Entretien avec Julien Damon : campements de migrants en Europe

8 octobre 2019

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : Les derniers jours du Camp de migrants du quartier Jaures Stalingrad, Paris, France, 01/11/2016 Auteurs : EREZ LICHTFELD/SIPA Numéro de reportage : 00779302_000001

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Entretien avec Julien Damon : campements de migrants en Europe

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Auteur d’une étude pour la Fondapol intitulée Campements de migrants sans abri : comparaisons européennes et recommandations, Julien Damon analyse les campements de sept capitales : Berlin, Rome, Londres, Paris, Madrid, Bucarest et Bruxelles. Il montre les points communs et les différences qui ont conduit à la constitution de ces campements ainsi que leur traitement politique et social. À travers ces exemples, il propose une série de recommandations pour résorber ces concentrations humaines.


Votre étude insiste sur l’importance de la terminologie afin de bien discerner la réalité de ces campements. Ainsi, faut-il parler de campement ou de bidonville ? Et les personnes qui y habitent sont-elles des sédentaires ou des migrants ?

En ce qui concerne ces sites, la coquetterie sémantique ne s’impose pas forcément. Dans une discussion de café, dire bidonville ou dire campement ne pose pas de problème. En l’occurrence, on parle maintenant le plus souvent de « campements de migrants ». Il est vrai que si l’on doit être plus rigoureux, quelques réserves et précisions s’imposent. Le droit ne nous aide pas forcément beaucoup pour délimiter et distinguer les bidonvilles et les campements. Ces derniers, dits illicites, sauvages ou de fortune, sont des regroupements d’individus et de ménages dans l’espace public, sous des tentes ou dans des habitats informels faits de matériaux de récupération. Les bidonvilles, quant à eux, supposent des aménagements et des constructions plus élaborés, pouvant naître de la consolidation de campements. Un bidonville, en quelque sorte, est un campement qui s’éternise.

De son côté, le terme « migrant » peut avoir plusieurs significations. Il n’y a, en effet, pas nécessairement grand-chose de commun entre des travailleurs immigrés, des demandeurs d’asile, des déboutés de ce droit d’asile, des réfugiés qui se sont vu accorder ce statut ou des sans-papiers qui n’ont jamais demandé l’asile. Bref, tout ceci reste assez flou, en termes de caractérisation, mais bien visible… Personnellement, je préfère parler de campements pour toutes les occupations d’espace public en métropole. Je réserve le terme de bidonvilles pour les habitats précaires outre-mer ou dans les pays en développement. D’une certaine manière – pour continuer à répondre à votre question – les habitants des bidonvilles sont sédentaires alors que les personnes qui habitent les campements sont de passage.

Pourquoi ce phénomène réapparaît-il depuis une dizaine d’années ? Est-ce lié uniquement à la crise migratoire des années 2000 ?

Je pense que le développement du phénomène a des racines plus anciennes que la crise migratoire des années 2000. Mais c’est elle qui alimente principalement cette spécificité française des campements de migrants sans-abri avec parfois plusieurs centaines de personnes, voire plusieurs milliers.

Si je parle de racines plus anciennes, c’est parce qu’il y a des précédents. Les campements sur la voie publique ont été ainsi utilisés dans Paris, au début des années 1990, comme un instrument de communication et de mobilisation, en faveur des mal-logés immigrés. C’est l’affaire, un peu oubliée, des « Maliens de Vincennes ». Un peu plus tard, toujours dans les années 1990, le mouvement des « sans-papiers » a bénéficié d’une forte visibilité politique et médiatique. Ces sans-papiers n’étaient pas dans des campements, plutôt dans des squats, avec des affaires très médiatisées comme l’Église Saint Bernard.

La solution – si on peut parler de solution – des campements n’était pas valide du point de vue des associations. À partir des années 2000, une partie du secteur associatif distribue des tentes aux sans-abri. Ceci donne une nouvelle visibilité aux campements. Il s’agit d’abord, en premier lieu, à Paris, de quelques tentes de SDF. Cette initiative ne fait pas l’unanimité. Certaines associations la critiquent, car elles y voient une aide à l’installation des sans-abris dans la rue plutôt qu’une aide à leur sortie de la rue. Au milieu de la décennie, les tentes reviennent en force avec l’initiative, assez désordonnée au départ, des Enfants de Don Quichotte. Au total, les tentes ont progressivement été acceptées, tolérées dans les rues des métropoles françaises. La crise migratoire les a en quelque sorte remplies.

Quelle est la typologie des personnes qui habitent ces camps ?

