Parce qu’elle affecte non seulement la taille mais aussi la composition d’une population, la question migratoire touche à des enjeux fondamentaux et particulièrement sensibles. Aussi n’est-il pas étonnant qu’elle soit de celles qui suscitent le plus de passions, y compris parmi les chercheurs spécialistes du sujet dont les travaux sont loin d’aboutir à des résultats consensuels.
« Il est d’évidence impossible de démontrer la réalité d’un péril avant qu’il ne survienne : à chaque étape de la progression d’un danger supposé, le doute et le débat sont possibles sur son caractère réel ou imaginaire. » Ces mots, qui ouvrent le célèbre discours prononcé en avril 1968 par le député conservateur britannique Enoch Powell (1912-1998) pour dénoncer les « rivières de sang » qu’une immigration incontrôlée était censée finir par faire couler au Royaume-Uni, résument bien la difficulté du débat dans lequel il prenait alors position de manière fracassante… en premier lieu pour sa carrière. Un demi-siècle plus tard, la situation semble n’avoir guère changé. Certes, le recul du temps permet de mieux mesurer l’impact de l’immigration sur les sociétés occidentales qui la reçoivent, mais les analyses qui en découlent, pour être nombreuses, sont loin d’aboutir à des résultats convergents qui permettraient de trancher le débat de façon définitive. Des divergences qui s’expliquent d’abord par les différences de prisme par le biais desquels le sujet est abordé.
Le paradigme cardien : tous gagnants ?
C’est sans doute chez les économistes, pour qui un homo œconomicus est un homo œconomicus, quels que soient les cieux sous lesquels il a vu le jour, que l’on trouve le plus de défenseurs des bienfaits de l’immigration pour les pays qui la reçoivent, du moins jusqu’à une date récente. Le canadien David Card, professeur à Berkeley, s’est ainsi penché dans une étude devenue fameuse et inlassablement brandie par les défenseurs de l’immigration sur les conséquences économiques de l’exode de Mariel qui vit 125 000 Cubains débarquer sur les côtes de Floride entre avril et octobre 1980. David Card démontre que si le taux de chômage s’en est d’abord trouvé accru, passant de 5 % à 7 % en quatre mois du fait de l’augmentation brutale de l’offre de travail, il était retombé à 4 %, donc en dessous de son niveau initial, un an plus tard. Quant aux salaires, d’abord légèrement tirés vers le bas, ils étaient vite revenus à leur niveau d’origine. Le bilan économique de l’exode de Mariel aurait donc été positif pour la Floride, la main-d’œuvre supplémentaire s’étant à terme transformée en un surcroît de consommateurs, lui-même générateur d’une nouvelle demande de main-d’œuvre.
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Étudiant l’impact du rapatriement d’un million de personnes en France lors de l’indépendance de l’Algérie en 1962, Jennifer Hunt en arrive à des conclusions similaires. De même que Rachel Friedberg à propos de la vague d’immigration en provenance de l’ex-bloc soviétique connue par Israël dans les années 1990. C’est que les immigrés auraient en commun d’apporter des compétences plus complémentaires que concurrentes de celles des actifs du pays dans lequel ils arrivent. Le plus souvent moins qualifiés qu’eux, les immigrés ne disposent pas d’un capital humain suffisant pour les concurrencer et ne risquent donc pas de leur « voler » leur travail ou de peser à la baisse sur leurs salaires. Ils occuperaient donc les emplois dont les natifs ne veulent pas et constitueraient de ce fait une soupape bienvenue, un apport indispensable au bon fonctionnement d’une économie dans laquelle certains travaux jugés infamants peinent à trouver preneur.
Encore ces auteurs négligent-ils un fait important : dans le cas des Européens d’Algérie et des juifs russes, les immigrants partagent la langue, la culture, le niveau de formation, généralement la religion et jusqu’aux valeurs de la société qu’ils intègrent. Même similitude dans le cas du plus grand mouvement migratoire de l’après 1945, celui des Allemands d’Europe orientale et centrale vers la RFA (entre 12 et 15 millions de personnes). Ce fait illustre la difficulté des comparaisons dans le temps. L’immigration d’aujourd’hui n’est pas celle d’hier, elle n’est pas aussi facile à assimiler, elle n’a pas les mêmes compétences : comment pourrait-elle avoir les mêmes effets sociaux et même économiques ?
