<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La mer : le tonneau des Danaïdes des migrations ?

27 août 2020

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : L'Aquarius le 12 juin 2018, symbole de la migration maritime © Salvatore Cavalli/AP/SIPA Numéro de reportage : AP22217146_000001

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La mer : le tonneau des Danaïdes des migrations ?

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Les routes des migrations sont terrestres, aériennes ou maritimes. Ces dernières, si elles ne sont pas une nouveauté du monde post-guerre froide, ont pris un caractère régulier et spectaculaire et la plupart des grands pays développés de la planète doivent composer avec. Elles ont par ailleurs la caractéristique d’être difficiles à contrôler, et il est fréquent qu’une route s’ouvre dès qu’une autre se ferme.

Il est difficile d’être exhaustif dans la description de ces routes, mais certaines viennent rapidement en tête lorsque l’on s’intéresse au sujet : la route de l’Asie du Sud vers l’Australie ou encore celle qui relie Cuba et Haïti aux États-Unis. En Europe, ce sont les routes de la Méditerranée qui sont les plus connues et les plus médiatisées. Cette mer sépare en effet l’Europe du continent africain et du Moyen-Orient, et ses eaux connaissent des passages réguliers depuis la fin des années 1990, les routes se succédant au fil des années : de l’Albanie vers l’Italie, du Moyen-Orient vers l’Europe par bateau, de l’Afrique occidentale vers les territoires sous souveraineté espagnole – cette route concernant également l’Atlantique au niveau des îles Canaries notamment…

Par la mer Égée…

Ce sont bien sûr les Printemps arabes, avec la chute du régime libyen et le début de la guerre en Syrie, qui ont déstabilisé la Méditerranée. D’abord, des Tunisiens sont venus vers l’Italie par Lampedusa, un flux de courte durée remplacé par celui des ressortissants des pays d’Afrique sub-saharienne passant par la Libye, désormais hors de contrôle, qui perd son statut de pays d’émigration qu’elle avait auparavant. Les Syriens prennent également le chemin de l’exil, d’abord vers les pays voisins. Mais ensuite, une partie d’entre eux se dirige vers l’Europe, en passant par la Turquie, puis la mer Égée, pour atteindre la Grèce et les Balkans. Parfois, ils s’embarquent sur un navire plus gros pour essayer de rejoindre directement l’Italie. Aux Syriens s’ajoutent des nationalités qui empruntaient déjà cette route comme les Afghans, les Pakistanais ou les Iraniens. L’accord passé entre les pays européens et la Turquie en mars 2016 réduira considérablement les passages par cette route, qui avaient quasiment atteint le chiffre d’un million en 2015.

Quant à la route de la Méditerranée centrale, après avoir atteint près de 200 000 passages en 2016 (1), elle se tarit pour plusieurs raisons parmi lesquelles on peut citer le fait que la Libye est devenue moins instable et que les migrants y sont désormais renvoyés, tandis que l’Italie a affiché une certaine fermeté sur la question migratoire ; à l’inverse, d’autres pays comme l’Espagne se montrent plus accueillants. Les traversées vers ce pays ont en effet repris, après avoir cessé vers 2010, en raison de l’effort de surveillance, ainsi que de la crise en Espagne qui avait fait diminuer le besoin de main d’œuvre agricole. L’histoire ressemble ici à un éternel recommencement.

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Le débat sur ces migrations cristallise de nombreuses passions. Les partisans d’une politique d’accueil généreuse ont beaucoup joué la carte de l’émotion, en appuyant notamment sur la mortalité importante en valeur absolue. La publication de la photo d’Aylan Kurdi, cet enfant mort au large des côtes de la Turquie en 2015 en a été certainement le cas le plus emblématique. Mais l’effet s’est révélé plutôt contre-productif, les opinions européennes n’ayant pas envie de se voir confisquer la possibilité de débattre de ces questions. On notera également l’implication d’ONG dans le sauvetage des migrants partant de la Libye. S’il est indéniable qu’elles ont sauvé des vies, elles ont aussi contribué à institutionnaliser cette route, au point que le rapport annuel de Frontex pour 2016 considère que ces opérations ont contribué à l’enrichissement des passeurs et à l’augmentation de la demande de passage, en facilitant la traversée (2).

À la surprise générale, le ministre de l’Intérieur français Christophe Castaner a repris ces accusations en avril dernier. Du reste, l’activité de ces ONG s’est vue sensiblement réduite sous la pression des États européens qui ont par ailleurs fréquemment rechigné à accueillir les migrants ainsi secourus. Néanmoins, on peut noter que d’autres États se font tirer l’oreille, telle la Tunisie qui, en juillet 2018, avait mis deux semaines avant d’accepter l’accueil de 40 migrants recueillis par un navire sous pavillon national, puis d’annoncer leur renvoi vers leurs pays d’origine respectifs (3). Contrairement aux critiques permanentes, les pays européens sont loin d’être les moins généreux !

