Il n’est pas facile de prendre de la hauteur par rapport à la rivalité que se livre dans l’espace le plus intime chacune des deux puissances, et nul ne peut douter que la Chine et les États-Unis feront ce qu’il faudra pour garantir leur sécurité nationale.
Lyndon Johnson faisait référence dans ces propos lors de la signature du traité sur l’espace extra-atmosphérique de 1967, à cette préoccupation majeure : « le pays qui remporterait la course à l’espace gagnerait, le contrôle, le contrôle total de la planète, qu’il entretienne des visées tyranniques ou soit au service de la liberté » ([1]).
Pour répondre aux objurgations de la communauté internationale, les États-Unis et l’ex-Union soviétique se sont résolus en 1967, à des principes du droit international régissant les activités des « États » en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes. Intéressons-nous aux nouvelles réalités de la rivalité sino-américaine, ou s’intensifie leurs arguments stratégiques d’intimidation et de division, car on ne tarde pas à se rendre compte que les rapports de puissance que cache une telle rivalité, ressentis au cœur de ces réalités, n’ont pas disparu au contraire. Les champs de la souveraineté militaro-économique et de l’interdépendance des flux technologiques sont un autre espace de cette réalité qui sous les coups de boutoir a fêlé le consensus des grands acquis du traité de l’espace de son point de départ.
À la vérité, ces arguments cachent la volonté sino-américaine de rendre égal ou de casser la montée en puissance de leur leadership technologique. Le pari enthousiaste de cette chronique est de livrer quelques réflexions sur ces défis de l’espace et surtout sur les clés de son contexte qui en assure la suprématie.
Il est plus que probable que ces grandes lignes de force, sont de nature à bouleverser la structure de l’actuelle société internationale : née il y a huit décennies avec ses attributs de valeurs. C’est l’extraordinaire message de John F. Kennedy ([2]) qui vaut d’être cité à cet égard. Il résume tout à fait cet état d’esprit du projet originel de 1961. Pour les soixante ans du premier astronaute américain à marcher sur la lune, parlons d’un nouveau «Moonshot ». Un mot puissant, pour souder et rassurer les alliés désaccordés des États-Unis de leur appartenance au monde des démocraties et de la volonté d’assurer et de garantir en toutes circonstances la notion de souveraineté et la liberté de décision. Juridiquement et historiquement, ce « moonshot » pour redonner de l’allant, dans un contexte de recul mondial de la démocratie, à ses origines qui remontent à l’expérience traumatisante de la Seconde Guerre mondiale. Un ordre fondé sur la liberté individuelle et les droits humains qui ressemble à la typologie aronienne de la paix où chacune des deux unités concurrentes est en balance, ou bien surclassées par l’une d’entre elles au point que l’autre, tende à disparaître en tant que représentation d’un système de société démocratique ([3]).
L’espace, emblème de la suprématie mondiale
Juché sur le Nautilus, le capitaine Nemo, personnage de génie de la puissance électrique, calcule la latitude grace à son sextant. Dans l’imaginaire vernien, ce héros de la liberté absolue, héros de notre temps et de tous les temps obéit à la logique des quatre éléments : la terre, l’eau, l’air et le feu ([4]). De ce point de vue, la perspective historique, mise en lumière par le mathématicien américain Nathaniel Bowditch, fondateur de la navigation moderne et auteur du livre The New American Practical Navigator, ainsi que sa traduction du traité de mécanique céleste, sont riches d’enseignements tant les parallèles sont troublants. ([5]).
Prenons tout de suite un exemple. À midi, un jour d’août 2020 dans le détroit de Luçon, le quartier-maître de l’USS Chief, observe la distance angulaire entre l’horizon et la lune et calcule la latitude et la longitude à l’aide de son sextant. Une fois l’angle du soleil à son point culminant est mesuré, les données sont introduites dans un programme informatique appelé System to Estimate latitude and Longitude Astronomically (STELLA pour son acronyme). Bref, ce navire de lutte contre les mines basé à Sasebo au Japon, a parcouru plus de 1000 kilomètres le long de la côte ouest du Japon en s’appuyant uniquement sur la navigation céleste. À une tout autre échelle, l’US Navy s’est mis au diapason et tel est l’étonnant constat que chacun de ses navires commissionné transporte à son bord un exemplaire du livre de Nathaniel Bowditch. Cette navigation à l’aveugle ne s’explique pas par quelque nostalgie de pratique moderne ancienne, mais tout simplement par un contexte actuel qu’il nous faut à présent aborder.
