Les relations entre la France et l’Inde dans l’océan Indien s’inscrivent dans une configuration géopolitique unique. En théorie, celle-ci intègre tous les atouts qui permettraient de renforcer les indépendances stratégiques des deux pays, à l’heure où la zone indianocéanique s’annonce comme une des arènes stratégiques décisives du xxie siècle. Néanmoins, à force de n’avoir ni politique indienne, ni politique indianocéanique, la France, arrimée à une alliance hostile à la Chine impulsée par Washington, manque encore une fois à sa mission historique et s’abouche à un nationalisme hindou qui contredit tant ses valeurs que ses intérêts.
Au mois de janvier 1976, Jacques Chirac, alors Premier ministre, rendit une visite très remarquée à son homologue Indira Gandhi, rompant l’ostracisme dont celle-ci faisait l’objet de la part des États occidentaux depuis la promulgation de l’« État d’urgence intérieur » au mois de juin 1975. À cette occasion, l’influente presse du sous-continent s’empressa de souligner le contraste entre l’attitude bienveillante et respectueuse de la diplomatie française envers l’Inde indépendante et celle, jugée arrogante, du monde anglo-saxon. Cette image toujours en vogue d’une pente « naturelle » à la bonne entente franco-indienne fait écho à une relation de plus d’un demi-siècle paradoxalement aussi positive qu’inaboutie entre les deux pays.
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Vocations non alignées
Celle-ci apparaît façonnée par une curiosité et une admiration réciproque – Michelet exaltait le « torrent de lumière » descendu « de l’Inde jusqu’à 1789 » – et travaillée par l’intuition selon laquelle les deux vieilles nations pouvaient se hisser au-dessus de la mêlée du sanglant xxe siècle. Ainsi, Tagore, dont le frère avait traduit Molière en bengali, s’entretenait avec Romain Rolland de la recherche d’un cours nouveau qui eut permis à l’Orient de s’émanciper et à l’Occident d’enrayer son déclin – et sa marche à la guerre. Au-delà d’évidentes divergences idéologiques, c’est aussi, sur le plan géopolitique, la recherche d’une troisième voie qui rapproche les réflexions de Nehru et du général de Gaulle. La première combine une « doctrine Monroe » à l’indienne, à l’œuvre dans l’expulsion des Portugais de Goa et dans les conflits frontaliers avec la Chine, et une forme d’idéalisme hors de la zone d’influence indienne. Celui-ci se traduit par la bridge diplomacy de Nehru, par la volonté de dépasser les antagonismes entre les deux blocs via le mouvement des non-alignés et le jeu des institutions internationales. La politique gaullienne est également réaliste dans son souci de préserver le pré carré des intérêts français, notamment dans l’Afrique décolonisée et en outremer. Au-delà, elle travaille en direction d’un monde multipolaire et renoue avec l’ONU en 1964, où « de Gaulle veille à ce que la France prenne chaque fois que cela se peut une position originale, si possible médiatrice ».
L’oubli de l’Inde
Mais la configuration géopolitique offrait à la relation franco-indienne l’opportunité d’une relation unique… qui ne fut pas mise à profit. Le 19 mars 1946, la départementalisation des « quatre vieilles colonies » faisait de La Réunion, vieille terre de France, une partie intégrante du territoire de la République. Sur le plan militaire, la France demeurait une puissance de premier ordre dans l’océan Indien, dotée d’une immense zone économique exclusive et forte, à La Réunion, d’une importante base navale et d’un régiment parachutiste opérationnel. Non seulement la France devenait le seul État européen directement présent dans l’océan Indien, mais la pleine appartenance de La Réunion à la République apportait à cette dernière une population réunionnaise d’origine indienne, dite « malbare » en créole, qui aurait pu constituer un atout de poids dans la coopération entre les deux pays.
