<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Contrer l’intrusion chinoise dans l’ocean indien. Les articulations maritimes de la politique indienne dans l’indopacifique

7 juin 2020

Temps de lecture : 9 minutes

Photo : Exercice militaire chinois en Mer de Chine le 8 juillet 2016, Auteurs : XINHUA/SIPA, Numéro de reportage : 00763711_000014.

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Contrer l’intrusion chinoise dans l’ocean indien. Les articulations maritimes de la politique indienne dans l’indopacifique

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L’Inde veut assurer sa prééminence dans « son » océan. Mais les rivalités de puissance sont nombreuses et Delhi ne peut pas affronter la Chine tout seul. Il lui faut impérativement trouver des alliés.

À l’approche de la fin du premier quart du xxie siècle, l’Indopacifique apparaît comme le nouveau cadre analytique des manœuvres complexes dans l’Asie maritime globale destinées à préserver l’ordre international libéral face à la montée en puissance de la Chine et sa quête de refondation du système mondial selon ses propres critères.

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L’Inde participe à ce jeu d’acteurs et, dès le milieu des années 2000, a contribué à la conceptualisation de cette méga-région. En dépassant le concept d’Asie-Pacifique, Gurpreet Khurana, en particulier, présente l’Indopacifique comme le trait d’union entre les océans Indien et Pacifique et inscrit l’Asie dans sa globalité en mettant en évidence les continuités et les interdépendances économiques, infrastructurelles et militaires qui animent ce vaste ensemble. Surtout, il considère que l’Indopacifique traduit théoriquement la capacité de l’Indian Navy à encadrer les actions de son homologue chinois dans l’océan Indien tout en menant des opérations de contre-intrusion dans les mers de Chine et de contre-projection dans le Pacifique Sud. Plus globalement, l’Indopacifique prétend fusionner l’océan Pacifique et l’océan Indien afin d’en faire un théâtre unique, intégré, fort de plus de la moitié de la population mondiale et abritant les économies parmi les plus dynamiques de la planète.

Cependant, au sein de l’Indopacifique, l’océan Indien revêt une importance cruciale pour l’Inde, comme pour la Chine. En effet, si la première le considère comme son lac, la seconde le perçoit comme son océan central. Dès lors, l’expansion maritime chinoise dans cet océan représente un véritable défi pour l’Inde et les réponses que cette dernière doit y apporter, un enjeu majeur.

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L’expansion maritime chinoise dans l’océan indien vue de Delhi

L’Inde questionne la légitimité des présences maritimes étrangères dans son océan éponyme, qu’elle considère comme des intrusions, en particulier celle de la Chine. Par ailleurs, elle identifie parfaitement les vulnérabilités qui contraignent l’empire du Milieu et qui lui imposent, sur le court terme, de chercher à protéger ses voies de communication maritimes (SLOCs), essentielles à l’importation de ses besoins en énergie et en alimentation, à l’exportation de ses produits vers ses marchés captifs ; d’étendre son commerce maritime et le maintien d’un accès ouvert pour de nouvelles opportunités économiques à l’international ; d’assurer la sécurité de ses opérations (constructions d’infrastructures et investissements notamment) et de ses ressortissants à l’étranger. Toutefois, à plus long terme, c’est la perspective d’une présence chinoise durable, voire permanente, dans l’océan Indien qui inquiète Delhi, dans la mesure où elle est de nature à fragiliser l’équilibre des rapports de force entre ces deux puissances asiatiques voisines et concurrentes aux échelles locale et globale. Dans l’océan Indien plus spécifiquement, c’est l’hypothèse d’un remodelage de l’ordre régional au détriment de Delhi qui constitue l’enjeu majeur.

