Mettons un dragon, un éléphant et des lions dans un parc et on verra vite qu’ils n’ont aucune raison de s’affronter et tendraient à vivre en paix hormis quelques poussées de fièvre épisodiques. C’est bien ce qui semble se passer pour l’instant entre la Chine, l’Inde et l’Afrique.
En dépit du florilège récent de livres sur la « Chinafrique » ou « le pillage de l’Afrique », l’Afrique s’est encore retrouvée au complet au 6e sommet Chine-Afrique ou FOCAC à Johannesburg en décembre 2015. Et ce pour entendre le président Xi Jinping rassurer ses partenaires africains en plein marasme des matières premières et réaffirmer sa volonté de créer un « jeu gagnant-gagnant ». Il a annoncé à cet effet une nouvelle enveloppe de crédits pour l’Afrique de 60 milliards de dollars alors qu’il revenait de la COP 21 de Paris les poches pleines – si l’on peut dire – après avoir réaffirmé son statut de pays en développement et à ce titre décliné toute participation au fonds climat de 100 milliards de dollars destinés au pays du Sud.
Bien moins couvert par les médias, le troisième sommet Inde-Afrique de New Delhi en novembre 2015 a réuni paradoxalement plus de chefs d’État africains (41) même si les crédits financiers annoncés ont fait pâle figure à côté de ceux du dragon chinois. C’est que l’Afrique sait que la présence indienne sur son continent est finalement aussi importante que celle de la Chine même si elle est moins visible, et cela pour deux raisons au moins : équilibrer la présence chinoise d’une part, et d’autre part jouer sur la complémentarité entre les deux géants asiatiques. On devrait d’ailleurs plutôt dire « les » complémentarités, tant elles sont légion.
Si la littérature occidentale consacrée à l’Inde-Afrique est moins abondante et négative que celle consacrée à la Chine-Afrique, c’est sans doute en raison du caractère démocratique du modèle indien, mais aussi en raison d’une visibilité moindre du fait d’une présence surtout microéconomique qui se fond dans le paysage africain par le biais d’une diaspora installée de longue date dans de très nombreux pays. Et c’est aussi et surtout lié à la perception de la montée d’une superpuissance chinoise, véritable challenger potentiel de la superpuissance américaine et donc de l’ordre occidental.
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Vu d’Afrique toutefois, on se félicite plutôt de la montée en puissance de la Chine qui a véritablement transformé le rapport de force entre le continent et les anciennes puissances coloniales occidentales toujours tentées de maintenir des rapports de type néocoloniaux. Dans ce contexte, la montée en puissance de l’Inde, qui joue sur le même registre, apparaît comme une « diversification de l’offre » de plus en plus appréciée.
L’éléphant indien n’a pas à rougir devant le dragon chinois
La percée économique chinoise s’est affirmée durant les années 1990, marquées en Afrique par les douloureuses politiques d’ajustement structurel. Elle prit de l’ampleur au cours des années 2000, lorsque la Chine se hissa au rang de premier exportateur de la planète, premier PIB mondial en parité de pouvoir d’achat et premier partenaire commercial de l’Afrique[1] avec d’ailleurs un déficit bilatéral côté Chine qui en dit long sur la place du continent dans la chaîne mondiale de valeur ajoutée.
L’Inde émerge beaucoup plus timidement. Mais la réorientation graduelle de sa politique économique commence à payer avec un décollage significatif dans les années 2000 puisque sa croissance atteindra même le pic de 10,5 % en 2010. Si elle n’est toujours pas l’usine du monde et que son statut de « bureau du monde » (technologies de l’information) l’éloigne naturellement de l’Afrique, l’orientation de son modèle en faveur de sa demande intérieure de pays en développement ayant encore plusieurs centaines de millions de pauvres joue en faveur d’une redécouverte de l’Afrique. Car l’Inde est encore moins dotée que la Chine en matières premières, notamment les hydrocarbures ainsi qu’un grand nombre de métaux pour lesquels elle est dépendante à hauteur de 85 % en moyenne. L’impératif de sécurisation est donc, comme pour la Chine, la clé pour comprendre la stratégie indienne qui diffère toutefois de la voie chinoise décrite par Yves Carfantan dans Le Grand Défi chinois (2014).