Néanmoins, la politique indianocéanique française, alignée au cours des années 1960 et 1970 sur la politique américaine de soutien aux régimes rhodésien et sud-africain, entrait en conflit avec la dénonciation inlassable de l’Apartheid par Nehru, qu’on nommait à Pretoria le « coolie Nehru ». En simplifiant, il peut être dit que l’Inde a, nolens volens, épousé la stratégie indianocéanique de l’URSS, tandis que la France suivait la ligne des États-Unis dans ce qu’elle eut de moins glorieux. Enfin, la réflexion géopolitique française apparaît rétrospectivement marquée par la forme d’amnésie que Roger-Pol Droit nommait dans le champ philosophique « l’oubli de l’Inde » ; pour le dire plus abruptement, la France n’avait pas de politique indienne. En a-t-elle une aujourd’hui ?
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L’essor de la coopération militaire franco-indienne…
Indéniablement, la relation indianocéanique entre l’Inde et la France a connu ces trente dernières années un essor sans précédent : un consulat de l’Inde a ouvert ses portes dans l’île en 1983 et de multiples associations cultivent entre l’île et le sous-continent des rapports que la force du modèle intégrationniste français et l’origine dravidienne des Réunionnais « malbars » immunisent contre le brahmanisme de Narendra Modi.
Sur le plan militaire, la relation franco-indienne a monté en puissance : ainsi, le mois de mai 2019 a vu, pour la 17e fois depuis 1983, le déploiement des manœuvres « Varuna » – du nom d’une déesse védique régnant sur les eaux et dans les airs – communes aux marines et forces aériennes françaises et indiennes. Une manœuvre d’une ampleur inégalée impliquant les porte-avions Charles de Gaulle et Vikramaditya, les frégates Latouche-Tréville, Forbin et Provence du côté français et leur homologue indien Tarkash, un sous-marin nucléaire d’attaque de type Rubis et le sous-marin indien Shishumar. Malgré la conjoncture liée à la pandémie de coronavirus, les deux partenaires ont approfondi leur collaboration dans la zone en menant au mois de février, depuis La Réunion, leur première patrouille conjointe impliquant un P-81 indien et du personnel militaire français. À ces manœuvres, il faut ajouter un partenariat militaro-industriel de plus en plus étroit entre les deux pays, portant notamment sur la vente d’avions Rafale et sur des transferts de technologie dans le domaine de la construction sous-marine. La communication officielle française demeure néanmoins discrète sur ce rapprochement militaire inédit.
Ces pudeurs ne sont pas de mise du côté indien, où Narendra Modi n’a pas craint de dévoiler le pot aux roses en qualifiant la nouvelle relation franco-indienne d’« alliance » – un terme pourtant traditionnellement tabou dans le langage diplomatique indien.
On aurait tort de croire que cette alliance inaugure une politique d’indépendance stratégique du côté français. À l’inverse, il faut voir dans l’attelage franco-indien la manifestation d’un alignement accentué de la politique des deux pays sur les buts stratégiques des États-Unis, puissance dominante dans l’océan Indien. British lake de la fin des guerres napoléoniennes jusqu’à 1945, celui-ci est aujourd’hui sans conteste un « lac américain », dominé par la base de Diego Garcia dont les infrastructures aériennes, navales, logistiques et même spatiales offrent aux forces états-uniennes une suprématie écrasante dans la zone.
La montée en puissance de la Chine et la nécessité vitale pour cette dernière de sécuriser tant ses approvisionnements que ses exportations par voie maritime s’expriment via le projet de la Route de la soie maritime et la stratégie coïncidente dite du « collier de perles » – terme forgé par le département américain de la Défense et non par les Chinois eux-mêmes. Ainsi, la Chine accorde aux pays situés sur la route de la soie des infrastructures – notamment portuaires, des contrats d’armement et des facilitations de crédit. Sont sertis au « collier de perles » le Myanmar, le Bangladesh, le Pakistan et la Tanzanie, vieil allié de la Chine en Afrique. Enfin, la Chine détient depuis 2015 une base militaire à Djibouti, qui côtoie les bases américaine, française et même turque, accueillies par l’ancienne colonie française.
