. À l’inverse, des liens dans les domaines de l’économie et de l’éducation sont plus difficiles à défaire. En accompagnant le développement économique et humain, la France pourrait instaurer des liens tout aussi durables avec l’Indonésie. Aujourd’hui, l’Agence française pour le Développement « a engagé près de 2,7 milliards d’euros depuis 10 ans en Indonésie soit 20% des engagements en Asie ». Dans le domaine de l’énergie, Paris investi dans la construction d’une centrale hydroélectrique sur l’île de Sumatra. Selon l’ambassadeur de France en Indonésie, « le renforcement de notre coopération avec Jakarta dépendra donc surtout de l’attractivité de notre offre aux yeux de notre partenaire indonésien » (7).
La Chine place aussi ses intérêts en Indonésie. Elle est le premier partenaire commercial du pays et le troisième investisseur. De plus, le détroit de Malacca est essentiel aux approvisionnements chinois de matières premières telles que le pétrole. C’est d’ailleurs une des raisons du développement de la stratégie du collier de perles dans l’océan Indien. Les relations entre Pékin et Jakarta ne se déroulent donc pas sans accrocs. En effet, la Chine revendique l’archipel de Natuna sur des fondements historiques, mais qui selon le droit international est la propriété de l’Indonésie. Cet archipel possède dans sa zone économique exclusive le plus grand champ de gaz naturel exploitable de la région. Cela a engendré un renforcement militaire dans la région, en particulier du côté indonésien. Jakarta n’hésite plus à diversifier ses alliances avec des pays de la zone, mais aussi des pays occidentaux comme la Grande-Bretagne, les États-Unis ou encore l’Allemagne et la France.
Il faut alors saisir l’opportunité offerte par l’AUKUS et les pressions chinoises de s’imposer en Indonésie comme partenaire stratégique. Le Ministre des affaires étrangères indonésienne Retno Marsudi a exprimé son mécontentement le 18 octobre 2021 sur la signature de l’AUKUS: « la situation qu’impose l’AUKUS ne bénéficiera à personne… Les efforts pour maintenir la paix et la stabilité dans la région doivent continuer et nous ne voulons pas que la dynamique actuelle entraine des tensions ni une course à l’armement ». Une telle situation pourrait être bénéfique pour la France afin de retrouver une position centrale dans la région.
S’offrir comme troisième voie
Face aux relations parfois compliquées avec la Chine, l’Indonésie décide de revoir sa politique étrangère et cela en faveur de la France. En 2021, Jean-Yves Le Drian signe un accord de partenariat stratégique et un accord pour la tenue de réunions ministérielles conjointes, c’est-à-dire affaires étrangères et défense. En 2022, la ministre des Armées Florence Parly s’est à son tour rendue sur l’archipel pour rappeler la signature des 42 Rafales et la coopération industrielle des sous-marins. En effet, après la Malaisie, ce sont l’Indonésie et les Philippines qui souhaitent se doter de deux nouveaux sous-marins à propulsion diesel-électrique de type Scorpène. Dans le cadre des politiques parfois agressives de la République populaire de Chine dans la zone, le renforcement capacitaire de la marine est l’une des priorités nationales du gouvernement de Joko Widodo. En 2020, l’Indonésie a déjà annoncé la commande de six frégates multimissions à Fincantieri (8). Cette commande s’inscrit dans le cadre d’un plan d’investissement de 125 milliards de dollars dévoilé par le ministre indonésien de la Défense, Prabowo Subianto, dans le but de moderniser les capacités des forces indonésiennes avant 2025 : « Une grande partie de notre équipement de défense est vieux et doit être remplacé de toute urgence » afin de « faire face à l’évolution très rapide de l’environnement stratégique ». (9) L’effectif de l’armée de terre indonésienne est composé d‘environ 300 000 personnels, bien entraînés et formés sur des véhicules et armes de l’armée française. (10) Un travail entre nos deux armées de terre est donc réalisable et les « terriens » peuvent avoir une place centrale dans la nouvelle stratégie indopacifique française.
