En complément de l’article de nature biographique que nous avions publié à l’occasion de son centième anniversaire[1], la présente réflexion tend à qualifier la pensée d’Henry Kissinger dans sa singularité et à établir un bilan de son action.
La mort à 100 ans d’Henry Kissinger est un événement historique et, à bien des égards, un symbole. Avec lui disparaît l’une des figures les plus emblématiques de la grande tradition diplomatique classique, née en Europe au XVIIe siècle, avec l’État moderne.
Émule de Metternich et lecteur de Kant, Henry Kissinger aura œuvré, en fait, à une actualisation en notre temps de la pensée de l’équilibre, qui fait découler la paix d’une mise en dialogue des intérêts nationaux. Promoteur d’un modèle de politique internationale prenant la rationalité pour boussole, il aura toujours veillé à entretenir le dialogue des grandes puissances, sur un mode westphalien, pour apporter une réponse aux crises contemporaines et toujours mieux consolider l’ordre du monde.
A une époque où la compétition des puissances se fait de plus en plus rude, les leçons que nous laisse Henry Kissinger sont plus que jamais précieuses pour tenter d’encadrer et d’accorder, par la diplomatie, en un point d’équilibre mutuel, l’expression de leurs intérêts.
Ces leçons, comment les reformuler ? La pensée et l’action d’Henry Kissinger définissent, en fait, un réalisme original, qui ne peut ressortir strictement aux catégories très rationalistes et mécaniques définies par les penseurs et praticiens américains ayant dominé la théorie des relations internationales au XXe siècle. Ainsi entrevu, le réalisme kissingérien serait avant tout de nature ou d’origine européenne et consisterait en une perpétuation de la tradition diplomatique de l’âge classique.
Cette philosophie particulière des relations internationales a pour axe l’équilibre des puissances et des intérêts nationaux et repose sur une limitation rationalisée par la négociation des aspirations des États. Intellectuellement contemporain des négociations du congrès de Vienne et de l’époque moderne, le réalisme de Kissinger serait, de façon paradoxale, virtuellement antérieur aux théories réalistes développées aux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale ; et il semblerait, dans le même temps, plus adapté que les doctrines réalistes les plus rigides aux caractéristiques de l’ère post-moderne, où la recherche d’une nouvelle structure de paix, mettant en équilibre les puissances qui s’affirment paraît plus que jamais nécessaire.
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C’est que l’équilibre qu’il nous pousse à rechercher ne procède pas uniquement de la comparaison des arsenaux : il a une plus grande subtilité. Il fait place, à côté de la mesure physique de la force, à un élément psychologique, l’engagement des hommes d’État, et à un élément moral, la légitimité de l’ordre mondial et le sens des continuités historiques. En un mot, il donne toute sa valeur, parmi les nations qui aspirent à la stabilité, au jeu de la diplomatie.
Avec le président Richard Nixon, auprès de qui il a œuvré à la consolidation de la détente, Henry Kissinger a permis la lente acclimatation de cette tradition diplomatique européenne sous les latitudes américaines, au point qu’une sorte de retournement historique semble s’être finalement accompli, en particulier après le paroxysme idéaliste en quoi a consisté la politique de George W. Bush. La tradition diplomatique européenne, dont Kissinger a été l’une des dernières incarnations, s’est trouvé, en un sens, transplantée en Amérique, où avaient fleuri déjà de nombreuses écoles réalistes, tandis que les Européens se trouvaient peu à peu gagnés à une sorte d’idéalisme impuissant. Ce retournement n’a pas été, certes, sans conséquences. Il est venu sceller une forme de translatio imperii au profit du nouveau monde, ou bien indiquer, au gré des jeux d’une sorte de « ruse de la raison » hégélienne, le « sens de l’histoire », qui fut le premier sujet de recherche de l’étudiant Kissinger[2].
