<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’hispanité, un projet pour l’Amérique latine ?

16 juillet 2020

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Place d'Espagne à Séville © Unsplash

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L’hispanité, un projet pour l’Amérique latine ?

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La plupart des Français saisissent ce que peut recouvrir la francophonie et le rôle moteur de leur pays au sein de cet ensemble. De même, la prééminence politique, culturelle et militaire des États-Unis d’Amérique dans l’univers anglo-saxon semble incontestable. Mais qu’en est-il des nations hispanophones ? Quelle place l’Espagne cherche-t-elle à occuper à l’égard de ses anciennes colonies ? Peut-on parler d’hispanophonie ? Répondre à ces questions exige en réalité de s’intéresser à la notion d’hispanité (hispanidad).  

Il existe des auteurs contemporains, à l’instar de l’Espagnol Frigdiano Álvaro Durántez Prados, qui défendent l’idée d’une ibérophonie regroupant les pays de langue espagnole et portugaise sur les cinq continents. Néanmoins, ce concept reste confidentiel et semble difficilement pouvoir supplanter celui d’hispanité, dont les premières traces remontent à un traité d’Alejo Venegas publié en 1531. Dans son édition de 1803, le dictionnaire de l’Académie royale de la langue espagnole définit le terme comme la « façon particulière de parler la langue espagnole ». Mais si hispanité et hispanophonie ne sont pas synonymes, c’est que le premier vocable subit une profonde transformation à partir du xxe siècle.

Naissance et évolution d’une notion

La période n’est pas anodine. Dans les années 1820-1830, l’Espagne voit en effet se produire l’indépendance de l’essentiel de ses colonies latino-américaines. Par la suite, en août 1898, la défaite de Madrid face à Washington dans le cadre de la guerre hispano-américaine entraîne une crise morale profonde outre-Pyrénées. Le « désastre de 98 », qui se solde par la perte des restes de l’empire colonial espagnol en Amérique (Cuba, Porto Rico) et dans le Pacifique (Philippines, Mariannes, Carolines), est considéré comme un tournant fondamental dans l’histoire de notre voisin. Pour répondre aux inquiétudes suscitées par l’événement, le philosophe espagnol Miguel de Unamuno (1864-1936) remanie le sens du mot hispanité, dans un article publié en Argentine en 1910. Il y compare les pays hispanophones d’Amérique latine à des nations sœurs (hermanas) qui auraient l’Espagne pour mère patrie (madre patria). Les citoyens de tous ces pays appartiennent à une communauté de race (raza), au sens que l’on peut donner à ce terme à l’époque – c’est-à-dire une communauté linguistique mais aussi historique et, en un mot, une destinée.

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L’apport catholique 

Dans les décennies suivantes, le concept d’hispanité se transforme sous l’impulsion de penseurs catholiques opposés au libéralisme : José María Zalaverría (1873-1940), Zacarías de Vizcarra (1906-1947), et surtout Ramiro de Maeztu (1874-1936), auteur d’une Défense de l’hispanité en 1934. Ecclésiastiques et diplomates de tendance conservatrice donnent à leur pays un rôle essentiel au sein d’un ensemble hispanophone dont les principes sont issus de l’époque moderne. Le catholicisme et une forme de néo-impérialisme guident en effet une partie de ces intellectuels espagnols, qui promeuvent dès 1913 la célébration d’une « Journée de la race » (Día de la raza) tous les 12 octobre, en souvenir de l’arrivée de Christophe Colomb dans les Caraïbes, en 1492. Cette éphéméride devient populaire dans plusieurs anciennes colonies espagnoles dès les années suivantes.

Francisco Franco et l’hispanité 

Il n’est par conséquent pas étonnant que le régime franquiste, friand de l’idée d’empire, reprenne à son compte le concept d’hispanité. Il s’articule avec celui de croisade (cruzada) contre le communisme et l’incroyance – illustré, selon les partisans de Francisco Franco, par la guerre civile (1936-1939). L’histoire de la colonisation et de l’indépendance de l’Amérique latine est relue à cette aune. Ainsi, le régime dictatorial espagnol lie-t-il indissolublement les libérateurs (libertadores) des républiques nouvellement constituées à la franc-maçonnerie.