Du côté américain, la politique de containment passablement agressive menée par Barack Obama sous le label Rebalance to Asia se poursuit, accompagnée d’une rhétorique plus radicale, par la doctrine dite de Free and Open Indo-Pacific Strategy inaugurée par Donald Trump. Sous cette étiquette se profile un axe offensif incluant les États-Unis, l’Inde et le Japon, destiné à contrer la Chine sur un espace géopolitique dit indopacifique explicitement conçu comme un théâtre d’opérations. Pour New Delhi, cette stratégie conforte la doctrine panocéanique inaugurée par Atal Bihari Vajpayee en 2004 et sa déclinaison via la stratégie du « collier de fleurs », qui vise au déploiement des forces indiennes dans les États alliés : le Sri Lanka, les Seychelles et l’île Maurice – île-sœur de La Réunion – dont 70 % de la population est originaire du sous-continent indien.
… est-il vraiment une chance pour la France ?
L’influence décisive prise par la Chine via l’initiative « route et ceinture » sur le Pakistan, adversaire immédiat de l’Inde, qui ouvre à l’empire du Milieu un accès décisif sur l’océan Indien, a déterminé un basculement de l’Inde dans le camp américain. Concomitamment, les États-Unis, alliés traditionnels d’Islamabad, pallient le revirement pakistanais par un approfondissement des relations militaires avec New Delhi. En 2017, Donald Trump soulignait le rôle que devait jouer l’Inde pour appuyer l’effort américain dans la zone indopacifique en des termes qui confirment l’analyse traditionnelle selon laquelle « les États-Unis font sous-traiter par l’Inde l’essentiel, sinon la totalité, de leur rôle militaire dans l’océan Indien ».
Que va faire la France dans cette galère, à l’heure où se consolide une alliance offensive menée par les États-Unis contre la Chine et où les retournements d’alliances et l’imprévisibilité des leaders accroissent les risques d’affrontement armés ?
Les propos tenus par le chef de l’état-major de la marine française ne laissent guère de doute quant à la position de Paris. « La marine chinoise ne cache pas ses ambitions mondiales », déclarait l’amiral Christophe Prazuck au mois de novembre dernier devant l’Observer research foundation de New Delhi. L’amiral note par ailleurs que les navires chinois envoyés en 2008 dans l’océan Indien pour combattre la piraterie y sont toujours présents, notant que la Chine dépêchait dans la zone des sous-marins nucléaires « qui ne sont pas le meilleur moyen de lutter contre les pirates », rapporte le journal de référence indien The Hindu. Sur la forme, ce propos fort peu réservé confirme l’hypothèse d’un choix géopolitique français en faveur de l’axe indopacifique, par ailleurs identifiable à d’autres signaux – on pense notamment à la position pro-indienne adoptée par la France à l’ONU en 2019 sur la question du Jammu-et-Cachemire.
Une fois encore, la France ne fait pas le choix d’une politique d’indépendance à l’égard des deux grandes puissances antagonistes du xxie siècle. De surcroît, cette prise de parti avalise des options idéologiques qui vont à l’encontre des conceptions universalistes françaises. Dans l’espace indianocéanique, le nationalisme hindou hindutva intolérant de Narendra Modi est facteur de division et attise non seulement le conflit islamo-hindou – ce qui n’est pas rien, dans un océan Indien qui baigne les plus grands pays musulmans – mais encore, les tensions communautaires. À l’instar de bon nombre de chauvinismes postmodernes, l’hindutva de Modi est une « authenticité » pétrie d’américanisation : « L’Inde rêve de devenir les États-Unis du xxie siècle, et les gens nourris par les mass médias occidentaux et indiens voient en Modi celui qui réalisera ce rêve », écrivait en 2014 Binu Mathew, rédacteur en chef du magazine kéralais Countercurrents. Quant à l’alliance avec le Japon, dont le réarmement accéléré sous l’égide de Shinzo Abe est un secret de polichinelle, elle reprend le sillon tracé entre le nationalisme de Chandra Bose et le militarisme nippon.
Dans ce jeu où surgissent de nouveaux dangers et où reviennent vieilles combinaisons et vieilles tentations, c’est la France qui fait figure d’intrus et joue, une fois encore, une partie qui n’est pas à son avantage.