Depuis l’invention de la guerre comme mode de résolution des conflits entre groupes ou pays concurrents, le « terrain de jeu » naturel de l’homme (terrestre, naval, aérien et spatial), s’est toujours trouvé au cœur des enjeux stratégiques. Ce terrain doit aussi être apprécié en tenant compte des critères comme la sophistication des systèmes d’armes, des moyens modernes similaires comme le GPS et la constellation de ses concurrents : Galileo, Glonass, Beidou. Un des défis stratégiques auquel nous sommes confrontés est d’une difficulté sans précédent : le télescopage dans l’espace et dans le temps des technologies, à utilisation civile comme militaire.
C’est ce concept de résilience spatiale qui nous intéresse. L’espace est crucial pour le fonctionnement de services essentiels. Dans le domaine militaire le libre accès et l’utilisation de l’espace sont des conditions de l’autonomie stratégique comme le montre le rapport final de la Commission indépendante de sécurité nationale de 2020 ([6]). Le DoD admet que l’espace extra-atmosphérique est un outil indispensable pour le succès de ses opérations extérieures entièrement dépendant des communications satellitaires. Un coup porté au système de positionnement mondial dans l’espace sur lequel reposent ces communications pourrait entraver toute armée aussi puissante soit-elle.
De même, faisons un aparté avec l’OTAN, laquelle reconnaît que le monde change et il aura fallu à l’alliance atlantique soixante-dix ans depuis la signature du traité de Washington, pour convenir d’une alliance à toute épreuve et une nouvelle politique spatiale globale qui guidera l’approche de l’OTAN en matière d’espace, des opportunités et des défis. À cet effet, ces décisions ont été prises lors des travaux préparatoires de juin 2019, dans le cadre de l’initiative OTAN 2030 visant à ce que l’alliance soit parée pour l’avenir. Lors du sommet des ministres de la Défense des pays membres de 2019, une réunion officielle l’explicite en ces termes :
« Nous pouvons jouer un rôle important en tant que forum pour partager des informations, accroître l’interopérabilité et faire en sorte que nos missions et opérations puissent faire appel au soutien dont elles ont besoin… » et « l’espace est vital pour les forces expéditionnaires, et les opérations hors zone. Dans l’exercice de ses missions essentielles, les opérations de l’OTAN sont entièrement dépendantes de l’espace, voire inefficace sans le soutien de l’espace. », a déclaré le secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg. ([7]).
I- L’espace géostratégique
Commençons par une première observation de l’agence du système mondial de navigation par satellites (GNSS), sur les besoins en infrastructures et développement de services de télécommunications, à la diffusion d’internet nécessaire pour gérer la masse du big data qui concerne autant le pouvoir que celui de l’armée. À présent le marché est estimé à 200 milliards de dollars ([8]) en 2020, et il va résulter de la demande exponentielle de stockage des données, un nombre plus important de lancement de satellites. Autre observation rigoureuse : actuellement 32 satellites GPS sont en orbite tandis que le réseau Beidou compte 49 satellites. Avantage stratégique, donc, à la Chine devant les États-Unis, qui ont tout fait pour se retrouver devancé par Beidou et sa croissance vertigineuse puisque au cours des trois dernières années (2018-2021), la Chine a lancé plus de lanceurs dans l’espace que tout autre pays ([9]).
([10])
Une autre observation est nettement à l’avantage de Pékin qui s’impose comme un acteur clé du spatial mondial. Au cours de l’année 2020, le monde a ouvert les yeux sur la présence plus fréquente des satellites Beidou que ceux américains dans l’espace exoatmosphérique de 135 pays des 195 membres des Nations unies. Comme me l’avouèrent plusieurs interlocuteurs japonais, ce déploiement de plus en plus nombreux ne dit pas grand-chose des intentions qu’il cache mais la priorité de leur positionnement ou orientation d’un nombre limité d’entre eux sert bel et bien à la surveillance de Taïwan.