Il y voit également un recul du christianisme (représenté en son temps par la cohorte de missionnaires qui traversent les océans pour évangéliser ceux qui n’ont pas encore reçu la « parole du Christ »). Dans les années 1940, les penseurs qui soutiennent les nationalistes (à l’image de Manuel Halcón, « chancelier » de l’hispanité) donnent une légitimité intellectuelle à cette idéologie qui, à leurs yeux, sera à même de relever le pays de ses ruines. Dans un discours radiophonique prononcé le 26 juin 1941, Halcón va jusqu’à affirmer que l’Espagne est « une nation de plus du continent américain ». L’assertion peut paraître surprenante mais elle procède d’une idée à la fois simple et contestée : l’Amérique latine est une forme d’« Extrême-Occident », une avancée de la civilisation catholique outre-Atlantique.

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Le concept a d’autant plus de succès dans les cercles du pouvoir qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, notre voisin ibérique est un paria de la scène internationale en raison de ses sympathies pour l’Allemagne d’Hitler et l’Italie de Mussolini. Rares sont les pays qui reconnaissent la légitimité du régime franquiste dans ses premières années et il faut attendre 1953 pour que les États-Unis daignent incorporer Madrid dans le bloc occidental.

Plus fondamentalement, les rapports culturels et métaphysiques de l’Espagne avec l’Europe sont complexes depuis des siècles. L’isolement relatif du pays au sein du concert européen à la fin de la dynastie des Habsbourg (1665-1700) puis son déclassement après l’invasion napoléonienne (1808-1813) renforcent un sentiment d’incompréhension, voire d’incompatibilité d’humeur à l’égard de la civilisation européenne. La dimension atlantique et la thalassocratie sont donc remises au goût du jour comme une forme de béquille pour faire face à l’hostilité des démocraties parlementaires d’Europe occidentale.

Comme le souligne le juriste espagnol Miguel Ayuso, très rapidement, le choix entre hispanité et européanité recoupe d’anciennes oppositions idéologiques remontant au xviie siècle et reformulées après 1945. Le camp des hispaniques (ou camp casticiste – terme tiré de la casta, la caste) affronte une fois de plus le camp des européistes. Ces derniers sont désormais représentés par les opposants à Franco, qui défendent la démocratisation de leur pays et son intégration dans la Communauté économique européenne. C’est le sens de l’appel lancé en 1962 à Munich par ce que les zélateurs du franquisme appellent péjorativement le contubernio (alliance critiquable et improbable) de démocrates qui s’y est retrouvé.

Adapter l’hispanité au monde contemporain 

Le passage à la démocratie, à partir de 1975, puis l’entrée dans la construction européenne, en 1986, entraînent un certain malaise à l’égard de la notion d’hispanité. En 1987, le président du gouvernement espagnol, le socialiste Felipe González, fait certes inscrire dans la loi le 12 octobre comme fête nationale officielle du pays. Par ailleurs, chaque année, à cette date, des délégations venues de tous les pays hispanophones (y compris les États-Unis) se rendent en procession à la basilique du Pilier, à Saragosse (Aragon), pour rendre hommage à la patronne de la ville et de tous les pays hispanophones. Pourtant, le contenu néo-impérialiste et religieux du concept n’est plus en phase avec les nouvelles coordonnées idéologiques espagnoles.

Cela n’empêche pas Madrid de récupérer l’idée d’une communauté entre nations de langue espagnole au début des années 1990. Le cinquième centenaire de l’arrivée de Colomb en Amérique, célébré en 1992, donne l’occasion de créer ou de renforcer des organes de coopération transatlantiques : Maison de l’Amérique, sommets ibéro-américains ou encore congrès internationaux de la langue espagnole. L’expansion de la langue de Cervantes (qui compte en 2019 environ 580 millions de locuteurs sur la planète) donne l’occasion aux autorités de notre voisin ibérique de prendre la tête d’un mouvement international de défense de la culture en espagnol. La tâche paraît d’autant plus indispensable que l’immigration des Latinos vers les États-Unis a constitué une diaspora hispanophone au cœur même de la première puissance mondiale.