…la Méditerranée…

La plupart des passages se font sur de petites embarcations, constructions traditionnelles, petites barques ou semi-rigides, qui sont chargées au-delà de leur capacité, rendant la traversée dangereuse. Parfois, d’autres types de navires sont utilisés : des yachts de plaisance, qui sont susceptibles de rester plus discrets, ou des navires de commerce hors d’âge qui peuvent transporter plusieurs centaines de migrants à la fois, tels l’Ezzadeen et le Blue Sky M, qui ont atteint les eaux italiennes au tournant des années 2014 et 2015. Quoique ce mode opératoire soit très retentissant, on peut noter qu’il est marginal par rapport à l’ensemble des passages, et n’est utilisé qu’épisodiquement.

Avec la reconduite des migrants vers la Libye, un nouveau phénomène est apparu. En novembre 2018, c’est un navire roulier, le Nivin, qui a dû faire face à un mouvement de rébellion des migrants qu’il avait secourus, mécontents d’avoir été ramenés en Libye, et rébellion qui s’était soldée par l’évacuation du navire par les autorités locales. Fin mars, c’est un pétrolier, l’Elhiblu 1, qui a été détourné par les migrants recueillis à bord et qui a été escorté jusqu’à Malte par les forces navales de ce pays. Bien qu’on soit pour l’instant sur des actions isolées, le fait que la centaine de migrants présente à bord de ce dernier navire ait pu rejoindre un pays européen laisse la porte ouverte aux tentations, du moins si rien n’est fait pour l’empêcher.

On remarquera que beaucoup de migrants des années 2010 sont originaires de l’Est de l’Afrique, quoique cet aspect soit peu traité par les médias qui se sont souvent focalisés sur les migrations générées par la guerre en Syrie. On peut ainsi citer le Soudan et le Sud-Soudan, en proie à des conflits interethniques, l’Érythrée, où la dictature s’ajoute au non-développement, ou encore l’Éthiopie, où la croissance économique laisse encore beaucoup de monde sur la touche.

…la mer Rouge…

Aussi, depuis ces pays, l’Arabie Saoudite et les pays du golfe Persique, demandeurs de main-d’œuvre et plus proches géographiquement, font aussi partie des possibles lieux d’arrivée. Les bateaux partent généralement du Puntland, une région autonome du nord de la Somalie, et assurent la traversée vers le Yémen dans des conditions très dures, du même tonneau que celles rencontrées en Méditerranée, aggravées par la présence des requins et le climat.

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Cette route est identifiée en tant que telle depuis les années 2000, et plus de 25 000 migrants avaient été répertoriés en 2007. En 2012, on était monté à 100 000, les Éthiopiens constituant environ les trois quarts de l’effectif (4). À la fin de la décennie, ce nombre semble être à peu très stable. Quant à la mortalité sur cette route, il existe très peu de données, les chiffres communiqués (223 pour l’année 2014, par exemple (5)) ne reflétant manifestement pas la réalité qui peut difficilement être plus riante qu’en Méditerranée, ne serait-ce que du fait de moyens d’accueil et de secours inexistants au Yémen, le pays de débarquement de ces migrants. Quoi qu’il en soit, à l’instar de la guerre civile qui déchire le pays (6), les médias occidentaux ne s’émeuvent qu’au compte-gouttes de la situation. Ce qui se passe au Yémen reste au Yémen.

…ou l’océan Indien

Si la France est un pays de destination d’une partie des flux migratoires vers l’Europe, elle l’est aussi outre-mer. Ainsi, dans l’océan Indien, Mayotte et l’île de la Réunion voient arriver des migrants par la voie maritime. Cette fois-ci, la mer est le seul lieu de passage, puisque les migrants sont généralement originaires d’autres territoires insulaires. À Mayotte, la plupart des arrivants viennent des Comores voisines par des petites embarcations (les kwassa-kwassa). Les arrivées sont régulières (entre 20 000 et 30 000 par an), et désormais, des ressortissants des pays de l’Afrique des grands lacs viennent s’ajouter aux Comoriens. Sur ce territoire, l’immigration augmente les autres problèmes sociaux de l’île qui sont déjà nombreux. Plus récemment, c’est l’île de la Réunion qui a connu plusieurs arrivées de Sri Lankais qui voyagent sur des navires de pêche. Cette nouvelle route semble devoir être reliée au durcissement de la politique d’accueil de l’Australie, qui était auparavant l’une des principales destinations de ces migrants.