La riposte borjasienne : des gagnants et des perdants
Tous les économistes ne partagent pas cet optimisme. Professeur à Harvard, George J. Borjas, lui-même débarqué de La Havane aux États-Unis à l’âge de 12 ans en 1962, a vertement critiqué les conclusions de David Card sur l’impact économique de l’immigration cubaine en Floride. D’abord, il fait remarquer que son collègue, focalisé qu’il est sur les seules statistiques de l’emploi, ne tient pas compte du fait que les natifs peuvent eux-mêmes réagir à l’immigration… par l’émigration. Certains d’entre eux ont en effet pu aller chercher ailleurs aux États-Unis les emplois rendus plus difficiles d’accès à Miami par le choc d’offre provoqué par l’exode de Mariel. D’autre part, en se concentrant sur les salaires des seuls travailleurs non qualifiés et non sur l’ensemble des salaires comme le faisait David Card, George J. Borjas montre que l’exode de Mariel a eu un effet sensible à la baisse sur ceux-ci.
Autrement dit, ce sont les populations les plus précaires qui payent le prix de l’immigration. Les riches résidents des luxueux condominiums de Miami n’ont effectivement rien à craindre des immigrants qui n’ont ni le capital financier ni le capital culturel pour leur faire de l’ombre, mais leur personnel de maison, lui-même souvent issu d’une précédente vague migratoire, a beaucoup à y perdre. L’immigration profiterait donc bien à certains natifs, mais pas à ceux qui en ont le plus besoin. C’est une aubaine pour les employeurs qui peuvent tirer les salaires vers le bas, mais un désastre pour leurs employés au bas de l’échelle salariale pour qui les perspectives d’augmentation se trouvent bloquées. Ainsi que le résume George J. Borjas, « l’immigration est responsable d’une gigantesque redistribution de richesse, d’un montant d’un demi-milliard de dollars, des natifs qui sont en compétition avec les immigrants, vers les natifs qui emploient ces immigrants ».
Une approche globale du fait migratoire : Paul Collier
L’économiste britannique Paul Collier offre dans son livre à succès Exodus, paru en 2013 et récemment traduit en français, un regard décentré sur la question. Il insiste en effet sur la dimension globale du phénomène migratoire qui rend nécessaire de le penser dans son ensemble et non au seul prisme des pays vers lesquels il se dirige comme on le fait trop souvent. Si, pour les pays de départ, l’émigration peut avoir des retombées économiques positives en les délestant d’une partie de leurs miséreux, les choses sont dans les faits souvent plus complexes. Car ceux qui émigrent sont généralement les plus qualifiés : ce sont les cerveaux plus que les fardeaux qui s’en vont, car partir est un investissement qui nécessite un bagage culturel et économique qui n’est pas à la portée du premier venu.
Ce qui conduit Paul Collier à pointer le paradoxe qui veut que le développement du Sud, loin de freiner l’émigration vers le Nord, ne peut, dans un premier temps au moins, que la faire augmenter puisqu’elle revient à donner à ceux qui ont des envies d’ailleurs les moyens de les concrétiser. Un paradoxe repris par le journaliste américain Stephen Smith qui dénonce dans son livre La Ruée vers l’Europe (2018) « l’aporie du sous-développement » qui consiste, via l’aide au développement, « à financer le déracinement » de ceux que l’on voudrait retenir chez eux. Ce qui ne signifie pas que Stephen Smith, et encore moins Paul Collier, qui a consacré tout un ouvrage à la question (The Bottom Million, 2008), soient opposés par principe à l’aide au développement. Mais ils invitent à ne pas s’illusionner sur ses effets.
Surtout, Paul Collier considère que c’est d’abord et avant tout la politique des pays d’accueil qui doit être repensée dans le sens d’une plus forte assimilation des populations immigrées. Il pointe en effet le risque que fait peser la multiculturalisation des sociétés occidentales sur leur prospérité économique. Celle-ci nécessite en effet un sentiment d’appartenance suffisamment fort pour que chaque membre du corps social consente à la redistribution des richesses, et une capacité à coopérer nécessaire à leur production qui dépend elle aussi beaucoup de la cohésion d’une population.
