Adossés dans les années 1960 à un double mouvement de libéralisation et de décolonisation des nations, les indépendantistes européens voient leur matrice progressiste bouleversée par la crise migratoire.
Article paru dans le numéro 49 de janvier 2024 – Israël. La guerre sans fin.
Le 2 mars 2022, Franck Elong Abé, djihadiste camerounais de 36 ans, ancien détenu des forces américaines à Bagram en Afghanistan, est désigné pour effectuer l’entretien de la salle de sport de la prison d’Arles. Yvan Colonna, l’assassin du préfet Érignac, se trouve dans la pièce. Rapidement, une bagarre éclate entre les deux hommes et quelques minutes plus tard, le Corse plonge dans le coma, étouffé dans des sacs plastiques et des serviettes. La scène est partiellement filmée par les caméras de surveillance. Yvan Colonna succombe le 21 mars à l’hôpital de Marseille.
Très vite, les responsables nationalistes corses font le choix de cibler les défaillances de l’administration pénitentiaire plutôt que l’idéologie du meurtrier. Une partie de la jeunesse nationaliste corse, aux prises avec l’islamisme maghrébin dans les périphéries d’Ajaccio ou de Bastia, décide alors de rompre avec ses aînés. « On prétendait nous imposer une consigne qui consistait à taire la question islamiste dans l’assassinat d’Yvan Colonna afin d’adopter exclusivement une ligne accusatoire dirigée contre l’État. Je me suis opposé à ce narratif-là et ainsi ai-je décidé d’en assumer les conséquences en démissionnant de mes charges d’attaché parlementaire et de membre de l’exécutif de Femu a Corsica (parti autonomiste à la tête de la région corse, NDLR) » témoigne Olivier Battini auprès d’un journaliste de Breizh-Info, au cheminement politique similaire. Le jeune fondateur du mouvement Palatinu connaît le sujet : il a été détenu pendant six ans, après une tentative d’attentat à la voiture-bélier contre la sous-préfecture de Corte. Par la suite, Palatinu se fait connaître à l’occasion des émeutes urbaines de juillet 2023 en manifestant dans les quartiers touchés par le trafic de drogue.
Un retournement identitaire
Ce retournement identitaire est encore embryonnaire chez les nationalistes de Bretagne, du Pays basque et même d’Alsace où les responsables politiques préfèrent s’appuyer sur un discours modéré pour faire avancer à Paris leur agenda autonomiste. Le nationalisme étant le plus souvent assimilé à un égoïsme xénophobe, les cadres préfèrent jouer, auprès du protecteur européen, la carte de la minorité opprimée par l’État central plutôt que de soulever des sujets irritants à Bruxelles. En juin 2018, Gilles Simeoni et Jean-Guy Talamoni, alors président de la région et président de l’assemblée de Corse, proposent sur Twitter d’accueillir dans un port corse le navire Aquarius. Ses 629 migrants illégaux en provenance d’Afrique et affrétés par l’association SOS Méditerranée sont refoulés par le gouvernement italien et son ministre de l’Intérieur Matteo Salvini. Contradictoire avec les slogans habituels ciblant l’invasion de touristes, la proposition est venue doucher les convictions identitaires des jeunes nationalistes de l’île, peu enclins à voir débarquer des migrants sur leurs terres. À Bruxelles et à Paris, le geste a été salué et imité.
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Cette ligne politique vient de loin. Dans le prolongement du mouvement de décolonisation du tiers-monde, la jeunesse indépendantiste des années 1960 et 1970 a repris le slogan de la « décolonisation de la province » ; comme si l’empire colonial pouvait se comparer aux régions de métropole. Leurs enfants ont baigné dans cette atmosphère et sont aujourd’hui aux commandes. Edmond Simeoni a par exemple fondé l’ARC (Action régionaliste corse) en 1967. Son fils, Gilles Simeoni, avocat militant de la Ligue des droits de l’homme, dirige l’exécutif corse depuis 2015. Ils regardent avec envie les autonomies ou quasi-indépendances accordées aux territoires d’outre-mer depuis lors. La Corse jalouse la Nouvelle-Calédonie. L’Alsace jalouse la Corse. La Bretagne jalouse l’Alsace, etc. Ce phénomène n’est pas seulement hexagonal. À Belfast, l’IRA s’est fait l’écho des mouvements palestiniens et sud-africains, la Libye de Muammar Kadhafi a financé le FLNKS calédonien, l’IRA et l’ETA. En 2006, le leader irlandais Gerry Adams venait rencontrer à Gaza le chef du groupe terroriste Hamas et Israël lui a refusé une seconde entrevue en 2014. Benjamin Morel résume la situation dans La France en miettes – Régionalismes, l’autre séparatisme (Cerf 2023) : « Après la guerre, l’engagement de ces mouvements en faveur de l’occupant ou d’un régime fasciste devient plus délicat à assumer. Les militants ne disparaissent pas pour autant et un certain nombre d’entre eux change une nouvelle fois d’appareil idéologique en rejoignant notamment le combat de la gauche en faveur de la décolonisation. En affirmant l’égalité du combat en faveur de l’indépendance de l’Algérie et celui pour l’indépendance de la Bretagne par exemple, plusieurs groupes indépendantistes et individus sont ainsi accueillis favorablement par la gauche[1]. »
Le tiers-mondisme a nourri la pensée régionaliste.