La traversée par la mer est souvent dangereuse et difficile, mais lorsqu’elle a pour destination un pays développé, elle permet souvent d’y accéder rapidement. L’engagement de moyens maritimes permet de limiter l’ampleur des drames, mais ne les évite pas totalement, d’autant qu’il facilite l’arrivée à destination, et donc l’intérêt de la prise de risque (7). Par ailleurs, on pourra noter que les motifs qui poussent à effectuer cette traversée trouvent leur source dans les pays d’origine, et, dans une moindre mesure, d’arrivée. Ainsi, les routes maritimes de la migration possèdent cette particularité de ne pouvoir être essentiellement contrôlées que par la terre.

La Manche : une route migratoire pas comme les autres

Si la plupart des routes maritimes relient une région moins développée à une région plus développée, la route qui mène du continent européen vers l’Angleterre fait exception, puisque partant principalement de la France, avec Calais et ses environs comme point de passage majeur.

Tout a commencé dans les années 1990, lors de l’ouverture du tunnel sous la Manche. À une époque où le Brexit était impensable dans beaucoup d’esprits, il devait arrimer l’Angleterre au continent européen et relier les peuples entre eux. Mais l’instabilité du monde post-guerre froide devait prendre le dessus. En 1999, l’afflux de migrants fuyant le Kosovo à cause de la guerre déclenche une véritable crise. Ceux qui squattaient les terminaux à passagers en attendant de pouvoir passer sont expulsés, et le camp de Sangatte est créé pour assurer leur prise en charge. Trois ans plus tard, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, promet de résoudre le problème et fait détruire le camp. Il signe également avec son homologue britannique le traité du Touquet qui renforce les contrôles à la frontière, en permettant notamment aux douaniers d’outre-Manche de contrôler les entrées depuis le Continent.

Depuis, c’est l’alternance entre dispersion des migrants dans des squats autour de Calais et regroupement dans des camps improvisés (les « jungles »), aucune solution n’étant pleinement satisfaisante. Les ministres de l’Intérieur se succèdent à Calais, mais, en 2019, la situation n’est pas stabilisée, même si la situation s’est légèrement améliorée depuis la démolition du dernier camp provisoire en 2016. Le littoral nordiste, qui a par ailleurs beaucoup souffert sur le plan économique, connaît beaucoup de problèmes d’insécurité : effractions, vols, traversées intempestives d’autoroute, parfois même des agressions, que ce soit entre migrants soit contre des Calaisiens. Une aide envers les migrants s’organise également, de la part de locaux et aussi de militants venus du reste de la France ou de l’étranger.

Les nationalités et ethnies se sont succédé au fil des décennies. Les Kurdes et les Afghans ont souvent fait partie des candidats au passage. Les ressortissants d’ex-Yougoslavie étaient surtout présents jusqu’au début des années 2000, tandis que les Soudanais, Érythréens et Éthiopiens sont apparus dans les années 2010, plus ou moins concomitamment aux Syriens.

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Ces migrants cherchent le plus souvent à passer dans des véhicules qui empruntent eux-mêmes les ferries ou le tunnel sous la Manche. L’utilisation directe de moyens nautiques, souvent des bateaux de plaisance ou de pêche – volés ou conduits par un passeur – est plus rare, quoiqu’elle ait connu une recrudescence depuis la fin de l’année 2018. Les tentatives de passage en force vers le tunnel ou les ferries sont spectaculaires, mais quasi systématiquement vouées à l’échec.

Finalement, le tunnel sous la Manche, qui devait effacer la frontière avec le Royaume-Uni, et symbolisait à son inauguration les espoirs du monde ouvert de la « fin de l’histoire », a ensuite incarné ses désillusions et ses paradoxes : aujourd’hui, il n’y a jamais eu autant de barrières, de caméras de surveillance, de fils barbelés et de forces de l’ordre dans le Calaisis.


  1. https://ici.radio-canada.ca/nouvelles/special/2018/route-migrants/frontieres-clotures-barrieres-migration-europe/
  2. https://data.europa.eu/euodp/data/storage/f/2016-04-6T124932/Annula%20Risk%20Analysis%202016.pdf
  3. https://www.infomigrants.net/fr/post/11118/incertitude-autour-du-sort-des-migrants-du-sarost-5-en-tunisie
  4. Chiffres fournis par le Haut-Commissariat aux Réfugiés des Nations unies.
  5. https://migrantsatsea.org/2015/01/04/record-number-of-migrant-deaths-at-sea-off-yemen-in-2014/
  6. Cf. Conflits n° 21.
  7. Cf. l’étude de l’INHESJ, « Le trafic illicite de migrants en Méditerranée : une menace criminelle sous contrôle ? », publiée par Émilie Derenne.

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À propos de l’auteur
Jean-Yves Bouffet

Jean-Yves Bouffet

Officier de la marine marchande.

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