Le triomphe progressif du déploiement des routes de la soie comporte un pilier numérique avec le corridor spatial de l’information. Dans l’idée chinoise de ce rêve pour étendre son influence et faire rayonner la Chine dans son analyse des rapports de forces étroitement liées aux rêves des autres peuples, la promotion du système Beidou est prioritaire. La Chine peut se targuer d’accomplissement de taille puisque plus de 100 des 137 pays signataires de ses grands projets d’infrastructure inclut l’acquisition de Beidou qui renforce sa diplomatie spatiale car désormais l’enjeu de tout satellite est d’être multirôle. Le gros noyau d’États concerné s’étend de l’Asie du sud-est à l’Afrique.
Quant aux équipes de Morgan Stanley ([11]), elles estiment que d’ici 2040, la baisse des coûts de lancement satellitaire ainsi que les progrès techniques positionnent l’exploration spatiale comme le prochain secteur industriel clé de cette bataille géostratégique. Commençons par le premier point, car l’enjeu est de taille : 1 trillion de dollars pour l’acteur (public ou privé) spatial qui maîtrise l’ensemble de la chaine de lancement de fusées pour imposer ses conditions aux autres arrivants, selon l’adage « the winner takes all ». Toujours dans cette compétition de l’espace, derrière chaque constellation il y a un État en soutien. C’est ainsi que le pouvoir central chinois gomme ses vulnérabilités stratégiques et s’avère désormais un concurrent technologique de taille.
Reste à aborder l’intensification des efforts des acteurs stratégiques à vouloir apporter la connectivité satellitaire aux parties sous desservies du monde. En fait, il s’agit de relier et conquérir de nouveaux espaces géoéconomiques et géopolitiques qui doivent être perçus selon la cartographie géopolitique d’Halford John MacKinder. Des espaces périphériques qui cristallisent le rapport de forces qui opposaient les puissances de la mer aux puissances terrestres. Comme le disait le navigateur Sir Walter Raleigh « qui tient la mer tient le commerce du monde ; qui tient le commerce tient la richesse ; qui tient la richesse du monde tient le monde lui-même » ([12]).
L’espace et ses zones grises de sécurité, ses sphères d’influence stratégique pour les États et, dans le même temps, source potentielle de profits pour les acteurs privés. L’espace est en proie à un problème simple : plus un seul outil de défense moderne n’est conçu sans moyens spatiaux. Certains permettent l’observation ou la reconnaissance des cibles ; à donner des informations ou des alertes précoces pour repérer un tir de missile tandis que d’autres servent de relais de communication et de guidage des systèmes d’armes terrestres et aériens (conventionnels ou nucléaires). C’est la gestion de ce talon d’Achille stratégique, qui revêt une apparence dramatique puisque la destruction des capacités spatiales de l’autre entraîne, on le sait, un facteur égalisateur en cas de conflit.
II – Géopolitique de l’espace
Aux antipodes idéologiques l’un de l’autre, Washington et Pékin partagent une vision commune : ne pas croire à la solidarité géopolitique et aux outils de régulation communs. Revenons sur le traité de 1967, comme nous l’avons vu le principe initial a tenu, or c’est le flou diplomatique le plus complet sur les règles limitant la militarisation de l’espace. L’espace doit être compris comme un environnement très interconnectéqui se prête aussi bien à la coopération qu’au conflit comme l’illustre le traité de 1967, qui ne définit pas la notion d’usage pacifique de l’espace. Dans la réalité d’aujourd’hui, la Chine joue des coudes et multiplie ses efforts pour rattraper l’équilibre dans le domaine des armes anti-satellites que les États-Unis et la Russie se sont livrés pendant la guerre froide.
