C’est le type même de formule qui fait paraître profond dans les dîners en ville, mais qui dissimule souvent pire qu’une ignorance, un refus de la connaissance.
Signe de sa très large compatibilité idéologique, l’idée est reprise sous des formes approchantes par de nombreux auteurs et si certains ont cru y reconnaître la conception tragique de l’histoire du marxiste Walter Benjamin (1892-1940), sa formulation originelle est tirée d’une œuvre de Robert Brasillach (1909-1945) intitulée Lettre à un soldat de la classe 60, connue après-guerre par son sous-titre : Les Frères ennemis.
Composé en 1944, ce « dialogue tragique », comme le définit son auteur, témoigne des désillusions de l’intellectuel maurrassien rallié au fascisme et à la collaboration, à l’heure où la défaite allemande est de plus en plus certaine.
Ce n’est pas un hasard si la phrase séduit ainsi des auteurs proches de régimes totalitaires : le stalinisme, comme le nazisme, ont donné les premiers exemples pratiques de cette réécriture de l’Histoire dont Orwell fera, dans 1984, une des sources essentielles du pouvoir de Big Brother. Et la séduction qu’elle exerce vient de son caractère réversible : elle peut aussi bien légitimer cette réécriture par le pouvoir en place, comme une loi ou une nécessité historique, que justifier la révolte des vaincus contre un ordre social imposé par des vainqueurs brutaux, dans une vision des rapports sociaux limitée à la seule dichotomie oppresseurs / opprimés.
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On peut relier la dernière interprétation au mouvement de déboulonnage de statues auquel on a assisté ces dernières semaines. Pour les iconoclastes modernes, il s’agit ni plus ni moins que de substituer une « histoire des vaincus » ou, mieux, des victimes, à celle trop longtemps imposée par les « vainqueurs » – les classes dominantes, d’origine européenne évidemment. Ces actions – et la citation – ne démontrent qu’une chose : une méconnaissance profonde de l’Histoire, à la fois dans sa dimension de connaissance et dans sa méthodologie.
Ignorance des faits : les personnages visés ne sont, dans leur grande majorité, pas honorés pour leur lien éventuel avec l’esclavage ou le racisme ; c’est patent dans le cas de Colbert, dont la statue figure à l’Assemblée nationale pour son rôle dans l’organisation, la structuration de l’État en France, et non comme inspirateur (il est mort deux ans avant sa promulgation) du « Code noir », qui fait d’ailleurs l’objet d’un contresens historique. On touche même au grotesque dans le cas de Churchill ou de Gaulle, dont la carrière ne saurait être résumée à tels propos ou décisions évalués hors de leur contexte et « essentialisés », pour prendre le vocabulaire à la mode.
C’est surtout une ignorance du principe de l’Histoire, qui n’est jamais une donnée immuable, qui progresse par confrontation d’approches et découvertes successives. L’Histoire ne peut se résumer à un discours univoque, quel que soit le soutien que lui apportent les autorités ou le prestige de ceux qui le portent. L’Histoire est une démarche et un dialogue. Et l’historiographie récente a fait la part belle à ces victimes ou à ces vaincus dont Brasillach craignait qu’ils soient oubliés ou, pire, caricaturés. Sans nécessairement les réhabiliter, dans son cas.
À prendre au sérieux cette formule, on se dispense de tout apprentissage, de tout effort de compréhension de cet « autre » parfois radical qu’est l’homme ou la femme du passé – comment se dire antiraciste en refusant cet effort d’ouverture ? –, on rejette même la connaissance comme viciée par un péché originel. Elle est l’argument ultime de tous les complotismes et, surtout, la négation de ce qui fait l’essence de l’humanité : chercher à connaître et à comprendre son passé.