L’historien tente de démêler les fils du passé pour restituer les faits et comprendre les événements. Il utilise tous les documents d’archives à sa disposition : les textes, les sources orales, les paysages, les objets. La construction mémorielle est un enjeu politique. Elle sert le discours sur la cité, elle peut justifier le maintien de certains régimes, elle écrit l’histoire en effaçant les faits gênants ou bien en insistant sur les faits qu’elle souhaite promouvoir.
« Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances » comprenait déjà Marcel Proust, qui a éprouvé la fluctuation changeante de la mémoire. Tout événement suppose des tris, des oublis, des commémorations, des transmissions ; tout un ensemble de positionnement par rapport au passé qui donne la mémoire. Il y a la mémoire transmise par l’État, à travers des fêtes, des jours fériés, des programmes scolaires, et la mémoire transmise par la famille, tributaire de ce que les uns et les autres ont vécu et supporté. Toute mémoire est un enjeu politique, au sens de la construction de la cité et de la vie en commun. Quand Thucydide écrit la guerre du Péloponnèse, c’est pour comprendre ces événements dramatiques, mais c’est aussi pour en fixer l’histoire et la mémoire dans la conscience des hommes. Comme autrefois les aventures de Léonidas et des hoplites de Marathon, la guerre civile grecque devra être fixée dans la mémoire collective. La mémoire n’est pas totale, neutre ou complète : elle est sélective. Chaque groupe social et humain retient des événements parcellaires et sélectionnés d’un même événement. La mémoire est davantage un regard qu’un écrit. L’addition de toutes les mémoires ne fait pas l’histoire. Quand Marcel Pagnol écrit ses souvenirs d’enfance, il en donne une version différente de celle qu’aurait pu produire son frère Paul. Sa force dramaturgique a fixé la mémoire et l’histoire de la Provence. Son expérience personnelle est devenue universelle, si bien qu’il est désormais impossible de penser à Aubagne sans voir le grand Garlaban où Marcel est né ni sentir la garrigue des collines sans être accompagné par Lili des Bellons. Le papet et Ugolin ont pris la consistance de personnes réelles, incarnant l’authenticité d’une époque révolue. Quand la mémoire donne forme à la littérature, elle peut devenir plus vraie que la réalité elle-même.
La vie ou la mort
La mémoire donne la vie et la mort. Ce qu’elle continue à transmettre continue de vivre. Ce que la mémoire oublie et néglige disparaît ; parfois à jamais. L’oubli a toujours une fonction politique. Il peut être bon d’oublier, de faire œuvre d’amnésie collective, afin de ne pas ressasser les errements du passé, d’assurer la reconstruction et le pardon. La réconciliation franco-allemande s’est faite par l’oubli des crimes de guerre allemands et de la période funeste de l’Occupation. La paix, le pardon étaient des biens plus excellents et ils valaient la peine d’être obtenus par une amnésie politique et raisonnée. Mais l’oubli peut aussi servir des desseins moins nobles. Un régime dictatorial a intérêt à faire oublier ses crimes afin de mieux s’implanter dans l’opinion, notamment chez les nouvelles générations. C’est de cette façon que la Chine maoïste fait oublier les crimes de Mao et de la révolution culturelle, afin de donner une tournure plus présentable à un régime pourtant criminel. La Révolution française s’est elle imposée en réécrivant l’histoire à son avantage, en déformant le passé, en passant sous silence les massacres de septembre 1792, les crimes de la Terreur et les tueries de masse à Lyon et en Vendée. Du génocide, on glisse vers le mémoricide, c’est-à-dire le contrôle politique de la mémoire, afin de lui faire jouer les directives utiles à l’affermissement des régimes. La mémoire peut ainsi s’opposer à la vérité, voire à la réalité des faits, l’État cherchant à bâtir une mémoire officielle, détournée, afin de construire son projet politique.