Appuyons-nous sur une autre scène pour illustrer les efforts de rattrapage de la Chine, cette même scène qui exprimait les sommets atteints par l’agence spatiale américaine avec le premier astronaute américain à aller dans l’espace en 1961 ([13]). En Chine, un mot d’ordre domine la pensée de Xi Jinping : « l’empreinte des Chinois sur Mars pour la première fois en mai 2020 », lors de l’atterrissage de la sonde chinoise Tianwen-1, permettant à la Chine de devenir la deuxième nation à faire atterrir une sonde sur la planète rouge ([14]). Cette scène à trois prouesses techniques n’éclipse pas pour autant ses autres succès sur la Lune (à trois reprises entre 2019~2020, hormis la Chine aucune autre nation n’est parvenue à atterrir sur la face cachée de la Lune), ainsi que l’envoi du premier taïkonaute chinois dans l’espace en 2003. De là à écrire qu’elle concurrence directement les États-Unis et le mot qui marque peut-être le début d’une nouvelle ère entre grandes puissances.
Résultat : les États-Unis y voit là un espace de rivalité. Sur le papier, le Pentagone a tout prévu et c’est au cours de l’été 2018, que Donald Trump signait un projet de loi annuel sur la politique de défense avec un memorandum pour la mise en place du sixième commandement unifié de l’armée et officiellement nommé « Force spatiale ». ([15])
Il faut à présent examiner une autre décision américaine que nous inspire un mot fort du général de Gaulle : « L’Espace, le levier d’Archimède des États-Unis » ([16]), et qui nous fait rentrer dans l’actualité plus récente sans orbiter autour du sujet : « Just as the United States was the first nation to reach the moon in the 20th century… We’d be the first nation to return astronauts to the moon in the 21st century.. », propos tenu au Conseil national de l’espace en mars 2019 par le vice-président Mike Pence ([17]). Un nouveau lien stratégique s’établit, à partir de là, entre les deux puissances : un nouveau projet de conquête américain et la publication de l’administration Trump du programme Artemis à l’horizon 2024.
L’espace à la croisée des défis sino-américains
Au lendemain du retrait des forces américaines d’Afghanistan au mois d’août 2021, l’espace de cette décision n’est pas une action pour se couper du reste du monde mais pour bien s’en défendre, pour préparer les États-Unis, à leur plus important exercice de géopolitique depuis le début de la guerre du Golfe en 1991. Une compétition de valeurs s’opère, qui remodèle petit à petit l’ordre mondial. D’un côté, le pouvoir chinois et son modèle techno-autoritaire et de l’autre, les États-Unis qui valorisent la liberté individuelle et la technologie au service de son action diplomatique au sein du vaste réseau d’alliances qui s’enracine dans des valeurs communes. C’est dans cette veine que le 13 juillet 2021, la NSCAI (acronyme anglais de Commission nationale américaine de sécurité sur l’intelligence artificielle), a tenu un sommet mondial sur les technologies émergentes ([18]). Le rapport final de la Commission nationale de sécurité fournit une feuille de route sur les défis de l’IA et des capacités à regarder ce qui se passe aussi dans l’espace. La clé, c’est d’agir comme les États-Unis le font en cherchant des intérêts communs avec leurs partenaires des Five Eyes (Grande-Bretagne, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande) et du Japon pour défier la Chine sur un code de bonne conduite face à des comportements inamicaux. Au demeurant, les Européens sont, cas par cas, confrontés à la stratégie de Washington dans sa gestion de l’ascension chinoise avec en dernier lieu la création du pacte de sécurité de l’Aukus : entre les États-Unis, la Grande Bretagne et l’Australie ([19]).
Or, le président Joe Biden est dans un rapport délicat à l’opinion mondiale, pas seulement par rapport à la justification donnée et la tournure de la bataille d’opinion sur l’Afghanistan, mais sur la détermination de sa politique étrangère et sa cohérence stratégique que l’on peut résumer ainsi : optimiser les avantages comparatifs des États-Unis via la présence de ses armées sur de nombreux théâtres d’opération dans le monde et de ne pas tomber dans les travers des relations internationales du XXe siècle. Il s’agit « ce faisant » profitant du calendrier, de rappeler l’épisode de 1931 « The Ten-Year Rule », qui ne se pose plus bien évidemment dans les mêmes termes en 2021 comme en 1931.
