Les attaques contre les statues conduites aux États-Unis touchent aussi l’histoire de l’Espagne tant les personnes attaquées appartiennent à l’histoire des deux rives de l’Atlantique. Ce qui se passe aux États-Unis a donc des répercussions politiques et intellectuelles en Europe et notamment en Espagne.
Ces dix à quinze dernières années, ont fleuri les ouvrages visant à relativiser, voire à démonter la « légende noire » de notre voisin ibérique[simple_tooltip content=’Par exemple, García-Cárcel, Ricardo et Mateo Bretos, Lourdes, La leyenda negra, Salamanque : Anaya, 2008 ; Pérez, Joseph, La Légende noire de l’Espagne, Paris : Fayard, 2009 ; Vélez, Iván, Sobre la leyenda negra, Madrid : Encuentro, 2014 ; et Roca Barea, María Elvira, Imperiofobia y leyenda negra, Madrid : Siruela, 2016.’](1)[/simple_tooltip]. Ce dernier souffre en effet d’une image historique désastreuse qui mêle exagérations, déformations, mensonges et ignorance. C’est ainsi qu’elle empêche non seulement de contextualiser le rôle passé de cette nation, mais également d’en reconnaître les apports positifs[simple_tooltip content=’Klein, Nicolas, « Le poids du passé dans la relation franco-espagnole : une analyse de légende noire » in Klein, Nicolas, Rupture de ban – L’Espagne face à la crise, Paris : Perspectives Libres, 2017, pages 211-229′](2)[/simple_tooltip]. L’Espagne devient par conséquent le principal, voire l’unique responsable de génocides plus ou moins démontrés parmi les populations indigènes du continent américain.
A lire aussi: Que veut le mouvement « Black Lives Matter »?
Peu importe, dès lors, que l’historiographie ait, depuis des décennies, fait le lit de ces simplifications et de ces erreurs, car de tels stéréotypes sont ancrés au moins depuis le xviiie siècle. Que ce soit en Europe (particulièrement au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en France et en Allemagne) ou dans l’ensemble de l’Amérique, ces clichés ont été tellement véhiculés qu’ils ont fini par être acceptés sans recul dans l’imaginaire collectif[simple_tooltip content=’Imatz, Arnaud, « Permanence et actualité de la légende noire » in Klein, Nicolas, op. cit., pages 5-36′](3)[/simple_tooltip]. Nombre d’Espagnols ont eux aussi fini par y croire, bien aidés par une tendance naturelle à l’autodénigrement et de fortes divisions intérieures[simple_tooltip content=’Armora, Esther, « Así manipulan la Historia de España en Cataluña: a la carta, «esquizofrenia editorial» », ABC, 2 septembre 2019′](4)[/simple_tooltip].
Une sélection soigneuse du passé
Les récents événements aux États-Unis, pays traversé par de considérables tensions raciales, réactivent cette légende noire. La dégradation et le déboulonnage de nombreuses statues outre-Atlantique[simple_tooltip content=’Juszczak, Olivier, « Des États-Unis à l’Europe, des statues considérées comme des symboles du colonialisme vandalisées », 20 Minutes, 26 juin 2020′](5)[/simple_tooltip], bien qu’il ait aussi concerné des personnages du passé anglo-saxon (George Washington, Thomas Jefferson, Jefferson Davis, Theodore Roosevelt), se sont concentrées sur l’héritage hispanique, depuis Christophe Colomb (qui était certes génois, mais a entrepris son voyage de 1492 sous l’égide et avec le financement des Rois catholiques) jusqu’à l’écrivain Miguel de Cervantes en passant par le missionnaire franciscain Junípero Serra.
De quoi nourrir en Espagne le sentiment que c’est davantage l’histoire hispanique des États-Unis que leur histoire tout court qui est ainsi attaquée, privant au passage l’importante communauté latina de ses racines et de sa fierté[simple_tooltip content=’Blanchet-Gravel, Jérôme, « Statues déboulonnées : aux États-Unis, des Latinos « horrifiés par les « groupes radicaux » » », Sputnik, 26 juin 2020′](6)[/simple_tooltip]. De fait, la première puissance mondiale s’est construite sur la colonisation WASP venue de l’est. Par conséquent, elle a pendant longtemps effacé l’apport fondamental d’un front pionnier méridional, catholique et espagnol qui, remontant depuis l’actuel Mexique, a contrôlé une frange plus large du territoire que celle jamais peuplée par les Anglais (ou les Français), et ce bien plus tôt. De la toponymie en passant par bien des mœurs et traditions consubstantielles à la culture américaine (importance du cheval et du bétail, apparition et développement de l’univers des cow-boys, création du dollar, etc.), la contribution hispanique à l’histoire et au présent des États-Unis est essentielle. De la même façon, la collaboration militaire entre les Treize colonies « originelles » et l’Espagne de Charles iii (1759-1788) dans le cadre de la guerre d’indépendance américaine (1775-1783) a été cruciale[simple_tooltip content=’« El decisivo papel de España en la independencia de EE. UU. », Libertad Digital, 4 juillet 2019 ; et Van den Brule, Álvaro, « Cómo España conquistó el Oeste (americano) », El Confidencial, 23 août 2019′](7)[/simple_tooltip], mais longtemps mise sous le boisseau[simple_tooltip content=’Gutiérrez-Steinkamp, Martha, España, la alianza olvidada – Independencia de los Estados Unidos, Scotts Valley : CreateSpace, 2015 ; et Alandete, David, « Estados Unidos reconoce una deuda histórica con España », ABC, 18 décembre 2019′](8)[/simple_tooltip]. La valorisation de personnages espagnols comme Bernardo de Gálvez[simple_tooltip content=’Ferreiro, Larrie, « Cuando Bernardo de Gálvez reconquistó Florida a Inglaterra », La Razón, 12 novembre 2019′](9)[/simple_tooltip] ou Diego Maria Gardoqui[simple_tooltip content=’Ors, Javier, « Gardoqui, el español que suministraba armas a Estados Unidos durante la Guerra de Independencia », La Razón, 6 mars 2020′](10)[/simple_tooltip] par l’État américain est récente, mais témoigne de l’ampleur prise par la récupération de ce passé.