Il faut distinguer deux types de camps. Les camps abritant des ressortissants européens roms. Les camps qui abritent des ressortissants extra-européens. Ces derniers sont souvent baptisés, sobrement, « campements de migrants ». On y trouve en très grande majorité des hommes jeunes, issus de pays en développement.

S’y trouvent aussi – ce qui est scandaleux – des demandeurs d’asile et des réfugiés. C’est scandaleux, car si la France leur accorde ce statut elle doit tout faire pour les extraire de ces situations indignes. On y trouve aussi, et majoritairement, des sans-papiers, qu’il s’agisse de déboutés du droit d’asile, ou de personnes qui n’y prétendent pas.

Pour une cartographie internationale de leur provenance, voici un tableau extrait d’une publication officielle de la préfecture de région Île-de-France. On note dans les campements franciliens, comme dans les campements qui ont défrayé la chronique à Calais, des Soudanais, des Afghans, des Érythréens, des Somaliens. Tous ces flux dans les campements ne correspondent pas exactement, sinon pour le Soudan et l’Afghanistan, aux flux des demandeurs d’asile. Il s’agit de flux particuliers, nourris entre autres par les passeurs qui trouvent dans ces campements des modalités d’hébergement à proposer à leurs clients.

Les campements sont concentrés dans les métropoles, ce qui peut paraître paradoxal, car la vie y est plus chère que dans le reste du territoire. Ces populations n’auraient-elles pas intérêt à se rendre dans les campagnes ou dans les villes moyennes ?

Non. Pour deux raisons. D’abord parce qu’elles ne sont souvent que de passage et donc souhaitent rester au plus près des voies de communication, les gares en particulier. Ensuite parce qu’elles ne trouvent pas dans les campagnes ou villes moyennes ce que tout un chacun cherche en ville : de l’anonymat, de l’activité économique (très généralement informelle). Plus généralement, il faut avoir à l’esprit que dans les pays riches, les pauvres se trouvent d’abord dans les centres-villes. Les plus pauvres, comme les migrants sans-abri, y cherchent les services qu’ils ne trouveraient pas ailleurs.

Comment vit-on dans ces camps ? Sont-ils sous le contrôle des mafias ? Qu’en est-il de la criminalité (vols, proxénétisme, drogue, etc.) ?

On y vit mal, très mal, bien entendu. Ce sont des sites de violence et d’agressions. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles on y trouve peu de femmes. C’est trop dangereux pour elles.

Sans être forcément sous le contrôle des mafias, ces campements nécessitent toujours un minimum d’organisation. Ils ne sont ni spontanés ni inorganisés. Il faut toujours une sorte de syndic pour faire fonctionner collectivement des sites d’habitat qui accueillent plusieurs centaines de personnes. Ces personnes étant jeunes, à très faibles revenus, sans travail, elles sont la cible de toutes les tentations et de toutes les criminalités. On y vend donc beaucoup de stupéfiants, et on y trouve beaucoup de nouveaux vendeurs de stupéfiants.

Ce sont des marchés pour la délinquance et la criminalité, ce sont aussi des sites de recrutement pour la criminalité et la délinquance. Je ne souhaite cependant pas trop insister sur cette dimension, au fond assez évidente. Il faut avoir à l’esprit que toutes les personnes qui passent par ces sites sont des cibles pour tous les trafics, mais ce ne sont pas tous des trafiquants.

Un Colonel de gendarmerie a, à mon sens, trouvé la bonne formule : toutes les personnes dans ces campements ne sont pas délinquantes, mais dans chacun de ces campements on trouve un noyau dur délinquant. C’est vrai pour les campements dits de migrants, comme pour les campements roms. Et ceci se comprend aisément. Il faut un minimum d’organisation, aussi informelle soit-elle. Mais puisqu’il s’agit d’occupation illégale et d’organisation informelle, on est toujours au moins dans des délits.

Vous dites qu’il y a une exception française : c’est en France que l’on trouve les plus grands campements, organisés et structurés à l’intérieur même des villes et non pas en périphérie, notamment à Paris. Pourquoi cette exception ?