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Liberté pour l’histoire
Ni l’historien ni l’histoire ne sont neutres. Comme personne humaine, l’historien est lui aussi l’héritier d’une mémoire et d’un passé, le transmetteur d’affects, de sentiments, de perceptions. Ses choix d’étude sont guidés par ses préférences, ses centres d’intérêt, sa volonté d’approfondir ou de déconstruire. Il ne doit pas travailler malgré ses affects, mais avec. Il part de ses sentiments et de ses ressentis pour approcher la réalité des faits et fournir une image dégagée de la vérité. Un historien est un scientifique qui essaye de définir les faits passés et de les comprendre à la lumière de l’époque où ils se sont passés. Rien n’est plus terrible que le discours téléologique et anachronique. Le danger est celui d’une écriture a posteriori de l’histoire : analyser les événements en fonction de ce que l’on vit aujourd’hui. C’est la tentation de la récupération politique : déformer les événements pour servir une cause ou un combat politique. Dans son travail, l’historien doit bénéficier d’une liberté de recherche et d’expression totale. Rien n’est pire que les lois mémorielles, votées pour répondre à des demandes circonstancielles, élaborées par des parlementaires ignorant des faits historiques et de leurs complexités. Des lois mémorielles, on glisse vers l’histoire officielle, le révisionnisme historique, voire le négationnisme, trahison absolue de l’histoire. L’historien est un « mythocide ». Il doit sans cesse débusquer les mythes et les discours officiels afin de les confronter à la vérité des faits. S’appuyant sur une très grande diversité de sources, comparant et recoupant, son métier est de montrer l’erreur et la récupération politique qui peut être faites de l’histoire. Celle-ci se manifeste dans l’oubli, la négation ou la repentance. La réécriture de l’histoire à des fins partisanes et politiques est la pire injustice que l’on puisse élaborer à l’égard de cette discipline.
Des mémoires mouvantes
On ne comprend pas les sociétés et les civilisations si on ne replace pas leur marche dans le temps de l’histoire. Nombreux sont les événements qui restent obscurs si l’on omet la densité historique et la sédimentation des couches séculaires. Les vieux réflexes ressortent parfois, même de façon involontaire ; les références historiques ressurgissent, les réitérations de l’histoire. Beaucoup de choses que l’on croit nouvelles sont en réalité des redites et du déjà-vu. La prise en compte du temps long est une nécessité pour comprendre les conflits, les mouvements politiques, les permanences des peuples. Les bâtiments architecturaux parlent à la mémoire et à l’histoire, tout autant que les paysages, qui sont des traces historiques végétales. Le clocher d’une église, une plantation de vigne, une levée jouxtant un cours d’eau, un vieil arbre, une déclivité sont des chapitres de l’histoire et des parchemins des temps anciens. Rien n’est figé, rien n’est sous cloche et les paysages ne sont pas éternels, mais ils parlent eux aussi et ils indiquent la marche du temps. C’est la raison pour laquelle il n’est pas possible de dissocier la géographie et l’histoire. Les paysages ont eux aussi une mémoire ; eux aussi parlent et disent beaucoup sur les peuples ; eux aussi sont des documents d’archives. Les paysages façonnent les peuples, contribuent au caractère et à la volonté de puissance. La France s’est faite autour de ses fleuves et cours d’eau. Les Capétiens se sont déployés autour de la Seine et les Plantagenets autour de la Loire. Les villes côtières se positionnent par rapport à la mer, soit qu’elles s’en éloignent, afin de se protéger des attaques ; soit qu’elles s’en ouvrent, afin de tirer parti des échanges. Les écrivains sont des romanciers des lieux. Paul Claudel raconte l’Orient et sa connaissance de l’est, François Mauriac est façonné par ses vignes de Bordeaux, Joachim du Bellay et Rabelais captent la mémoire de la Loire. L’écriture du monde est tout autant géographique qu’historique. C’est cela qui donne la mémoire, c’est cela qui forge le rapport à l’histoire, c’est ce sac que l’historien essaye de démêler pour en distinguer les fils.
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