L’Inde se distingue d’abord par le rôle beaucoup plus important des conglomérats privés, comme les différentes filiales spécialisées des groupes Tata, Mittal ou Vedanta Resources, par contraste avec le rôle central de l’État chinois. Ensuite, par une stratégie plutôt de court terme par opposition au choix du long terme de Pékin en raison d’une capacité financière bien moindre de New Delhi dont les réserves de change sont structurellement inférieures de dix fois à celle de la Chine. Enfin il faut ajouter un effet masse. Les besoins de l’Inde sont environ cinq fois inférieurs à ceux de la Chine, car elle ne suit pas un modèle économique aussi gourmand en matières premières. Il n’empêche. L’Inde est devenue en quelques années le 4e partenaire commercial de l’Afrique et elle est présente dans un très grand nombre de pays pour les hydrocarbures, les phosphates, les mines de fer et bien sûr d’uranium dont elle exploite ou prévoit d’exploiter des mines au Niger, en Namibie, Afrique du Sud ou encore Tanzanie et Gabon.
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L’asymétrie des relations avec l’Afrique peut jouer en faveur de l’Inde
Si on parle peu de cette expansion indienne en Afrique, les statistiques sont parlantes. Elles décrivent surtout une asymétrie dans la relation des deux géants asiatiques vis-à-vis de l’Afrique qui pourrait jouer paradoxalement en faveur de l’Inde.
Les échanges commerciaux de la Chine avec l’Afrique ont été multipliés par dix en dix ans : Pékin vise 400 milliards en 2020 – chiffres qu’il faut comparer aux 467 milliards de son commerce avec l’Union européenne en 2014 et aux 590 milliards de son commerce avec les États-Unis. Le commerce avec la Chine ne représente toutefois guère plus de 5 % des échanges commerciaux chinois, lesquels sont pourtant devenus essentiels pour un certain nombre de pays africains, comme on a pu le voir en 2015 avec l’effondrement combiné des volumes et des prix. La dépendance africaine envers la Chine reflète ainsi une asymétrie qui semble favoriser cette dernière mais qui joue en réalité contre elle, puisqu’elle est, malgré tout, le demandeur dans la relation, alors même que les Africains craignent les pièges de la dépendance. C’est ce qui explique les paroles rassurantes et les forts engagements de Pékin au récent sommet de Johannesburg pour financer les programmes d’infrastructures en discussion avant la crise des matières premières. Et les perspectives d’un surendettement avec la Chine ne sont plus seulement un sujet de discussion des sociétés civiles ou des concurrents de la Chine mais un véritable souci d’un grand nombre de dirigeants africains.
Côté indien, l’image est inversée. Le volume des échanges Inde-Afrique était de l’ordre de 70 milliards en 2014, soit inférieur de trois à quatre fois environ à celui de la Chine. Par contre, l’intensité relative des échanges entre les deux partenaires est nettement supérieure à celle de la Chine et plus équilibrée désormais. Le poids de l’Inde dans les exportations africaines tend ainsi à s’approcher de 10 % contre légèrement plus de 15 % pour la Chine. Surtout, le poids de l’Afrique pour l’Inde a bondi d’une place marginale au début des années 2000 à plus de 10 %, tant de ses importations que de ses exportations. Bref, l’Inde dépend autant de l’Afrique que l’inverse.
Une complémentarité plus importante que les frictions sur le terrain
S’il est indéniable que la Chine et l’Inde « se marquent à la culotte » dans un certain nombre de cas, la puissance de frappe chinoise a obligé les Indiens à jouer la carte des partenariats, y compris avec la Chine, et à mettre l’accent sur la coopération technique officielle plutôt que sur des crédits concessionnels, stratégie d’autant plus fructueuse que la Chine a tout de même une certaine aversion pour le risque africain. Le secteur privé indien est également plus habitué à prendre des risques que les groupes publics chinois et son expérience du tapis rouge avec l’administration et le monde politique indien lui permet de faire des prouesses dans des pays réputés difficiles comme la Mauritanie ou le Nigeria.