Bruxelles et les régions
Jusqu’aux années 2000, la stratégie a plutôt bien fonctionné et les mouvements de décentralisation encouragés par la construction européenne ont abouti à des statuts particuliers dans les îles britanniques, en Espagne, en Belgique et en Italie. La majorité des mouvements régionalistes militent opportunément pour une Europe fédérale des régions. Femu a Corsica, l’UDB (Union démocratique bretonne) ou encore Unser Land (parti indépendantiste alsacien) s’unissent dans le mouvement « Régions et peuples solidaires », et appartiennent, à l’échelon européen, à l’ALE (Groupe Vert/ Alliance libre européenne). Les institutions européennes coiffent dans le même temps les constitutions nationales. Dès lors, l’autonomie des régions devient possible. Mais le mouvement régionaliste se heurte à la dernière marche, celle de l’indépendance. Les élargissements de 2004 et 2007 ont grippé la machine institutionnelle européenne dont les membres ont doublé, passant de 15 à 28 (27 depuis le Brexit). À l’occasion des référendums écossais et catalans de 2014 et 2017, l’administration bruxelloise a soutenu Londres et Madrid. Les États siègent au Conseil européen qui a un contrôle politique sur la Commission. Par ailleurs, l’affaiblissement des nations n’est intéressant pour les services de la Commission européenne qu’à condition que les régions ne deviennent pas à leur tour des nations, possiblement membres de l’Union européenne. En prenant leur indépendance, les régions ne pourraient plus être les relais voire les alliés de revers de la Commission. Au contraire, elles viendraient compliquer davantage le fonctionnement du Conseil européen en prenant une place supplémentaire autour de la table des 27. Et à Bruxelles, la question des élargissements vers l’est est prioritaire. Ukraine, Géorgie et Balkans occidentaux frappent à la porte. Si des régions nouvellement indépendantes devaient entrer, cela compliquerait l’équation d’Ursula von der Leyen et de ses services. Ouvrir le Conseil européen à de potentiels indépendantistes n’est donc ni souhaitable ni réalisable. L’Union européenne, telle qu’elle se construit au XXIe siècle, a pour modèle l’Allemagne fédérale : les Länder jouissent d’une autonomie, mais n’ont pas de vocation à l’indépendance. Au désespoir des militants régionalistes, les institutions européennes ne se sont pas substituées aux nations, elles se sont superposées à elles. Et partant, l’autonomie régionale s’est diluée dans d’innombrables directives communautaires, plus favorables au libre-échange mondialisé qu’aux particularismes ethnolinguistiques.
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Dans le même temps, et dans le sillage des universités américaines, les héritiers du mouvement décolonial européen ont pris dans les années 2000 un virage racialiste. La Française d’origine sénégalaise, Rokhaya Diallo, reprenant le travail d’une militante plus âgée issue du mouvement communiste réunionnais, Françoise Vergès, incarne parfaitement le passage de relais générationnel et géographique. Les deux amies ont été formées aux États-Unis. À les écouter, ce serait désormais à la métropole de faire une place aux populations anciennement colonisées et de facto en situation de colonisation de l’Europe. Une nouvelle traite aurait eu lieu et la ségrégation coloniale américaine se serait exportée en Europe où les populations immigrées sont invitées à lutter contre le « privilège blanc ». Gonflé par les arrivées successives en provenance d’Afrique et du Moyen-Orient, ce discours racialiste ne permet plus aux particularismes culturels régionaux de se coaliser avec lui comme ce fut le cas à la fin du XXe siècle. À Strasbourg ou à Rennes, le discours racialiste et les débats sur la couleur de peau ont pris le pas sur la défense du breton et de l’alsacien.
Les régions face au racialisme
En difficulté pour produire un discours progressiste racialiste aux côtés de leurs anciens alliés du tiers-monde venus en France, les mouvements régionalistes développent leur progressisme dans le domaine sociétal, autour de la question du genre notamment. Le concept « d’intersectionnalité des luttes » leur permet de garder le contact avec un mouvement afro-oriental de plus en plus tourné vers l’islam et ses valeurs autrefois jugées réactionnaires ou misogynes. Les acrobaties idéologiques importent peu, pourvu que l’on combatte le monde d’hier et d’aujourd’hui.
