<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Indochine. La victoire de Na San – 2 décembre 1952

7 mai 2024

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : La guerre d'Indochine, 1953.

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Indochine. La victoire de Na San – 2 décembre 1952

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Dans le lot d’escarmouches et d’embuscades qui firent le quotidien de la guerre d’Indochine (1946-1954), Na San se place comme l’une des rares batailles frontales entre l’Union française et le Viet-Minh. Soldée par une victoire du Corps expéditionnaire français en Extrême-Orient (CEFEO) contre le général Giap le 2 décembre 1952, elle est une révélation tactique qui fera le succès des armes françaises pendant un temps, avant de les mener au désastre final de Diên Biên Phu.

Article paru dans la Revue Conflits n°51.

Au cours de l’année 1951, le général Giap, qui commande l’armée viet, a essuyé plusieurs revers devant le très stratégique delta du Tonkin, dernier bastion français tenant le nord de l’Indochine. À l’aube d’une septième année de guerre, Giap comprend qu’il ne percera nulle part si les Français peuvent s’appuyer sur la puissance de feu de leur aviation, c’est-à-dire à proximité des grandes villes comme Hanoï. Le voilà donc en route pour la Haute-Région indochinoise : c’est là, entre le fleuve Rouge et la rivière Noire, qu’un climat et une géographie particulièrement hostiles doivent jouer en sa faveur. Dirigée vers les montagnes du pays thaï, situé entre les actuels Vietnam et Laos, l’offensive engage trois divisions parmi les plus aguerries (308, 312 et 316). Le 14 octobre 1952, celles-ci s’élancent à la conquête de Nghia-Lo, principal verrou français de la Haute-Région.

Une riposte éclair

Côté français, pour compenser la chute des avant-postes, le général Salan décide de bâtir un nouveau verrou, avec l’objectif d’obliger l’ennemi à se battre en le privant de sa tactique de guérilla fondée sur le harcèlement. Mais pour provoquer ce combat frontal, il faudra attirer Giap sur un terrain choisi.

Ce sera Na San, « petite rizière » insignifiante, sise dans une cuvette aux bords francs de 5 km sur 2, devenue poste défensif majeur du jour au lendemain. Le site additionne les atouts, à commencer par une piste d’atterrissage longue de 1 100 mètres capables d’accueillir les Dakota, appareils utilisés massivement à l’époque. À 200 km et quarante-cinq minutes d’avion de Hanoï, ce terrain d’aviation est un nœud stratégique de la route provinciale 41 (RP 41) qui menace les arrières de l’ennemi aux frontières du Laos. Pour établir le dispositif, les troupes se posent sur les collines environnantes qui les dissimulent, ces pitons reliés entre eux par des petits cols et qui, fortifiés par des mines et des barbelés, feront de redoutables points d’appui (PA).

Imposer ce champ de bataille promet donc un bel avantage, mais le pari est extrêmement risqué : le temps manque cruellement pour construire une base de toutes pièces au milieu du néant, et il faudra coûte que coûte freiner l’avancée implacable des Viets. Commence alors une course contre la montre, qui combine judicieusement l’attaque et la défense pour gagner la bataille avant la bataille.

Pour faire diversion, le général Salan organise l’opération Lorraine, raid d’envergure sur la logistique adverse dans le nord du Tonkin du 28 octobre au 17 novembre. Confiée au général de Linarès, elle engage notamment la fameuse brigade 123 qui réunit trois bataillons paras considérés parmi les meilleurs d’Indochine : le 3e bataillon de parachutistes coloniaux (3e BPC) du commandant Bonnigal, accompagné des 1er et 2e bataillons étrangers de parachutistes (BEP). Coupant les lignes de communication, ils détruisent plusieurs dépôts de ravitaillement, leurs fouilles révélant des quantités de munitions d’une ampleur inédite en zone viet-minh. Les Français réalisent alors qu’ils ont en face d’eux des fantassins désormais équipés à la manière d’une armée moderne, ce qui laisse présager un siège des plus difficiles. L’opération n’en est pas moins un franc succès, occupant suffisamment les Viets pour laisser les troupes françaises de la Haute-Région, tel le 6e bataillon de parachutistes coloniaux (6e BPC) du commandant Bigeard, quitter leur garnison et se replier sur Na San.

