L’étude scientifique du fait terroriste a connu un essor spectaculaire depuis 2001. Pourtant, bien des difficultés persistantes affectent ce domaine de recherche, parmi lesquelles la question de la définition du terrorisme n’est pas des moindres, posant des problèmes comparables à ceux qui affectent d’autres termes usuels dans le vocabulaire des sciences politiques et sociales comme : démocratie, populisme ou égalité, etc.
Traiter du terrorisme avec rigueur implique donc d’abord, d’en proposer une définition[1] ; ensuite de fournir un premier aperçu synthétique de sa distribution spatiale à l’aide de l’instrument cartographique, afin d’en mieux comprendre les caractéristiques et les évolutions dans le temps. Dans cet article, nous entreprenons de poser quelques bases géographiques d’une approche fondée sur l’indispensable description préliminaire des faits, dans le but d’ancrer solidement la réflexion historique et explicative.
Notre démarche, en cette phase de recherche, consiste en une exploitation cartographique de la Global Terrorism Database (GTD), ce qui nécessite quelques éclaircissements factuels et méthodologiques. La GTD répertorie les événements considérés comme relevant du terrorisme dans le monde depuis 1970. Elle est basée à l’université du Maryland, et est régulièrement alimentée par le consortium Start qui bénéficie d’un soutien direct du gouvernement des États-Unis. Ses données, issues principalement d’informations de presse sur les incidents, ont été synthétisées depuis 2012 dans le Global Terrorism Index[2], rapport élaboré en collaboration avec l’Institute for Economics and Peace (Sidney). Actuellement, il s’agit de la meilleure base de données disponible, incluant tant les incidents domestiques que ceux qui relèvent du terrorisme international[3]. Cependant, tout comme les autres sources similaires, sa fiabilité dépend de la valeur de ses définitions, des procès de codification, des lacunes dans le recueil ou la disponibilité des informations[4], etc. Il en résulte que lorsque l’on travaille, comme nous l’avons fait ici, sur des données agrégées de la GTD, tel que l’on peut les décharger du site du consortium[5] sans pouvoir filtrer les cas douteux ou clairement non terroristes, les cartes obtenues sont à envisager plus comme des indications de tendances et de distributions générales, que comme la représentation exacte d’un phénomène dont les contours sont parfaitement maîtrisés.
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À partir de ces données, la figure 1 situe le nombre des actes terroristes par pays par des cercles proportionnels à leur nombre de 1970 à 2018. Elle fait apparaître clairement que s’il s’en produit dans le monde entier, quelques régions ont été (et sont) particulièrement affectées, au Moyen-Orient, en Asie du Sud et du Sud-Est, dans le nord de l’Amérique du Sud et en Europe.
Figure 1. Nombre d’événements recensés dans la Global Terrorism Database (GTD)
La figure 2 porte sur l’année 2018 (la dernière pour laquelle les données de la GTB sont actuellement disponibles) et nuance l’approche en coloriant les cercles proportionnels au nombre des actes par une gradation de couleurs correspondant au taux d’actes terroristes par million d’habitants, ce qui fait ressortir les cas de la Syrie, de l’Irak et de l’Afghanistan, mais aussi de la Somalie et du Mali, et minimise ceux de pays très peuplés comme l’Inde. Le fond coloré est produit à partir du score du Global Terrorism Index (GTI), avec les seuils choisis par ses auteurs. La correspondance entre les deux représentations est bonne, mais pas parfaite, en partie parce que le GTI inclut d’autres variables, mais aussi parce que la situation est si complexe qu’aucun indice synthétique ne peut en rendre complètement compte.
Figure 2. Nombre de cas enregistrés dans la Global Terrorism Database pour 2018 et Global Terrorism Index 2019, (GTI)
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En outre, la géographie du terrorisme évolue vite, comme on peut le voir par la quasi-absence d’actes terroristes, en 2018, en Amérique latine, alors qu’ils étaient bien visibles sur la figure 1. Cela incite donc à analyser la variation dans le temps du nombre d’actes, et la figure 3 le fait, en décomposant la carte globale en cinq moments, suivant une périodisation fondée sur les ruptures de la courbe du nombre d’événements par an de 1970 à 2018.
Figure 3. Nombre d’actes enregistrés dans la GTD par période
Lors de la première période, de 1970 à 1979, le terrorisme affecte principalement l’Europe, dans la deuxième (1979-1991) il y est encore présent, mais apparaît aussi avec force en Amérique centrale et du Sud (Colombie et Pérou, avec les Farc et le Sentier Lumineux), ainsi qu’en Asie (Inde et Sri Lanka). Les années 1990 et le début des années 2000 (1991-2004) sont plus calmes, avant la multiplication des actes au Moyen-Orient et en Asie des années 2004-2011, qui se continue en 2011-2018 en y ajoutant l’Afrique (Somalie, Nigeria, Mali).
La figure 4 montre bien cette variation de l’espace-temps du terrorisme en superposant les cercles proportionnels au nombre d’actes pour quelques années remarquables, une par période, qui confirme bien que leur localisation est différente à chaque moment. Les points chauds du terrorisme se déplacent donc à la fois dans le temps et l’espace. On comprend ainsi beaucoup mieux que, si le terrorisme est bien un phénomène mondial, ce n’est pas au même monde que l’on a affaire à chaque période différente.
Figure 4. Nombre de cas enregistrés dans la GTD pour quelques années remarquables
Cette analyse cartographique permet une meilleure vision spatiale du fait terroriste par une exploitation de la base de données de référence la plus utilisée en la matière. L’exercice a évidemment ses limites, mais il permet au moins de mettre en évidence les avantages de la géographie et de la cartographie pour ce qui est de faire apparaître des configurations spatiales de très grande ampleur, et leur évolution dans le temps.
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Cette approche permet en l’occurrence une véritable maïeutique, elle fait naître (c’est l’origine étymologique du mot) sous les yeux du lecteur des images qui lui permettent de prendre conscience, de façon synthétique, de la complexité du phénomène étudié. Reste ensuite à revenir aux données pour expliquer ce que la carte confirme – les points et moments de concentration, apparition et disparition – ainsi que les problèmes d’interprétation qu’elle suscite. Elle est donc – aussi – une étape d’une démarche faite d’allers-retours entre données, traitement et interprétation qui est au fondement de la bonne science.
[1] Sur ce point, voir Daniel Dory, « Le terrorisme comme objet géographique : un état des lieux », Annales de Géographie, no 728, 2019, p. 5-36.
[2] Nous avons spécialement utilisé le document suivant, qui analyse les données de 2018 : Institute for Economics and Peace, Global Terrorism Index 2019, Sidney.
[3] Gary Lafree, Laura Dugan, « Introducing the Global Terrorism Database », Terrorism and Political Violence, vol. 19, no 2, 2007, p. 181-204. Pour une présentation des bases de données actuellement actives, Neil G. Bowie, « Terrorism Events Data : An Inventory of Databases and Data Sets, 1968-2017 », Perspectives on Terrorism, vol. 11, no 4, 2017, p. 50-72.
[4] Voir par exemple Wesley S. McCann, « Who Said We Where Terrorists ? Issues with Terrorism Data and Inclusion Criteria », Studies in Conflict and Terrorism, 2020, (preprint disponible en ligne).