Petite remarque, pour la périphérie, j’observe que les efforts parisiens pour repousser les campements sont, dans une certaine mesure, efficaces. Une partie d’entre eux sont maintenant repoussés dans les villes de première couronne, particulièrement en Seine Saint-Denis. Le sujet le plus important, à mon sens, est celui de l’exception française. Nulle part ailleurs dans l’Europe limitrophe, donc, pour mon enquête, à Londres, Madrid, Berlin, Bruxelles, Rome, on ne trouve des grandes villes affectées par de tels campements. Dans ces capitales on trouve bien des regroupements de sans-abri, quelques tentes, parfois un campement de plusieurs dizaines de personnes a pu un temps défrayer la chronique. Mais nulle part ailleurs on ne trouve ces sites, régulièrement expulsés puis repeuplés, avec plusieurs centaines voire, je le répète, plusieurs milliers de personnes. Pourquoi ?

Deux raisons à cela. Pour le dire de façon imagée et simple, nous sommes, en particulier à Paris, à la fois trop inaccueillants et trop tolérants. Trop inaccueillants, car nous laissons des demandeurs d’asile et des réfugiés dans ces sites. En un mot, notre politique de gestion de la demande d’asile, quoi qu’on pense de ses fondements, ne traite pas bien les dossiers, tous les dossiers. Trop tolérants, car nous acceptons la présence des déboutés et autres sans-papiers, sans les renvoyer. Ce qui n’est pas le cas chez la plupart de nos voisins qui, s’ils peuvent peut-être tolérer ces présences dans les pays, ne les acceptent pas sous forme de campements visibles ni d’ailleurs dans leurs centres d’hébergement financés sur fonds publics. Donc la relative exception française et parisienne s’explique bien, à mon avis, par ces deux raisons a priori opposées : trop grande tolérance et faiblesse dans l’organisation de l’accueil.

Paris est célèbre pour ses grands campements, notamment porte de la Chapelle et place de Stalingrad. Cette situation semble impossible à résoudre. Quelles solutions voyez-vous pour régler ce problème urbain ?

Personne n’a la baguette magique immédiate et de court terme pour en finir avec ces situations indignes, indignes pour le pays, pour les gens qui s’y trouvent et aussi – ne jamais les oublier – pour les riverains !

En s’inspirant de ce qui se passe ailleurs, je pense qu’il faut conduire une décentralisation poussée des politiques de prise en charge des sans-abri, migrants ou non, français ou étrangers. Pourquoi ? Partout ailleurs, sauf à Bruxelles, ce sont les villes qui sont entièrement responsables de ce dossier. Pas de la demande d’asile, naturellement, qui est instruite par l’État. Mais de tout ce qui est gestion des hébergements et gestion espaces publics. À Berlin comme à Madrid, Londres ou Rome, c’est la municipalité qui traite le dossier. Alors il faudrait en France, et singulièrement à Paris, transférer les moyens et les responsabilités à la ville. Aujourd’hui c’est un grand jeu de ping-pong administratif où l’État et la ville se renvoient en permanence les responsabilités. Décentraliser c’est confier le dossier aux mains des élus locaux. Et les habitants peuvent se tourner vers eux et leur demander d’agit sans qu’ils répondent sur le mode « c’est pas moi c’est ma sœur ».

Vous soulevez la question de la gestion des frontières, avec ce dilemme non résolu entre circulation à l’intérieur de l’espace Schengen ou contrôle aux frontières nationales. Pour vous, comment les frontières pourraient-elles être gérées pour résoudre cette question des campements ?

Les campements en France résultent des insuffisances européennes pour traiter de la crise migratoire. Insuffisance, car il n’a pas été possible de coordonner les efforts européens. Et surtout parce qu’au sein de l’espace de libre circulation les politiques n’ont plus grand-chose à voir. Essayez d’établir un campement de 100 sans-papiers à Londres, Berlin, mais aussi Stockholm, Copenhague pour ne pas parler de Varsovie et de Budapest…

Je pense que ce sujet général des sans-abris, des sans-abri européens comme les Roms et des migrants sans-abri extra-européens et généralement sans-papiers ne peut se traiter qu’à deux échelles. L’échelle locale, par la décentralisation, l’échelle européenne par un renforcement des obligations pesant précisément sur les grandes villes. De fait, l’État national est aujourd’hui dépassé sur ces dossiers. C’est ce qu’illustrent ces campements. Alors deux options sont possibles. L’une est celle que je viens d’évoquer, avec européanisation croissante, l’autre, tout à fait fondée, est celle du retour des frontières. Il n’y a que ces deux options fortes. Tout le reste est un concert de flûtes.

Retrouvez l’étude de Julien Damon sur le site de la Fondapol.

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À propos de l’auteur
Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé

Docteur en histoire économique (Sorbonne-Université), professeur de géopolitique et d'économie politique à l'Institut Albert le Grand. Rédacteur en chef de Conflits.

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