En parallèle, côté défense, Na San est fortifiée d’arrache-pied par le colonel Gilles, soutenu par un pont aérien dont le rythme effréné totalisa 1 500 avions civils et militaires. Certains jours, 80 Dakota se relaient toutes les cinq minutes pour approvisionner la cuvette et lui apporter six batteries d’artilleries, 2 500 tonnes de ravitaillement et 125 véhicules. Aux 500 tonnes de barbelés initiales s’ajoutent 20 autres chaque jour. Le PC est enterré et des boyaux de communication creusés entre les PA.

Une victoire méconnue de l’armée française

La toute jeune forteresse de Na San se fonde sur un triple concept, lié au terrain, à la manœuvre des feux et à la mobilité des réserves. Pour briser les vagues du Viet-Minh, le commandement français adopte pour la première fois la tactique du « hérisson » : le cœur du dispositif, formé d’un poste central et du terrain d’aviation, est protégé par des PA dont la hauteur les rend inaccessibles et leur permet de se couvrir mutuellement. Le camp retranché est donc organisé selon un double périmètre de PA, le terrain réfléchi de manière concentrique, du plus près au plus loin.

Au plus près, le fond de la cuvette abrite la piste d’atterrissage, le PC, les unités d’appui (mortier, artillerie) et de soutien (santé, matériel). Vient ensuite le premier cercle composé de 10 PA « intérieurs », installés sur les premières collines qui entourent la base et reliés par un réseau de barbelés. Au plus loin enfin, c’est un second cercle de 7 PA « extérieurs », établis sur les collines les plus élevées qui dominent la cuvette pour assurer la défense lointaine et interdire les vues et tirs directs. Cette séparation volontaire des PA doit encourager les Viets à attaquer des cibles plus faibles qu’une forteresse monobloc ; le défi sera de compenser les pertes de ces garnisons restreintes et de les soutenir par un appui feu massif.

Au cœur de la mêlée

Dans chaque camp sont réunis des soldats d’élite. Les efforts titanesques des Français ont payé, tant et si bien qu’au premier jour d’assaut sur Na San, leur garnison s’élève à 15 000 hommes. En plus du génie et de l’artillerie (canons de 105 et de 120 mm), Gilles dispose de trois bataillons d’infanterie, cinq bataillons vietnamiens et quatre bataillons parachutistes, dont celui de Bigeard et des légionnaires (3e BPC, 6e BPC, 1er BEP, 2e BEP). Face à eux marchent trois divisions viet-minh de choc, soit 40 000 hommes aguerris et bien équipés.

Au soir du 23 novembre, un détachement viet vient tester le dispositif de Na San et submerge le PA 8, jusqu’à ce que la 5e compagnie du 3e BPC vienne le repousser durant la nuit. Ce premier échec ne décourage pas les assaillants. Le 25 novembre, l’armée populaire fixe son plan d’attaque : investir les observatoires pour aiguiller les mortiers, arracher les PA à l’est du centre de résistance pour que la DCA immobilise le terrain d’aviation, condamner la coulée de Maï-Son qui seule permet aux défenseurs de se replier vers le Laos.

Mais cet assaut majeur se fait attendre pendant cinq jours. Dans la nuit du 30 novembre, la division 308 déferle sur Na San, privilégiant les combats nocturnes dont les troupes d’élite de Giap ont fait leur spécialité. Artillerie à plein régime, bombardements et déluge de napalm ne les freinent pas, même dévoilée par les « lucioles » éclairantes que l’aviation largue sur le champ de bataille. Tous les PA sont accrochés, et malgré le carnage qui décime leurs rangs, les Viets s’emparent des PA 24 et 22 bis, utilisant notamment des bengalores de fabrication locale (gros bambous garnis d’explosifs et de cartouches de fusils). C’est une menace de premier plan, car ces deux positions permettent le contrôle de la piste d’atterrissage.