De ce point de vue, l’Afrique a gagné à la compétition entre les deux géants asiatiques en fortifiant son pouvoir de négociation. Mais elle a sans doute encore plus gagné en jouant sur leurs complémentarités. À la Chine le « made in China » à bas prix qui a inondé les marchés africains pour le plus grand bonheur des consommateurs, même s’il a fait des dégâts dans les quelques usines qui vivotaient tant bien que mal à l’abri de fortes protections douanières ou réglementaires. À l’Inde les produits frugaux conçus pour la base de la pyramide comme les médicaments génériques, les petites pompes d’irrigation Kirloskar, les bus et camions Tata ou encore les tracteurs Mahindra.
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Peut-on dire que « Chindia » évince les puissances occidentales ? Du tout. Le tableau des valeurs absolues montre que l’évolution enregistrée correspond plutôt à un jeu à somme positive pour l’Afrique, pour peu qu’elle sache en maîtriser la dynamique pour bien se positionner sur la grande carte des partenariats géoéconomiques.
Le cas français est instructif. Sa part de marché sur l’Afrique a fondu comme neige au soleil – de 10 à 5 % au cours des années 2000 – mais ses exportations ont doublé dans la même période comme l’indiquait le rapport préparé pour le sommet France-Afrique de décembre 2013. Il en est de même des investissements français en Afrique qui n’ont jamais été aussi élevés, avec des opérations stratégiques comme dans l’uranium (Areva), les hydrocarbures (Total), la logistique (Bolloré), le trading (CFAO), et même les télécoms (Orange) ou l’audiovisuel. Simplement, il a fallu être « mieux-disant » à défaut d’être le mieux-disant. Même chose pour l’Allemagne ou l’Angleterre.
La balle est dans le camp des Africains
À cet égard, l’Afrique est confrontée à un vieux dilemme vis-à-vis de cet intérêt renouvelé pour le continent : va-t-il aider à promouvoir une Union panafricaine forte ou remettre au goût du jour l’Afrique balkanisée jadis dénoncée par les leaders nationalistes des années 1960 ? Comme le disait en 2013, dans le domaine économique, l’ancien gouverneur de la Banque centrale du Nigeria, Lamido Sanusi, il ne tient qu’aux Africains que la relation avec la Chine ne tourne pas en nouvelle relation néocoloniale et d’exploitation pure et simple de ses matières premières.
Les risques d’un nouveau partage de l’Afrique du type Berlin 1885, avec cette fois la Chine et l’Inde comme nouvelles puissances prédatrices, sont mentionnés par certains analystes. Pourtant, l’Afrique a mûri et elle atteint une masse critique telle que son pouvoir de négociation a augmenté significativement avec une déclinaison originale du millefeuille africain entre ses États, ses grandes zones régionales comme on le voit entre l’Afrique de l’Est et la Chine, par exemple dans le domaine ferroviaire, et enfin une Union africaine qui se dote petit à petit de réelles capacités d’intervention dans les domaines économique – avec l’appui ici de la Banque africaine de développement – mais aussi politique et géopolitique, même si les progrès peuvent paraître lents.
Sur le plan international ensuite, la configuration n’est ni l’hyperpuissance, ni la bipolarité sino-américaine, ni l’apolarité, mais plutôt celle d’un monde multipolaire ou les super-grandes, les grandes et les moyennes puissances (Australie et Canada par exemple en Afrique) sont à la fois en concurrence mais savent aussi constituer des coalitions à géométrie variable. C’est manifestement le bilan qu’on peut tirer à ce jour de l’entrée de la Chine et de l’Inde dans le « grand jeu africain ».