L’administration de Joe Biden, aura en 2021 à entériner ou non des décisions budgétaires sur plusieurs programmes de défense essentiels pour la compétitivité des États-Unis face à la montée en puissance des budgets chinois, qu’il s’agisse du domaine spatial ou d’autres arguments militaires. La règle des dix ans, telle qu’elle était envisagée par le gouvernement britannique c’est-à-dire comme une importante réduction des dépenses de défense suite à son adoption en 1919, ignorait superbement les risques pour l’Empire britannique d’un engagement dans une grande guerre au cours des dix ans à venir. Pour Winston Churchill, secrétaire d’État à la Guerre et à l’Air, qui suggérait la règle en 1919, il expliquait que « Londres valait bien cette messe » tandis que pour la Royal Navy ou ceux qui n’y adhéraient pas compte tenu de la situation internationale « la messe fut dite » ([20]).
Bien que l’on puisse établir un parallèle avec l’Empire britannique de l’époque, la clé de cette puissance globale des Etats-Unis, s’appuie sur cette position hégémonique : une présence multiforme dans 150 pays et plus de 200,000 forces stationnées dans 50 pays avec le principal contingent au Japon.
Et, dans cette logique, le retrait d’Afghanistan nous renvoie au questionnement politique dans un contexte international où l’on valorise la puissance. Le vrai défi, aujourd’hui, pour Joe Biden c’est de faire de ce retrait l’occasion d’une réinvention collective, quitte de façon exagérée, à brandir la « menace » chinoise. Il ne s’agit pas pour l’administration Biden de réparer le monde pour qu’il soit, comme avant, mais de proposer à la société américaine des alternatives politiques qui dépassent la seule question du retour des Empires du passé, bâtis par des élites aristocratiques ou des régimes autoritaires.
Pour l’auteur de ces lignes, il est utile d’ajouter un parallèle sur le rôle de l’opinion d’un ordre un peu différent mais qui en est le prolongement. « les multitudes sont restées plongées dans l’ignorance… et leurs dirigeants, n’ont pas osé les tromper. », pour reprendre les termes de Winston Churchill, dans son livre The Gathering Storm ([21]). Cette amertume patriotique évoquait le refus de faire face à des faits désagréables indépendamment des intérêts nationaux (vitaux) du pays. À juste titre, Joe Biden peut penser qu’en grand perdant des précédentes administrations de ces vingt dernières années, l’administration Biden en est assurément le vainqueur en dépit de ce que l’opinion le préoccupe.
Gouvernance de l’espace : un héritage du 21e siècle
Il y a un anniversaire important qui se tient le 27 janvier 2022 et qu’il importe de ne pas négliger. Voilà cinquante-cinq ans, le 27 janvier 1967, le Traité sur l’espace extra-atmosphérique était signé constituant un succès dans le domaine de la diplomatie internationale et l’importance de cet événement mérite plus que jamais d’être rappelé. C’est le 10 octobre 1967 que ce traité entrait en vigueur en tant qu’instrument juridique entre les pays signataires, il s’agit des grandes puissances spatiales comme les États-Unis, la Russie, la Chine, le Japon, ainsi que cent autres États.
Mais derrière le processus diplomatique entre les Américains et les Soviétiques, dans le contexte de la géopolitique de la guerre froide, il convient de rappeler qu’il s’agissait d’un traité sur les «principes », ni exhaustif car bon nombre des idées des négociateurs étaient de se dire qu’il serait encore temps de faire évoluer le cours des choses. À sa manière, ce traité est devenu un excellent exemple de cadre de gouvernance entre États négociateurs pour les activités sur lesquelles ils pouvaient s’entendre mutuellement. Le schéma directeur de ce traité fut en grande partie le dialogue entre des rivaux géopolitiques idéologiquement opposés à Washington et à Moscou, chacun promettant à l’époque son propre plan de traités ([22]).
