Avec le programme d’identification Aadhaar lancé en 2010, la « plus grande démocratie du monde » semble avoir installé un vaste réseau de surveillance de masse sur ses propres ressortissants. À première vue, il s’agit d’une simple carte d’identité à 12 chiffres. Mais à y regarder de plus près, elle n’est pas tout à fait anodine puisqu’elle collecte des informations biométriques, elles-mêmes centralisées sur une même base de données publique.
Initialement proposée sur la base du volontariat, l’Aadhaar Card s’est en fait révélée indispensable pour nombre de services essentiels de la vie ordinaire, ce qui la rend de facto obligatoire. Si l’opinion indienne s’en est saisie à plusieurs reprises jusqu’à porter le projet devant la Cour Suprême, une grande majorité de la population y a finalement souscrit en fermant les yeux. À une époque où les données personnelles sont le nouvel or noir des entreprises comme des gouvernements, le programme Aadhaar est un formidable outil de renseignement digne de la Police de la Pensée ou du ministère de l’Amour orwelliens.
Pas de carte d’identité chez les Britanniques
Dans les pays de tradition libérale, les systèmes publics d’identification des citoyens ont mauvaise presse. C’est par exemple le cas en Grande-Bretagne où les Britanniques ne disposent pas de cartes d’identité à l’inverse de la France. Ce dispositif est considéré comme une tentative déplacée de l’État de s’immiscer dans la vie privée des gens à travers l’emprise d’un registre national centralisé. Jusqu’à récemment, l’Inde avait hérité de cette tradition britannique. Des centaines de millions d’Indiens n’avaient comme preuve de leur identité qu’un permis de conduire, une carte électorale, un certificat de naissance ou d’éducation, et parfois un passeport ou une carte d’imposition pour les plus aisés d’entre eux. Mais aucun de ces systèmes ne comptabilisait la population dans son ensemble. Il fallait un prétexte. La présence de nombreux étrangers en situation irrégulière sur le sol indien, les tensions frontalières avec le Pakistan, la Chine et le Bangladesh, la prédominance de l’économie informelle, la corruption endémique qui gangrène le financement public depuis toujours et la nécessité vitale de distribuer des aides alimentaires et financières à une large partie de la population vivant sous le seuil de pauvreté, étaient autant de bonnes raisons de mettre en place un vaste système d’identification des personnes.
Développement de l’Aadhaar Card
Après le conflit de Kargil en 1999, opposant l’Inde au Pakistan dans les montagnes du Cachemire, un comité d’examen propose au gouvernement que les villageois des régions frontalières contestées reçoivent de toute urgence une carte d’identité pour assurer leur appartenance indienne et faciliter la distribution des aides publiques. Dès 2001, un groupe de ministres dirigé par L. K. Advani accepte la recommandation et annonce le lancement prochain d’une carte d’identité nationale obligatoire dans ces régions. Advani présente au Lok Sabha (chambre basse du parlement) en 2003 un projet de loi intitulé Citizenship Amendment, qui expose l’identité comme la pièce manquante dans la construction d’une puissance économique indienne inclusive. Le texte est très clair, une des clauses stipulant que « le gouvernement central peut enregistrer obligatoirement tout citoyen indien et lui remettre une carte d’identité nationale », et vient ainsi amender les clauses relatives à la vie privée des individus dans la loi sur la citoyenneté de 1955[1].
En 2009 est créée l’UIDAI (Unique Identification Authority of India) avec à sa tête, Nandan Nilekani, un ingénieur co-fondateur d’Infosys, la deuxième entreprise informatique indienne. En 2010, l’UIDAI lance le programme Aadhaar (« fondation » en hindi, sous-entendu les fondements du développement social), une carte d’identité avec un numéro aléatoire unique à 12 chiffres pour les résidents indiens après avoir satisfait au processus de vérification établi (dix empreintes digitales, scan des deux iris, une photo du visage à quoi s’ajoute le nom, le genre, la date et le lieu de naissance[2]). L’inscription est gratuite et tout le monde y est gracieusement convié, quel que soit l’âge, le sexe ou le niveau de vie. En outre, le numéro Aadhaar « peut être utilisé comme identifiant de base/principal pour déployer plusieurs programmes de protection sociale et programmes gouvernementaux pour une prestation de services efficace, favorisant ainsi la transparence et la bonne gouvernance[3]. » En clair, le numéro Aadhaar permet de directement bénéficier sur son compte bancaire des prestations sociales de l’État.