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Aussi, les responsables indiens étudient avec attention l’expansion maritime chinoise dans ce qu’ils considèrent comme leur zone d’influence sous le prisme de ses manœuvres dans les mers de Chine. Ils en tirent trois grandes conclusions :

  • L’Association des nations du sud-est asiatique (Asean) et ses États membres, en ne faisant pas front uni contre la Chine, ont permis à Pékin de pratiquer le diviser pour régner et de s’assurer de la maîtrise d’îles stratégiquement localisées dans les mers de Chine afin de faire de cet espace maritime, stratégique pour le commerce mondial, un lac chinois, via une double politique des petits pas et du fait accompli.
  • L’expansion maritime de la Chine dans l’océan Indien est corrélée à son agressivité croissante dans les mers de Chine ; la mer de Chine du Sud constituant la base avancée d’une projection chinoise programmée dans les mers lointaines.
  • Pékin se dote d’un réseau de facilités navales reliant ses emprises militaires dans les mers de Chine à sa base navale djiboutienne, afin d’organiser un continuum maritime facilitant les opérations de sa marine dans l’océan Indien, dans le but de s’assurer de la maîtrise des espaces critiques de l’Asie maritime globale.

Ces analyses, qui s’inscrivent dans le droit-fil de la théorie, controversée, de la stratégie du « collier de perles », se doublent d’un sentiment d’encerclement avec la construction sur les flancs est et ouest de l’Inde des ports de Kyaukpyu et de Gwadar, adossés à deux couloirs économiques, le China-Myanmar Economic Corridor (CMEC) et le China-Pakistan Economic Corridor (CPEC), et la présence, sur son flanc sud, d’une véritable enclave chinoise à Hambantota, à Sri Lanka. À cela, s’ajoutent les tensions récurrentes sur leur frontière septentrionale, contestée par Pékin, et une lutte d’influence farouche dans les pays archipélagiques et riverains de l’océan Indien, et dans l’Himalaya.

Dès lors, les analystes indiens entrevoient trois implications majeures à une présence renforcée de la Chine dans l’océan Indien :

  • La remise en question du statut de « partenaire stratégique central » que l’Inde s’attribue dans la région, car dilué dans une multiplication d’acteurs et de solutions alternatives pour gérer les risques et les menaces maritimes non traditionnelles.
  • La nécessaire mobilisation d’un volume de forces conséquent sur zone, au détriment de théâtres d’intérêts émergents (Asie du Sud-Est, Pacifique Sud) où la crédibilité indienne pourrait être questionnée si son discours n’est pas accompagné d’actions.
  • La perspective d’un « dilemme d’Ormuz » indien dans l’hypothèse d’une jonction de moyens navals pakistanais et chinois en mer d’Arabie, susceptible d’y modifier l’équilibre des rapports de force au détriment de l’Inde, le golfe Persique représentant plus de 50 % de ses importations de pétrole.

Afin de répondre à ces défis, l’Inde est contrainte d’ajuster sa posture géopolitique. Si le Premier ministre Manmohan Singh (2004-2014), inscrit dans une logique d’apaisement vis-à-vis de la Chine, contestait le concept d’Indopacifique dans la mesure où considérer l’océan Indien et l’océan Pacifique comme un espace maritime unique impliquait de la part de Delhi de prendre position sur la question des mers de Chine, au risque d’inviter Pékin à lier ce sujet à celui de leur contentieux frontalier dans l’Himalaya, son successeur, Narendra Modi, promeut une politique proactive, construite autour de l’Act East Policy (AEP) et du renforcement des capacités de l’Indian Navy ainsi que du rapprochement avec les puissances occidentales de l’Indopacifique, tout en réaffirmant l’impérieuse nécessité de conserver une autonomie stratégique.

Le cadre doctrinal des projections de l’Indian Navy dans l’Indopacifique

L’Inde est confrontée à un dilemme géopolitique. Si la priorité reste la préservation de son intégrité territoriale face aux pressions chinoises (Anurachal Pradesh et Cachemire) et pakistanaises (Line of Control et Cachemire), une large panoplie de menaces protéiformes en provenance de la mer (terrorisme, piraterie, catastrophe écologique ou climatique) la conduit désormais à accorder une importance particulière à son environnement maritime. L’Act East Policy, prolongement de la Look East Policy, s’inscrit dans cette logique. Elle place l’Indopacifique au cœur du nouveau cadre doctrinal de la politique étrangère indienne en Asie et fixe ses objectifs : résolution pacifique des différends, respect du droit international et préservation de la liberté de navigation sur mer.