À Édimbourg, Humza Yousaf, le Premier ministre d’origine indo-pakistanaise, a publiquement célébré sur Twitter son accession au pouvoir par une prière musulmane dans son nouveau bureau, entouré de sa famille. À la tête du Scottish National Party (SNP), il a succédé à Nicola Sturgeon et a fait du Gender Recognition Reform Bill et de la reconnaissance des personnes transgenres, son cheval de bataille. Le Gender Recognition Reform Bill a pourtant divisé son parti comme jamais, souligne Cécile Ducourtieux dans Le Monde des 2 mars et 3 avril 2023. Neuf députés ont voté contre le projet de loi en première lecture et Ash Regan, ministre des Collectivités, a démissionné. Une pétition de 3 000 membres du SNP a été lancée par plusieurs députés du parti, dont Kate Forbes, ancienne secrétaire aux finances et adversaire malheureuse de Humza Yousaf. La candidate a tout de même rassemblé 48 % des voix. Nicola Sturgeon avait jugé ces réactions « transphobes, profondément misogynes, souvent homophobes et possiblement racistes pour certains d’entre eux ». Le texte a cependant révolté une partie des organisations féministes écossaises pointant l’absence de garanties contre les prédateurs sexuels prétextant un changement de genre pour accéder aux espaces réservés aux femmes dans les prisons ou les toilettes. J.K. Rowling, la très célèbre auteure de la série Harry Potter, a publiquement exprimé sa crainte quant aux droits des femmes. Le projet de loi a finalement été voté à Holyrood avec le soutien des Verts et des travaillistes en dépit d’études d’opinion très défavorables au texte. Londres, qui craint que des personnes ayant obtenu un changement de genre en Écosse utilisent des espaces réservés aux femmes en Angleterre bien que leur changement de genre n’ait pas été validé par la loi britannique, a mis son veto, confirmé par une décision de la Cour suprême fin 2022. Les jeunes Écossais ne pourront pas réclamer dès 16 ans et sans avis médical un certificat de reconnaissance de genre. Ce revers législatif est une première depuis 1998, date du Scotland Act recréant le Parlement écossais. Et dans les sondages, le soutien à l’indépendance est redescendu à 45 %, au même niveau qu’en 2014. En Écosse, la dérive du débat public vers des questions sociétales ultra-minoritaires a fait reculer la question de l’indépendance. Un second référendum n’est plus à l’ordre du jour.
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En effet, à Londres, le modéré Rishi Sunak, Premier ministre conservateur britannique d’origine hindoue, a rejeté sans difficulté toute idée de nouveau référendum. Quant à Anas Sarwar, rival travailliste écossais de Humza Yusaf, et d’origine pakistanaise comme lui, il compte bien profiter des divisions internes au SNP aux prochaines élections parlementaires du Royaume-Uni en janvier 2025. Un retour au pouvoir des travaillistes écossais à Édimbourg n’est plus impossible et le Parti travailliste britannique se félicite de ses chances grandissantes de victoire à Westminster.
En Irlande du Nord, Londres profite par ailleurs du règlement du Brexit pour avancer sur une loi d’amnistie des soldats ayant participé aux « Troubles ». Le Sinn Fein, lui aussi particulièrement radical sur les questions sociétales, semble incapable de former un gouvernement malgré sa dernière victoire électorale. Le poste de Premier ministre demeure vacant à Stormont, le Parlement nord-irlandais, depuis 2022.
En Flandre et en Italie du Nord, les partis régionalistes se sont tenus à distance du mouvement décolonial et se sont rapprochés depuis de nombreuses années de la droite nationaliste ou conservatrice européenne. Bart De Wever, président général de la Nieuw-Vlaamse Alliantie (N-VA) depuis 2004, est un concurrent du plus radical Vlaams Belang, mais ils partagent le même objectif. À Strasbourg, son parti est membre de l’Alliance libérale (ALE), mais siège dans le groupe des conservateurs (CRE) où siègent également Fratelli d’Italie de Giorgia Meloni, Vox de Santiago Abascal et le PIS polonais. C’est peu dire que les thématiques sociétales du SNP, du Sinn Fein ou de la CUP catalane sont assez éloignées de cette tendance. La Ligue, héritière du mouvement autonomiste de Padanie d’Umberto Bossi, siège quant à elle avec le Rassemblement national. Il est inutile de préciser que les principes d’ouverture à l’immigration illégale, portés par Femu a Corsica ou le président social-démocrate de la région Bretagne, n’ont pas beaucoup d’écho à Anvers et à Milan.
Défiés sur leur gauche par des militants qui mettent en avant les questions raciales et religieuses, et sur leur droite par des conservateurs régionalistes qui pointent le danger pour leur culture et leur peuple d’être submergés par les vagues migratoires extra-européenne, les mouvements indépendantistes européens connaissent une période de tension politique inédite.
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