Jacques Perrin, éternel sous-lieutenant Torrens de la 317e section.

À l’aube du 1er décembre, dans la sape où le commandant Bonnigal a réuni ses CDU, le colonel Gilles missionne le 3e BPC : « Messieurs, il faut reprendre le PA 24 avant 17 h, afin que ses nouveaux défenseurs aient le temps de le réorganiser avant la nuit. » Au nord-est du dispositif, tout se jouera dans un combat à très courte distance, au PM et à la grenade. À 8 h 30, la 3e compagnie indochinoise de parachutistes (3e CIP) s’élance à 400 mètres au sud du piton et subit ses premières pertes. À 9 h 30, Bonnigal engage sa 6e compagnie, bientôt stoppée par la forte résistance ennemie. À 11 h, à la demande du commandant, les avions assomment les Viets sous le napalm et la mitraille, tandis que la 23e CIP s’avance à son tour.

À 14 h, elle monte à l’assaut du PA 24, épaulée sur sa gauche par la 6e Cie. La manœuvre de débordement tentée par le lieutenant Hovette échoue devant les casemates qui ont reçu des renforts. Il sollicite alors le caporal-chef Nguyen Van Ty, ex-lieutenant viet du régiment 88, passé côté français : avec quatre autres ex-prisonniers, ils composent une équipe de choc spécialisée dans l’attaque de positions fortifiées. Armés d’une musette de grenades, ils doivent maintenant parvenir jusqu’au bunker pour faire sauter l’ennemi de l’intérieur. Deux hommes y laissent la vie, mais les trois autres explosent le « bastringue », provoquant l’assaut final de la 23e compagnie qui arrache les blockhaus du PA, tandis que la 6e en submerge le flanc ouest et que la 5e, en réserve jusque-là, s’y poste à mi-hauteur. À 14 h 30, l’ennemi vaincu reflue en désordre. La contre-attaque du 3e BCP lui a coûté 10 morts et 60 blessés, mais comme s’écrie le lieutenant Hovette : « Il est 15 h, on a largement rempli le contrat. » À l’ouest du camp, le 2e BEP a pour sa part rapidement repris le PA 22 bis au cours de la journée.

Dans la nuit du 1er décembre, le Viet-Minh tente une dernière percée, principalement sur les PA 26 et 21 bis. Les légionnaires des 3e et 5e régiments étrangers d’infanterie (REI) vont lui opposer une résistance acharnée, malgré des vagues d’assaut furieusement répétées. La victoire est proche, et dès le 4 décembre, Giap commence à replier ses troupes. Il aura perdu 3 000 hommes dans la bataille, contre 500 côté français.

Occupée plusieurs mois encore, et malgré son emprise sur un important axe de ravitaillement du Viet-Minh, Na San sera finalement évacuée sans accrochage en août 1953, afin de privilégier la défense du delta tonkinois.

Des enseignements piégeurs

Vécue comme un triomphe défensif par le CEFEO, la victoire de Na San redynamise la stratégie des camps retranchés dans les régions inaccessibles. Conscient de l’efficacité de la tactique du hérisson, le commandement français la généralisera avec une surexploitation qui causera sa propre chute.

Car entre-temps, Giap saura tirer les bonnes leçons de sa déroute. Avec l’assistance matérielle de la Chine maoïste, il dotera massivement ses divisions de choc d’appui feu pour contrer l’artillerie adverse, et surtout d’une DCA capable d’entraver l’atout clef qu’avait été la puissance aérienne dans la victoire des Français. Cette adaptation réussie lui permettra de dominer la fournaise de Diên Biên Phu quelques mois plus tard au printemps 1954.

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Photo : La guerre d'Indochine, 1953.

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Nicolas Jeanneau

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