A lire aussi: L’Espagne connaît-elle une montée de l’euroscepticisme ?
Pourtant, comme le prouve cette crise raciale, aussi bien l’establishment démocrate que républicain cherche à minimiser, voire à éliminer ce souvenir, pour des raisons à la fois idéologiques et politiciennes. N’oublions pas que si les soutiens de Joe Biden sont à la manœuvre, notamment dans les États et les villes qu’ils contrôlent[simple_tooltip content=’« Los demócratas retiran del Capitolio de California las estatuas de Colón e Isabel la Católica », Periodista Digital, 17 juin 2020′](11)[/simple_tooltip], Donald Trump et ses partisans n’ont jamais fait mystère de leur rejet de la culture espagnole et des Hispaniques[simple_tooltip content=’Ayuso, Silvia, « La Casa Blanca de Donald Trump elimina el español de su página web », El País, 23 janvier 2017′](12)[/simple_tooltip].
Un phénomène inquiétant
L’offensive contre les statues que l’on observe depuis les mois de mai et juin 2020 est donc loin d’être isolée ou le fait d’un seul camp. En effet, il y a trois ans déjà, des représentations artistiques de Junípero Serra avaient été prises à partie par des manifestants en Californie[simple_tooltip content=’Ximénez de Sandoval, Pedro, « La furia contra las estatuas en Estados Unidos salpica a la herencia española », El País, 17 septembre 2019′](13)[/simple_tooltip].
Les accusations dont souffre ce personnage (et que subissent aussi bien d’autres acteurs de la colonisation espagnole outre-Atlantique) sont mensongères, ce qu’ont parfaitement démontré les historiens. Le missionnaire franciscain a d’ailleurs fait plus pour les indigènes que toute l’histoire anglo-saxonne des États-Unis réunie[simple_tooltip content=’« La verdad sobre el «racista» Fray Junípero Serra, la última víctima del vandalismo en España », El Español, 22 juin 2020′](14)[/simple_tooltip]. Pourtant, une fois encore, l’Espagne est la cible facile de graves reproches (génocide, esclavage, imposition religieuse) qui permettent d’évacuer les questions qui fâchent et de laver en très grande partie l’image des autres nations européennes.
Toute l’histoire américaine telle qu’elle est racontée aux habitants de ce pays repose de plus sur l’opposition simpliste entre colons (settlers) pacifiques du Mayflower et conquérants (conquerors) cruels et sauvages venus de péninsule Ibérique[simple_tooltip content=’Roca Barea, María Elvira, « Thanksgiving versus Columbus Day », El Mundo, 12 octobre 2019′](15)[/simple_tooltip]. Même Christophe Colomb a vu son identité hispanique écrasée au profit d’une récupération par la diaspora italienne[simple_tooltip content=’González, Jaime, « El Día de Colón, la fiesta que enfrenta a los descendientes de italianos e indígenas en EE. UU. », BBC Mundo, 12 octobre 2015′](16)[/simple_tooltip].
Mais cette « post-vérité » n’est pas l’apanage de la première puissance mondiale. Les mouvements indigénistes et le socialisme du xxie siècle jouent depuis une vingtaine d’années une partition tout aussi délétère, qui consiste à rejeter le passé colonial de l’Amérique latine. Ce dernier représente pourtant au moins la moitié de l’identité régionale. En 2004, la destruction de la statue de Christophe Colomb du golfe Triste de Caracas a été organisée par des organisations proches du pouvoir chaviste. L’une d’entre elles se nomme Coordenadas Simón Bolívar, rendant ainsi hommage (comme Hugo Chávez et Nicolás Maduro eux-mêmes) au père de l’indépendance vénézuélienne, un raciste notoire dont les crimes sont de notoriété publique.
A lire aussi: Des Lumières en Espagne ou le développement de la philosophie au XVIIIe siècle outre-Pyrénées 3/3
Ce discours est favorablement reçu par la gauche « radicale » espagnole, qui encourage la condamnation violente de l’essentiel du passé national[simple_tooltip content=’Colom, Eduardo, « Ultrajan la estatua de Fray Junípero Serra también en su pueblo natal de Mallorca », El Mundo, 24 juin 2020′](17)[/simple_tooltip]. C’est au fond le plus préoccupant dans cette affaire et les molles protestations du gouvernement de Pedro Sánchez à la suite des récentes attaques contre l’histoire espagnole ne trompent pas grand monde[simple_tooltip content=’(18)‘]This triggers the tooltip[/simple_tooltip] : il existe outre-Pyrénées un problème identitaire qui mine toute la société.