L’Indian Navy, dans la version de 2015 de sa doctrine stratégique, s’inscrit dans ce cadre. Elle réaffirme la pertinence de ses deux zones de responsabilité stratégique, prioritaire avec l’immediat neighborhood (océan Indien septentrional et territoire national, SLOCs nationales) et secondaire avec l’extended neighborhood (océan Indien méridional et mers de Chine, portions centrale et sud de l’océan Pacifique), précise les contours de ses missions (protection des intérêts stratégiques et des SLOCs nationaux, en particulier celles sur lesquelles la marine chinoise est offensive ; présence renforcée à proximité des points de passage obligés dans l’océan Indien ; renforcement des mécanismes de surveillance maritime) et justifie la légitimité à ses déploiements au-delà du détroit de Malacca par deux impératifs stratégiques : accompagner le renforcement du commerce et des relations économiques avec les pays de l’Asie-Pacifique ; participer à la construction d’un nouveau système de sécurité collective en Asie du Sud-Est, vecteur d’un nouvel équilibre stratégique dans l’Indopacifique.

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Les axes de projection de l’Indian Navy dans l’Indopacifique

L’élément marin apparaît central dans la politique de l’Inde dans l’Indopacifique. Delhi démontre ainsi qu’elle s’affirme comme une puissance asiatique de premier plan, au-delà du golfe du Bengale (logique de la neighbourhood first policy). Pour ce faire, elle structure son action autour de trois axes de projection, avec une obsession : sa rivalité avec la Chine.

Ainsi, dans l’océan Indien, l’objectif stratégique de Delhi est de contrer l’intrusion chinoise. La projection de l’Indian Navy, qui consiste à quadriller l’ensemble de ce vaste espace maritime, s’articule autour de quatre axes :

  • Sur son territoire national, la priorité est de transformer les îles Nicobar et Andaman en un véritable commandement tri-armées avec des infrastructures et moyens navals et aériens consolidés pour s’affirmer comme la puissance centrale dans le golfe du Bengale et transformer d’hypothèse de travail en menace véritable le « dilemme de Malacca », cette région étant l’avant-poste oriental de la défense indienne.
  • Sur son flanc occidental, en consolidant ses relations navales et économiques avec l’Iran et Oman prioritairement, afin de disposer d’une présence au plus près du détroit d’Ormuz, l’Inde veut limiter les effets potentiels de son propre « dilemme d’Ormuz » tout en en générant un pour Pékin.
  • Sur son flanc sud, l’ambition est de réaffirmer son statut de partenaire central en facilitant la création d’un environnement de confiance. La conclusion, en 2016, d’un accord naval tripartite de surveillance maritime avec le Sri Lanka et les Maldives ou l’organisation de patrouilles de garde-côtes avec ses homologues sri-lankais et maldiviens dans leur zone économique exclusive (ZEE) y participent.
  • Sur son flanc occidental, l’Inde pose les jalons d’une présence durable à proximité des points de passage obligé et sur les SLOCs. Elle dispose d’une base sur les îles Agalepa (Maurice) et d’Assomption (Seychelles) et d’une station d’écoute à Madagascar. Elle organise des patrouilles de surveillance des ZEE avec ses partenaires et entretient des relations navales étroites avec le Mozambique.

Par ailleurs, en se posant en chef de file de l’Indian Ocean Rim Association (IORA) et en acteur majeur de l’Indian Ocean Naval Symposium (IONS), l’Inde participe à la construction d’un cadre régional de coopération conforme à ses intérêts.