Dépasser l’approche utilitariste
Plus que la difficulté à dégager un consensus, ce qui ressort des nombreux travaux d’économistes au sujet des conséquences de l’immigration est finalement le sentiment qu’ils n’abordent trop souvent le problème que par le petit bout purement matérialiste de la lorgnette. Certes, quelques économistes comme Paul Collier insistent sur les conséquences sociales de l’immigration, mais c’est toujours in fine pour les rabattre sur des enjeux sonnants et trébuchants.
Plus conscient des limites de son approche, l’économiste français Hippolyte d’Albis (CNRS), auteur d’une récente étude concluant à l’impact économique globalement positif de l’immigration en Europe, pointe lui-même les limites d’une approche purement économique de la question en reconnaissant que « ce n’est pas parce qu’il y a des bénéfices économiques liés aux flux migratoires en Europe qu’il faut nécessairement l’encourager ». Et d’ajouter : « N’oublions pas que l’on parle de personnes. » De fait, imprégnés qu’ils sont d’une anthropologie des plus sommaires, les économistes sont souvent mal outillés pour proposer du phénomène l’analyse pluridimensionnelle qu’il requiert. Les spécialistes de sciences politiques, qui posent la question migratoire sous un angle socio-centré, éclairent la question d’une autre lumière.
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Le plus célèbre d’entre eux est sans doute Samuel Huntington (1927-2008), auteur en 1996 du célèbre Choc des civilisations, qui consacra ses derniers travaux à l’étude des conséquences de l’immigration hispano-américaine sur la société étasunienne. Dans Qui sommes-nous ?, son ultime ouvrage paru en 2004, il s’inquiète d’un possible choc civilisationnel intra-national provoqué par l’afflux d’immigrés latinos dans le corps social étasunien. Selon lui, la question migratoire ne doit en effet pas être abordée sous le seul angle de ses coûts et de ses bénéfices sur le plan économique, mais d’abord sous celui de son impact civilisationnel sur la « substance » même des sociétés qui la reçoivent, autrement dit leur identité.
Dans le cas étasunien, il s’agit de prêter attention aux conséquences de l’immigration sur « ce qui pour les Américains constitue ce qu’ils ont en commun et qui les différencie d’autres peuples ». À l’en croire, les latinos, hispanophones et catholiques, seraient porteurs d’une identité d’autant plus difficile à dissoudre dans le melting-pot états-unien qu’ils sont nombreux, demeurent très liés à leurs pays d’origine et vivent concentrés dans quelques États du sud jadis conquis aux Mexicains où ils opéreraient une véritable Reconquista silencieuse. Entreprise qui pourrait à terme remettre en cause l’hégémonie du substrat civilisationnel WASP (white anglo-saxon protestant) du pays.
Ce qui explique les craintes exprimées par Samuel Huntington face à ce qu’il qualifie de « cubanisation » de la Floride et de « mexicanisation » de la Californie. Des évolutions qui ne sont nullement incompatibles avec la croissance économique, voire qui l’alimentent, mais qui sont gros de conflits à venir pour le penseur des affrontements civilisationnels qu’était Samuel Huntington.
Bibliographie
George J. Borjas, Immigration Economics, Harvard University Press, 2014.
George J. Borjas, We Wanted Workers : Unraveling the Immigration Narrative, W.W. Norton and Co, 2016.
David Card, The Impact of the Mariel Boatlift on the Miami Labor Market, Princeton University Press, 1997.
Paul Collier, Exodus, Immigration et multiculturalisme au xxi e siècle, L’artilleur, 2019.
Rachel M. Freidberg, « The impact of Mass Migration on the Israeli Labor Market », The Quarterly Journal of Economics, novembre 2001.
Jennifer Hunt, « The impact of the 1962 repatriates from Algeria on the French Labor Market », ILR Review, avril 1992.
Samuel P. Huntington, Qui sommes-nous ? Identité nationale et choc des cultures, Odile Jacob, 2004.