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Cette histoire du non-alignement stratégique est peut-être ce qui sauvera la face de la France aujourd’hui dans l’Indopacifique. Dans ses relations extérieures, Paris considère Pékin comme un rival potentiel alors que pour Washington c’est un rival avéré. La Russie a longtemps figuré en première position sur la liste des pays rivaux des États-Unis. Or, malgré l’invasion de l’Ukraine, c’est désormais la Chine qui occupe cette place. Joseph Biden et son administration ne mentionnaient la Chine qu’une fois dans leur stratégie indopacifique sans officiellement la considérer comme un ennemi de la politique américaine. La dialectique change en octobre 2022 avec la publication de la National Security Strategy. En effet, en février 2022, le secrétaire d’État américain Antony Blinken a statué dans une interview que le QUAD « n’est pas une organisation ayant pour but de se dresser contre quelqu’un en particulier. Il vise à se battre pour un monde fondé sur le respect de la loi et sur l’assurance que nous soutiendrons ces règles et ces principes s’ils venaient à être remisen cause » (11). Cependant, dans le rapport sur la sécurité nationale, la Chine est placée en première ligne devant la Russie comme menace probable pour la stabilité mondiale (12).
Les pays de l’ASEAN et en particulier l’Indonésie font face à un dilemme. Ils souhaitent se détacher en partie de l’influence chinoise et de se rapprocher de Washington sans toutefois s’attirer les foudres de Pékin. La France et sa politique du « en même temps la Chine et les États-Unis » pourrait venir s’insérer en troisième voie dans la région. En effet, allié des États-Unis et ne considérant pas la Chine comme un ennemi, la France pourrait être une alternative bienvenue au dilemme des pays d’Asie du Sud-Est. D’autant plus que notre passé nous lie intimement à l’Asie du Sud-Est.
En somme, l’Indonésie pourrait être, contre toute attente, le nouvel atout de la stratégie indopacifique française. Un nouvel axe Paris New Delhi Jakarta pourrait voir le jour et être aussi prolifique aussi bien pour la France que la région. Jakarta est un atout politique, économique et militaire auquel Paris devrait porter une attention particulière pour pérenniser sa position de puissance dans la région. Par ailleurs, la capitale indonésienne sera à la tête de l’ASEAN pour l’année 2023, ce qui pourrait permettre à la France de déployer son influence en Asie du Sud-Est. Paris pourrait alors devenir cette troisième voie qui ne soit ni la Chine ni les États-Unis pour récupérer une place de choix dans la zone.
(1) Dans le cadre de sa formation à l’Académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan, le sous-lieutenant Clément Prieur a effectué son voyage de fin d’étude en Australie. Son sujet d’étude porte sur la stratégie indopacifique française après le pacte AUKUS.
(2) C. de BONNECHOSE, Montcalm et le Canada français, p126-127, Hachette, Paris, 1877.
(3) A. AMADOU, M. HERBILLON, Rapport d’information déposé par la commission des Affaires étrangères, « Espace Indopacifique: enjeux et stratégie pour la France », Assemblée nationale, 16 février 2022, Paris, 2022.
(4) D. ALLES in A. AMADOU, M. HERBILLON 2022.
(5) Ibid.
(6) Ministère de l’Économie.
(7) O. CHAMBARD, in A. AMADOU, M. HERBILLON, 2022, p. 102.
(8) L. LAGNEAU, « L’Indonésie commande six frégates multimissions au groupe italien Fincantieri », Opex360, 10 juin 2021, URL: http://www.opex360.com/2021/06/10/lindonesiecommande-six-fregates-multimissions-au-groupe-italien-fincantieri/. Consulté le 9 novembre 2022.
(9) Ibid.
(10) La France a vendu 49 canons CAESAR, 275 chars légers de type AMX-13, 87 véhicules blindés de transport de troupes tels que les véhicules de l’avant blindés (VAB) et AMX-VCI (ancêtre du véhicule blindé du combat d’infanterie) ainsi que 18 véhicules de reconnaissance tels que les véhicules blindés légers (VBL).
(11) K. MAHBUBANI, in Foreign Affairs, p. 81, oct. 2022.
(12) BIDEN-HARRIS, Administration, 2022.