En direction des mers de Chine, Delhi s’inscrit dans une logique de contre-intrusion. La projection de l’Indian Navy, qui consiste à se positionner au cœur du lac chinois au travers d’opérations de diplomatie navale, s’appuie sur un réseau de partenaires et s’articule autour de trois axes essentiellement :

  • À proximité immédiate de Malacca, vers Singapour, avec lequel l’Inde entretient des relations militaires étroites. Les deux marines organisent un exercice, le Singapore-Indian Maritime Exercice (SIMBEX), depuis 1993, et des patrouilles de garde-côtes sur les deux flancs du détroit.
  • Au centre de la mer de Chine méridionale, vers le Vietnam auquel l’Inde offre son expertise pour moderniser sa flotte de surface et former ses équipages de sous-marins. En contrepartie, l’Indian Navy bénéficie de facilités portuaires, à Cam Ranh, et l’ONGC Videsh s’est vu octroyer un droit d’exploration pétrolier sur une zone revendiquée par Pékin.
  • Dans la mer de Chine orientale, vers le Japon, partenaire essentiel face à la Chine, avec lequel l’Inde organise des exercices dédiés aux garde-côtes (Sohyag-Kaijin) et aux forces navales (Japan-India Maritime Exercice) dans le golfe du Bengale et dans la mer du Japon.

Par ailleurs, l’Inde s’est engagée dans une coopération navale avec l’Indonésie, à travers des patrouilles communes aux abords du détroit de Malacca et participent activement aux différents forums de sécurité de l’Asie du Sud-Est et de l’Est (East Asia Summit, Asean Regional Forum, ADMM-Plus ou Expanded Asean Maritime Forum).

En direction du Pacifique Sud, Delhi s’inscrit dans une logique de contre-projection. Les manœuvres de l’Indian Navy s’articulent autour de déploiements directs ou indirects (en provenance des mers de Chine) et s’appuient sur deux partenaires essentiellement :

  • L’Australie, État-continent au carrefour entre le sud-est de l’océan Indien et le Pacifique Sud, avec lequel l’Inde développe une coopération navale étroite à travers des exercices conjoints destinés à créer un environnement sûr et stable face aux velléités chinoises, sur le flanc sud de l’Asie du Sud-Est et en direction du Pacifique.
  • Les Fidji, avec lesquels l’Inde a conclu un pacte de défense en 2017, sont le pivot des futures opérations indiennes dans la zone.

Par ailleurs, l’Inde a posé les jalons d’une coopération structurée à travers l’India-Pacific Islands Cooperation Forum, créée en 2014, au sein duquel la question de l’assistance humanitaire et de la gestion des risques naturels revêt une importance cruciale.

Parallèlement à ces axes de projection, c’est une géopolitique des exercices navals qui se construit autour de l’Inde, avec les États-Unis et l’exercice Malabar comme pivots et, implicitement, la Chine en ligne de mire. Toutefois, ces différentes manœuvres laissent perplexe. En effet, afin de préserver son autonomie stratégique et, surtout, de ne pas froisser Pékin, Delhi accepte que Malabar soit ouvert au Japon (depuis 2015), mais pas à l’Australie. Dans le même temps, si elle se montre favorable à la reprise d’échanges stratégiques au sein du Quadrilateral Security Dialogue (Quad), elle refuse son institutionnalisation et les propositions d’un Quad naval, tout comme la participation de l’Indian Navy, aux côtés de l’US Navy, à des opérations de liberté de navigation (Freedom of Navigation Operations) dans les mers de Chine.

Conclusion

Face à l’expansion maritime de la Chine dans l’océan Indien, l’Inde a élaboré une politique indopacifique autour de l’Act East Policy. L’Indian Navy en est l’acteur opérationnel central et ses axes de projection répondent à une logique géopolitique bien précise. Toutefois, face aux moyens déployés par la Chine et à sa capacité à s’implanter dans des régions ultra-marines, la faiblesse de la stratégie des moyens indienne interpelle et le rapport discours/opérations interroge à tel point que certains spécialistes se demandent si l’Inde est vraiment prête pour l’Indopacifique. Dès lors, les patrouilles de l’Indian Navy et les exercices organisés ne seraient-ils pas plutôt du ressort du symbolique, avec pour objectif inavoué : ne pas croiser, voire affronter, l’Armée populaire de libération – marine ?

À propos de l’auteur
Laurent Amelot

Laurent Amelot

Laurent Amelot, directeur de recherche en charge du programme Indopacifique à l’Institut Thomas More, enseignant à l’Institut des relations internationales et des sciences politiques (ILERI) et à l’Université Paris-Saclay

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