Ainsi « le Aadhaar est un outil politique stratégique pour l’inclusion sociale et financière, les réformes de la prestation du secteur public, la gestion des budgets fiscaux, l’amélioration de la commodité et la promotion d’une gouvernance centrée sur les personnes et sans tracas. Aadhaar peut être utilisé comme une adresse financière permanente et facilite l’inclusion financière des sections défavorisées et plus faibles de la société et est donc un outil de justice distributive et d’égalité. La plateforme d’identité Aadhaar est l’un des piliers clés de « l’Inde numérique », dans laquelle chaque résident du pays se voit attribuer une identité unique. Le programme Aadhaar a déjà franchi plusieurs étapes et est de loin le plus grand système d’identification fondé sur la biométrie au monde[4]. » L’objectif est de réduire la corruption chronique en matière de financement public et de supprimer les doublons parmi les bénéficiaires afin d’améliorer l’efficacité des aides octroyées[5].
Il s’agit donc d’un double appât : d’une part l’opportunité de bénéficier d’une aide publique avec certitude, d’autre part la crainte de ne pas en bénéficier si l’on n’en fait pas partie. Dès le lancement, les inscriptions montent en flèche.
En 2016, l’Aadhaar Act est adoptée par le Lok Sabha. Officiellement, la carte Aadhaar n’est pas obligatoire et elle ne constitue pas une preuve de citoyenneté (simplement une preuve d’identité). Mais aujourd’hui, plus de 90% de la population possède un numéro Aadhaar, soit 1,272 milliard de personnes[6]. Le succès du projet paraît total. Il est même salué à l’étranger : un rapport sur le développement mondial de la Banque Mondiale daté de 2016 indique que de nombreuses subventions « sont converties en transferts directs grâce à l’identification numérique, ce qui pourrait permettre d’économiser plus de 11 milliards de dollars par an en dépenses gouvernementales grâce à la réduction des fuites et aux gains d’efficacité [7] ».
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Le capitalisme de surveillance
En fait, les différents projets de loi ont rapidement fait l’objet de vives oppositions. La Cour suprême d’Inde a émis deux arrêts principaux sur le sujet : un premier en 2013 stipulant que personne ne doit être discriminé des programmes sociaux publics sous prétexte qu’il n’a pas de numéro Aadhaar, celui-ci n’étant pas obligatoire ; un deuxième en 2018 pour la protection de la vie privée qui interdit les entreprises d’exiger de leurs clients d’avoir un numéro Aadhaar pour obtenir un service, mais qui le rend également obligatoire pour bénéficier des programmes sociaux financés par l’État et pour payer ses impôts[8]. C’était la porte ouverte. Il s’est même avéré que le gouvernement a modifié deux lois pour pouvoir communiquer les données stockées par l’UIDAI aux banques et aux opérateurs téléphoniques[9]. Sans parler des campagnes publiques de publicité et de marketing en faveur d’Aadhaar.
Dans les faits, son utilisation devient indispensable dans un certain nombre de domaines. Il est par exemple presque systématiquement requis pour s’inscrire dans un établissement scolaire ou à l’université, pour ouvrir un compte bancaire, pour payer ses impôts ou encore pour souscrire à une ligne téléphonique. Des centaines de millions d’Indiens ont ainsi ouvert un compte bancaire avec leur Aadhaar card pour bénéficier directement des aides publiques sans risquer les détournements de la corruption.