Aujourd’hui, le contexte géopolitique de la rivalité sino-américaine comporte de nombreux défis. Cette compétition stratégique s’est accélérée, ce qui se traduit notamment par la contestation et l’absence d’une grande entente avec la Chine. Indépendamment, des valeurs où sur le respect d’une gouvernance fondé sur les règles de droit, ce contexte voit de potentiels conflits qui le mettent en danger directement ou indirectement car pour ne rien arranger la tâche la plus importante des États-Unis et de la Chine reste de durcir leur rivalité pour démontrer leur puissance. Washington veut renforcer les règles internationales pour forcer Pékin à jouer le jeu face aux problèmes qui divisent le monde, à l’instar de la gouvernance des protocoles technologiques ([23]). Par ce que le système avec des règles est pour Washington préférable au système sans règles. Ce n’est pas cette logique qui sous-tend le récit de Pékin, qui entend plutôt défendre son modèle chinois et installer sa puissance.
L’alerte sur les dangers de fragmentation numériques ne suffisent cependant pas pour baliser le projet de gouvernance commune. Un nouveau temps pour repenser l’espace dans la géopolitique des nouveaux enjeux, appréhender cette déshérence et se préparer aux menaces qui viennent. Celui-ci, comme le souligne cette conclusion, comporte trois volets.
Le premier volet est celui du constat stratégique. Tout malentendu, comme celui d’un acteur qui viendrait s’en prendre à un satellite n’y fait pas exception. Le rappel de 2007, lorsque la Chine a testé un missile balistique pour détruire un de ces satellites rendus inactif. Un risque d’escalade qu’impose absolument une relance du dialogue sécuritaire afin de créer un consensus, nous en sommes très loin, pour parer à la militarisation de l’espace. Dans ces conditions, rappelons la décision du 2 août 2019 ([24]), du retrait des États-Unis du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaires (FNI), celle du traité Ciel ouvert (OST) le 21 mai 2020 ([25]), en prolongement d’un premier retrait beaucoup plus tôt en 2001, du Traité sur les missiles antibalistiques (ABM).
Ce qui est plus fondamentalement en jeu, c’est la question sur la solidarité internationale et la capacité de limiter les divergences sur ces enjeux de dossiers de désarmements et par ricochet l’absence de transparence et de confiance entre les États. Du côté du G7, il a été prévu un accord en juin 2021 sur un plan de faire avancer l’élaboration de règles internationales aux Nations unies et dans d’autres enceintes mondiales ([26]). La solution ? Ne répondons pas directement mais soulignons que la Chine et la Russie ont exprimé leur volonté commune de travailler sur des normes afin de fixer des limites à la militarisation spatiale, avec pour arrière-pensées le déploiement américain des systèmes de défense antimissile.
Si de rivalité il est question, elle est bien dans la question de l’état des forces en présence et le deuxième volet concerne l’analyse de la bataille en cours et quelques points d’équilibre à trouver dans cette rivalité sino-américaine. Un mot d’abord pour dire que si la confiance est la monnaie de la diplomatie et en contrepoint de cette confiance, le point de départ essentiel pour établir des positions communes, rien n’est simple. Cette réflexion peut apparaître comme autant d’évidences mais pour mener ce dialogue, ne faut-il pas commencer par établir un rapport de forces ? L’arme nucléaire ne fut-elle pas conçue avant que la création des institutions et traités soient rendus possibles ?
Saisi par cette réalité et la règle de la grammaire qui s’applique à cette rivalité : « la divergence des intérêts », cette coopération aussi nécessaire qu’elle soit, dans des domaines comme la cybersécurité et au-delà, leur capacité dans l’espace, reste aujourd’hui fracturée et illusoire.