Cette translation de la tradition diplomatique européenne se trouve confirmée, peu ou prou, par l’évolution contemporaine de la politique des États-Unis, qui se découvre chaque jour plus centrée sur ses intérêts nationaux et moins soucieuse de messianisme, quand les Européens, désorientés, demeurent constitutivement incapables de retrouver la boussole du réalisme et de la politique d’équilibre, qui mène à la paix, dont ils ont pourtant été les savants concepteurs.
Dans un contexte, où, par-delà même cette translation, de nouvelles puissances, comme la Chine, se rapprochent et progressent vers l’empire, la vision de Kissinger est plus que jamais actuelle. L’évolution en cours du monde conduit, en effet, à un retour des intérêts nationaux. Certaines puissances avaient anticipé ce retournement, quoi que l’on pense de leurs dirigeants. C’est un fait que la Chine n’a jamais cessé de penser d’abord à la promotion de ses intérêts nationaux.
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Par comparaison, la faiblesse de l’Europe continentale, prise en étau entre les États-Unis et le Chine, dans ce qui paraît être le début d’une nouvelle réduction bipolaire, est patente. L’Europe, aux yeux du monde, est comme vouée à l’entropie, sous les effets conjugués de son affaiblissement politique et militaire, de son déclassement économique, de sa perte de vitalité démographique et du repli de sa créativité. Pour préparer un renouveau, la pensée et l’œuvre de Kissinger, qui fut le plus Européen des Américains, peut utilement servir de référence pour stimuler les réflexions stratégiques éparses des Européens.
Toujours en mouvement, Kissinger n’aura cessé, jusqu’à sa mort, d’analyser le monde qui change, élargissant ses réflexions aux défis de l’intelligence artificielle[3], aux conséquences de la crise sanitaire, à l’acuité de vulnérabilités nouvelles, dont l’opinion a peu conscience et qui sont liées à l’usage, désormais incontournable, pour le fonctionnement des sociétés humaines, des nouvelles technologies informatiques.
Témoin de bien des crises ayant mis à l’épreuve, sans le subvertir, l’ordre westphalien, Henry Kissinger nous laisse des leçons à méditer pour penser le monde en proie à bien des convulsions et le remettre d’aplomb, quand les doctrines qui étaient soudain apparues, au lendemain de la guerre froide, ont aussitôt disparu, comme autant de sombres météores : le néoconservatisme, avatar botté de l’idéalisme, s’est discrédité par les désordres que ses entreprises martiales ont répandus. Le libéralisme centré sur l’individu semble affecté d’une pathologie qui pourrait annoncer son obsolescence. Le temps semble venu de renouer avec le réalisme consubstantiel à l’ordre westphalien du monde. Peut-être la disparition du grand diplomate que fut Kissinger permettra-t-elle à nos contemporains de reconnaître le bien-fondé de ses positions?
Au moment d’établir le bilan de l’œuvre du dernier diplomate qu’a été Kissinger et de tenter de qualifier le réalisme kissingérien en sa singularité, il paraît possible d’affirmer que son œuvre d’universitaire et d’homme d’État trace et prolonge en diplomatie la ligne claire d’un vrai classicisme.
Cette ligne claire, partie historiquement d’Europe, se démarque des perspectives développées par les réalistes apparus après la Seconde Guerre mondiale, qui soit cherchaient l’origine de la conflictualité internationale dans la nature humaine, soit prétendaient ériger leur pensée en pure théorie, dégagée de tout horizon historique. Dans les débats paradigmatiques, Henry Kissinger fait donc figure de vrai classique, virtuellement antérieur aux réalistes contemporains. La politique étrangère qu’il a conduite et inspirée a poursuivi et actualisé la tradition diplomatique des cabinets européens des XVIIIe et XIXe siècles, considérant les relations internationales comme le champ où interagissent, se confrontent et négocient les personnes publiques souveraines que sont les États, détenteurs du monopole de la violence légitime.