L’économiste Reetika Khera explique que le programme Aadhaar est plutôt exclusif qu’inclusif à bien des égards. Dans son livre Dissent on Aadhaar : Big Data Meets Big Brother, elle explique qu’une multitude de personnes n’ont plus accès aux aides sociales parce qu’ils n’ont pas de numéro Aadhaar ou bien parce qu’elles ne sont plus en mesure de l’avoir (les empreintes biométriques enregistrées peuvent devenir obsolètes sur les mains d’un travailleur âgé par exemple). Des dizaines d’Indiens très pauvres sont ainsi morts de faim faute de pouvoir récupérer leurs rations alimentaires publiques. Reetika Khera pointe du doigt les défauts et les insuffisances de la technologie biométrique. Les problèmes de connexion internet ou d’accès à l’électricité, encore très communs en Inde, engendrent souvent des temps de latence tragiquement longs entre la date de la demande et la date de la distribution d’une ration alimentaire par exemple. L’économiste compare d’ailleurs Aadhaar au système de crédit social chinois.
Le dispositif Aadhaar pose aussi question du point de vue technologique, puisque les mécanismes biométriques qui reposent sur la reconnaissance faciale et les empreintes digitales ouvrent la voie au « capitalisme de surveillance ». En effet, la base de données de l’UIDAI stocke les traits de visages de millions de personnes qui sont ensuite analysés à des fins politiques ou commerciales. L’implantation progressive d’un imposant réseau de caméras de surveillance permet ainsi au gouvernement indien de disposer des algorithmes traitant ces données pour définir si une personne est suspecte ou non. La représentation mathématique de millions de visages rend possible ce genre d’analyses[10]. En d’autres termes le visage de chacun est potentiellement celui d’un coupable, ou du moins il est scientifiquement utilisé pour reconnaitre la culpabilité d’un individu. Lors des émeutes de Delhi en 2020, les déclarations du ministre de l’Intérieur Amit Shah ont laissé supposer que les données Aadhaar avaient été utilisées pour identifier les visages des émeutiers dangereux et des meurtriers (on compte 53 morts, plus de 200 blessés et 2200 arrestations[11]). Et puisque le numéro Aadhaar est utile pour nombre de services commerciaux, l’UIDAI stocke une quantité de données considérable sur chaque personne : éducation, billets de train et d’avion, retrait de cash et opérations bancaires, appels téléphoniques, géolocalisation… Il s’agit ni plus ni moins d’un vaste réseau de surveillance.
Notes :
[1]« What the UID conceals », The Hindu, 21 octobre 2010, https://www.thehindu.com/opinion/lead/what-the-uid-conceals/article839590.ece.
[2] « What is Aadhaar », UIDAI, https://uidai.gov.in/my-aadhaar/about-your-aadhaar.html.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Les Études du CERI, n° 251, Christophe Jaffrelot et Nicolas Belorgey, novembre 2020, https://www.sciencespo.fr/ceri/sites/sciencespo.fr.ceri/files/Etude_251.pdf.
[6] https://uidai.gov.in/aadhaar_dashboard/index.php.
[7] « Aadhaar’s $11-billion question », The Economic Times, 8 février 2018, Jean Drèze & Reetika Khera, https://economictimes.indiatimes.com/blogs/et-commentary/aadhaars-11-bn-question/.
[8] « Top Indian court upholds legality of world’s largest biometric database », South China Morning Post, 26 septembre 2018,https://www.scmp.com/news/asia/south-asia/article/2165815/top-indian-court-upholds-legality-worlds-largest-biometric.
[9] Les Études du CERI, n° 251, Christophe Jaffrelot et Nicolas Belorgey, novembre 2020, https://www.sciencespo.fr/ceri/sites/sciencespo.fr.ceri/files/Etude_251.pdf.
[10] « Big Brother is watching you; actually your face », DownToEarth, Akshit Sangomla, 16 novembre 2020, https://www.downtoearth.org.in/news/science-technology/big-brother-is-watching-you-actually-your-face-74181.
[11] « Not using Aadhaar to identify Delhi riots culprits: Amit Shah », The Hindustan Times, 12 mars 2020, https://www.hindustantimes.com/india-news/not-using-aadhaar-to-identify-delhi-riots-culprits-amit-shah/story-c5V3NSXLYsKKkvfi8YwjgL.html.