L’historien libanais Georges Corm est décédé le 14 août 2024. Auteur d’une œuvre essentielle, acteur de la vie intellectuelle arabe, il a marqué son temps. Tigrane Yegavian retrace le rôle moral de Georges Corm.
Pour des générations d’étudiants francophones, Georges Corm, c’était d’abord lire un pavé sur l’histoire du Proche-Orient contemporain constamment réédité depuis sa parution en 1983. Historien, politiste, juriste, l’ancien ministre des Finances libanais (1998-2000) a marqué le XXe siècle arabe. Son histoire personnelle se confond avec celle du Levant : né à Alexandrie en 1940, il était issu d’une famille maronite qui avait fait souche en Égypte. Il fit de l’expédition militaire franco-britannique lors de la crise de Suez 1956 un moment clé de sa réflexion sur les rapports Orient/Occident. De sa formation chez les jésuites, puis à Sciences Po Paris, il en a tiré une maîtrise de l’économie politique et de l’histoire des idées.
Un penseur et un acteur
Imprégné de la pensée de Karl Popper (1902-1994), de Hannah Arendt (1906-1975), d’intellectuels libanais comme le journaliste Georges Naccache (1902-1972) et le prêtre Youakim Moubarac (1924-1995), Georges Corm a évolué à contre-courant de la doxa officielle. Il fit de la lutte contre le colonialisme, les idéologies radicales, les inégalités sociales et l’instrumentalisation du religieux à des fins politiques une constante. Mais il fut rattrapé par les démons du confessionnalisme qui ravagèrent son pays lors de la guerre civile (1975-1990). On peut lire ses premiers ouvrages sur le drame libanais comme une tentative de résistance, un manifeste d’autodéfense contre les lectures manichéennes et stéréotypées. À Paris, Georges Corm demeurait accessible et humain. Toujours disponible pour un entretien, une discussion à Sciences Po Paris et à l’université Saint-Joseph de Beyrouth, il éveilla de nombreuses vocations chez ses étudiants. Au nom d’une vision universelle des Droits de l’homme et de la laïcité, lecteur d’Ibn Khaldoun (1332-1406) et de Louis Massignon (1883-1962), il ne pouvait adhérer au « clash des civilisations ». L’hypocrisie occidentale, le sionisme dans son expression colonisatrice et le fondamentalisme islamique exerçaient chez lui une horreur comparable.
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Patriote libanais et nationaliste arabe, Georges Corm avait une haute conception du Liban. Son positionnement favorable à une citoyenneté opposé au repli chrétien des élites maronites lui valut de nombreuses inimitiés au sein du camp phalangiste. En cela, il s’est inscrit en héritier des penseurs syro-libanais (majoritairement chrétiens) de la Nahda du XIXe siècle. Sans jamais rompre avec l’Église maronite, dont il aida à penser une théologie de la libération en phase avec le contexte sociopolitique de l’Orient arabe, il était resté un homme d’idéal en rupture avec son époque. Cet idéal pour un État libanais réformé, moderne et laïc, mit un terme à sa courte expérience de ministre dans un gouvernement où il n’avait plus sa place alors que les élites miliciennes se partageaient les dividendes d’une reconstruction sous fond de corruption.
À la fin de sa vie, ses prises de position sur les « printemps arabes » de 2011, la guerre en Syrie ou le Hezbollah libanais semèrent l’incompréhension. Ouvert au débat d’idées, il acceptait volontiers la contradiction, tout en restant conseiller économique de plusieurs chefs d’États arabes. Il était le digne descendant d’une famille d’artistes à l’image de son oncle Charles, écrivain, de son grand-père Daoud, peintre. Il savait qu’il n’était pas prophète en son pays. Mais il laisse un legs inestimable ; son œuvre ne vieillira pas tant que le monde arabe demeurera dans la nuit. T. Y.