Des freins à l’hispanité 

Pourtant, deux problèmes majeurs semblent faire obstacle à cette stratégie. En premier lieu, la construction européenne apparaît comme un projet de plus en plus exclusif et lié à l’OTAN, qui n’est pas appréciée de tous les dirigeants latino-américains. La séquence qui court de 1996 à 2004, dominée en Espagne par la figure du conservateur José María Aznar (atlantiste convaincu et partisan de l’engagement militaire en Irak contre Saddam Hussein), est désastreuse à plus d’un titre pour notre voisin pyrénéen, y compris dans ses rapports futurs avec Cuba, le Venezuela, l’Argentine, le Nicaragua, la Bolivie ou l’Équateur.

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Par ailleurs, le leadership culturel espagnol est de plus en plus contesté par la gauche radicale latino-américaine, qui rejette par exemple le 12 octobre dans la lecture que Madrid en a traditionnellement faite. La Journée de l’hispanité (ou Journée de la race) est débaptisée dans plusieurs nations du sous-continent au gré des changements politiques : Journée du respect de la diversité culturelle en Argentine ; Journée de la rencontre entre deux mondes au Chili ; Journée des peuples originels et du dialogue interculturel au Pérou ; Journée de la résistance indigène au Venezuela, etc. À l’interprétation nationaliste du franquisme succède donc une interprétation indigéniste qui remet en cause le rôle de l’Espagne dans la colonisation de l’Amérique. La défense du métissage et du syncrétisme prônée par l’universitaire mexicain José Vasconcelos (1882-1959) laisse la place à un rejet des « découvreurs » et de leurs soutiens. C’est aussi le cas aux États-Unis, où des statues de Christophe Colomb et de Junípero Serra (franciscain espagnol, fondateur des premières missions européennes de Californie) sont régulièrement dégradées, voire déboulonnées.

Comment reformuler l’hispanité ? 

Ces initiatives sont saluées par la gauche radicale de l’autre côté des Pyrénées (notamment par Podemos et la Gauche unie). Elles sont en revanche critiquées aussi bien par la droite (citoyens, Parti populaire, Vox) que par certains intellectuels. Jesús Laínz, par exemple, dénonce l’hypocrisie des activistes californiens ou new-yorkais dans son article « Se han equivocado de estatua[1] ». Face à ces attaques, la reformulation la plus féconde de la notion d’hispanité vient cependant de l’école d’Oviedo, fondée par le philosophe néomarxiste Gustavo Bueno (1924-2016). S’appuyant sur une approche matérialiste de l’histoire, les disciples de ce penseur (comme Santiago Armesilla, Luis Carlos Martín Jiménez et Paloma Pájaro) estiment que seule l’alliance des pays hispanophones leur permettra de résister à la mondialisation anglo-saxonne et à la tentation européiste. À leur sens, l’empire colonial hispanique ne saurait être condamné puisqu’il représente une évolution cruciale dans l’histoire de l’Amérique latine. Il a en effet permis aux pays hispanophones d’outre-Atlantique de passer par un stade de modernisation institutionnelle, économique, idéologique et politique indispensable afin de mettre fin à la féodalité. Ils démontent également avec brio toutes les exagérations et tous les mensonges liés à la « légende noire » de l’Espagne à l’époque moderne.

Plus que jamais, l’hispanité est donc au centre des réflexions sur l’identité incertaine de notre voisin pyrénéen. Écartelé entre continent et grand large, le pays ferait sans doute bien de relire España frente a Europa, œuvre majeure de Gustavo Bueno, et d’en tirer toutes les leçons. Son destin reste l’océan, pas l’Europe. Dans ce cadre, l’hispanidad est donc l’outil le plus précieux dont dispose Madrid afin de trouver sa place dans le monde du xxie siècle.

 


[1] Daté de novembre 2018, cet article a été traduit par mes soins sous le titre « Ils se sont trompés de statue ».

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À propos de l’auteur
Nicolas Klein

Nicolas Klein

Nicolas Klein est agrégé d'espagnol et ancien élève de l'ENS Lyon. Il est professeur en classes préparatoires. Il est l'auteur de Rupture de ban - L'Espagne face à la crise (Perspectives libres, 2017) et de la traduction d'Al-Andalus: l'invention d'un mythe - La réalité historique de l'Espagne des trois cultures, de Serafín Fanjul (L'Artilleur, 2017).
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