Voilà poser la question du troisième volet qui concerne le dialogue avec les alliés, les coalitions construites pouvant s’inspirer du Quad (le Dialogue quadrilatéral sur la sécurité entre les États-Unis, l’Australie, le Japon et l’Inde), la coopération plus large avec les acteurs du monde privés. Un dialogue de confiance « souverain », qu’il apparaît bon de relancer entre l’Europe et le Japon en faveur d’un partenariat stratégique sur les technologies émergentes, la gouvernance de l’espace et autres mécanisme prometteur pour harmoniser la coopération en matière de développement de normes, d’infrastructures et de télécommunications. L’impact des groupes privés sur la sécurité des États et en plein essor, qu’il s’agisse de la gouvernance des infrastructures digitales, à la conquête de l’espace. Les dynamiques et les tendances de cet essor sont nombreuses et complexes à appréhender. C’est bien ainsi que l’Odyssée de l’espace se contruit et suivons un autre trait pour illustrer comment un seul changement technologique peut souvent révolutionner et créer des champions de la modernisation. Qu’on en juge : en 1854, Elisha Otis démontrait la technique de sécurisation de l’ascenseur sans savoir les impacts à venir ([27]). À partir de là, l’urbanisme est jonché d’opportunités pour améliorer la vie des gens et l’apparition de nombreuses innovations. Cette forme active de modernisation s’applique de la même manière cohérente et temporelle au concept de fusée réutilisable d’aujourd’hui. Le 19 septembre 2021, la première mission orbitale de Space X, ne comptait aucun astronaute professionnel à bord ([28]) !
Dans un autre contexte, notons la montée en puissance de la Chine, en particulier dans le développement de sa station spatiale. Pressentie pour 2024, la fermeture de la station spatiale internationale (ISS), alors que la Chine aura déployé sa propre base en orbite, vraisemblablement ce fait sera un peu dans la psyché des Américains. Tous les yeux rivés pourraient se tourner vers la domination d’un nouvel ordre mondial marqué par la rivalité sino-américaine, tant l’objectif est bel et bien de s’arroger le monopole de l’espace en pleine incertitude stratégique. Dans ce puzzle d’un continuum militaire dont on ne mesure pas tous les enjeux, à la fois en termes technologiques, d’équilibres globaux. Il est impossible d’exclure la possibilité de conflits et d’engagements de très haute intensité et pour cela, rappelons-nous le sens du verbe surplomber et de sa connotation militaire dans ce contexte de confrontation spatiale : malheur donc à qui sera surplombé !
Notes
[1] Lyndon B. Johnson, « Remarks at the Signing of the Treaty on Outer Space », 27 janvier 1967, Gerhard Peters et John T. Woolley, The American Presidency Project, disponible en ligne : Remarks at the Signing of the Nuclear Nonproliferation Treaty | The American Presidency Project (ucsb.edu).
[2] À propos du programme spatial de parvenir à aller sur la lune dans la décennie à venir, texte de l’allocution disponible en ligne : John F. Kennedy Address at Rice University.
[3] Article de Stanley Hoffmann, Raymond Aron, Qu’est-ce qu’une théorie des relations internationales ?, Politique étrangère, n.4, hiver 1983, pp. 841~857.
[4] En version E-book, Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, Flammarion jeunesse, 2013, à télécharger : Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne – ePub – Ebooks – Decitre.
[5] Frontispice de la première édition de l’ouvrage (1802) de Nathaniel Bowditch, American practical Navigation : An Epitome of Navigation, publié par US Navy Hydrographic Office, Secretary of the Navy, US Government Printing office, Washington : 1958.
[6] Rapport final de la Commission de sécurité nationale sur l’intelligence artificielle (NSCAI) 2020, chapitre IV, p 61, disponible en ligne : Full-Report-Digital-1.pdf.
[7] Sommet de l’OTAN (26-27 juin 2019), Bruxelles, disponible en ligne : OTAN – Actualités : Les ministres de la Défense des pays de l’OTAN approuvent une nouvelle politique spatiale et discutent de l’état de préparation et de la mission en Afghanistan, 27 juin 2019 (nato.int).
[8] Ces chiffres sont consultables respectivement sur le site de l’agence suivante : market_report_issue_6_v2.pdf (europa.eu).
[9] Rappelons que le groupe américain Qualcomm fut le premier fournisseur des micro-processeurs du smartphone Beidou et à l’exception d’Apple, tous les autres opérateurs de téléphonie aux États-Unis utilisent les mêmes micro-processeurs. Plus récemment en Suisse, le groupe STMicroelectronics a adopté le système Beidou pour son système connecté entre eux dans le domaine de l’automobile en 2015, disponible en ligne : Datasheet – STA8089GA – Automotive GPS/Galileo/GLONASS/BeiDou/QZSS receiver.
[10] Animation interactive satellitaire, disponible en ligne : Trimble GNSS Planning.
[11] Voir le rapport de Morgan Stanley, 24 juillet 2020, disponible sur le site : Investing in Space Exploration | Morgan Stanley.
[12] Sir Walter Ralegh, The History of the World, Edité par C.A Patrides : Macmillan, Press, 1971. P 215 ; Horace, Carmina, III IV 45-8, « who rules the duller earth, the wind-swolne streames, the ciuill Cities, and th’infernall realmes, Who th’lost of heauen and the mortall band, Alone doth gouerne by his iust commaund ».
[13] C’est le 5 mai 1961 que l’astronaute Alan Shepard démontrait la faisabilité des voyages dans l’espace, à bord d’une fusée Mercury-Redstone, vol qui constituait une première étape en vue de l’exploration de Mars.
[14] CGTNさんはTwitterを使っています 「#BREAKING China’s Tianwen-1 probe lands on #Mars https://t.co/gtzFwlpgot」 / Twitter.
[15] The HillさんはTwitterを使っています 「#BREAKING: President @realDonaldTrump leads first unfurling the flag of the United States Space Force (@SpaceForceDoD). The flag will stand in the Oval Office alongside other service branch flags. https://t.co/rpReDs5fv5」 / Twitter.
[16] Le Général de Gaulle écrivait ceci dans ses mémoires : « l’Europe, le levier d’Archimède de la France…» en vue de donner un moyen à la France de redevenir la première au monde…, cité dans Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle. Tome 1, « La France redevient la France », Paris, Fayard, 1999, p. 159.
[17] Vice President Pence Arrives at Kennedy to Host National Space Council Meeting – Kennedy Space Center (nasa.gov).
[18]Disponible en ligne : Secretary Antony J. Blinken at the National Security Commission on Artificial Intelligence’s (NSCAI) Global Emerging Technology Summit – United States Department of State.
[19] Fact Sheet sur la création de l’alliance tripartite Aukus, le 15 septembre 2021, Maison blanche, disponible en ligne : Remarks by President Biden, Prime Minister Morrison of Australia, and Prime Minister Johnson of the United Kingdom Announcing the Creation of AUKUS | The White House.
[20] Paul Kennedy, L’ascension et la chute de la maîtrise navale britannique, Pingouin, 2004, page 273.
[21] Citation tirée de l’ouvrage de Winston Churchill, The Gathering Storm, 1948, page 24 et disponible au format e-book, Rosettabooks : 1 – The Gathering Storm.pdf.
[22] Le 16 juin 1966, deux projets sont à l’ordre du jour : celui des Etats-Unis et celui de l’ex-union soviétique, disponible en ligne : AC105_C2_L012E.pdf (unoosa.org), et A_6352E.pdf (unoosa.org).
[23] Sur les enjeux de rivalité des protocoles, lire ma précédente chronique publiée au mois de mai 2021 : Hervé Couraye, le leadership sino-américain dans la peau de l’autre, disponible en ligne : Le leadership sino-américain : dans la peau de l’autre (2) | Conflits (revueconflits.com).
[24] Allocution de Donald Trump, 1er février 2019, archive disponible en ligne : Statement from the President Regarding the Intermediate-Range Nuclear Forces (INF) Treaty – The White House (archives.gov).
[25] Conférence de presse de Mike Pompeo, secrétaire d’État, texte disponible en ligne : Michael R. Pompeo: On the Treaty on Open Skies | U.S. Embassy in Estonia (usembassy.gov).
[26] Communiqué de presse disponible en ligne : Carbis Bay G7 Summit Communique (PDF, 430KB, 25 pages) (g7uk.org).
[27] Elisha Otis 1854, article disponible en ligne : Hold the Elevator: How Otis’s Early Systems Worked – Scientific American Blog Network.
[28] Vidéo du lancement et atterrissage disponible sur le site de Space X : SpaceX – Launches.