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Intellectuellement proche de Raymond Aron, Henry Kissinger établit un lien entre l’œuvre des fondateurs et promoteurs historiques de l’ordre international classique, Jean Bodin, le cardinal de Richelieu, mais aussi le comte de Vergennes[4], qu’étonnamment, il ne cite pas dans Diplomatie, et sa reformulation postérieure selon des concepts germaniques, accomplie à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, quand l’Allemagne fut parvenue à sceller son unité.
Chez Kissinger, qui trouve sa boussole dans les traités de Westphalie, la politique étrangère n’implique que secondairement les particuliers et les sociétés civiles ; elle est le fait des hommes d’État et de leurs entourages, commis à la préservation et à la négociation des intérêts souverains dont ils sont les dépositaires. Se référant à l’histoire et à la permanence des continuités qu’elle forge, il voit dans les relations internationales l’espace vaste où se font face tragiquement, mues chacune par ses intérêts propres, les personnes publiques que sont les États souverains.
Dans cette focalisation sur l’action des souverains se situe le champ du vrai classicisme, incarné, perpétué et mis en œuvre par Henry Kissinger, celui des monarchies bodiniennes des XVIIe et XVIIIe siècles, celui des historiens prussiens du XIXe siècle, et qui voit dans l’histoire des relations internationales celle des grandes personnes que sont les États, liés les uns aux autres par un commun recours à l’outil diplomatique ou aux moyens de la guerre. De cet espace anarchique et souvent violent, les particuliers sont juridiquement absents.
Le réalisme vraiment classique de Kissinger est aussi structurel, certes, au sens où cette vision est déterminée par la qualité et les attributions des acteurs légitimes se mouvant dans l’espace considéré.
En ce sens, le réalisme de Kissinger est une pensée dont le champ et la substance même sont l’histoire. Son œuvre ne donnerait-elle pas, en effet, la formule d’une « cliopolitique », valorisant les héritages de l’histoire, proche de la pensée aronienne, distincte du réalisme aux accents anthropologiques de Morgenthau, autant que du néoréalisme structuraliste de Waltz et du néoréalisme offensif de Mearsheimer?
Il semble que Kissinger a défini dans ses travaux universitaires et mis en œuvre dans sa politique une Weltanschauung westphalienne, axiologiquement neutre, valorisant l’arkhè historique (ἀρχή), au sens de précédent normatif, mais aussi, par extension, d’usages fondateurs en diplomatie, qui, partagés par les États et par leurs leaders, contribuent à étoffer un ordre mondial légitime.
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Au fond, la dialectique fondamentale sur laquelle repose le réalisme kissingérien, qui articule la particularité historique et l’ambition théorique, n’est certes pas sans parenté avec le « réalisme vrai » de Raymond Aron, « réalisme authentique capable de faire la discrimination entre modalités historiques et traits permanents de la politique étrangère capable aussi de ne pas ignorer que aspiration des valeurs est partie intégrante de la réalité humaine individuelle et collective[5]« .
Nanti d’une telle gémellité intellectuelle, Henry Kissinger s’est imposé comme un vrai classique et l’un des derniers diplomates, allant à contre-courant dans un monde occidental, désorienté, médiatiquement gagné à un idéalisme pauvre et sentimental, qui sert ordinairement de prétexte à toutes les entreprises violentes unilatérales.
Cette vie, cette pensée, cette œuvre peuvent éclairer les hommes d’aujourd’hui. Tandis que le consensus libéral s’érode, l’apport classique kissingérien offre une matrice pour promouvoir un profond renouvellement intellectuel des élites politiques et diplomatiques pour aborder le domaine des relations internationales et répondre aux bouleversements qu’il connaît actuellement.
Dernier vrai diplomate de notre temps, Henry Kissinger établit, par son destin, un lien entre l’ordre classique, qu’avait déréglé l’irruption des idéologies révolutionnaires totalitaires, et un monde en métamorphose, où se mesurent les ambitions de puissances nouvellement émergentes. Il donne à ceux qui l’écoutent des clefs pour comprendre les fondements sur lesquels il est toujours possible d’établir une stabilité internationale, en soulignant la nécessité de reconstruire un équilibre des grandes puissances de nature à mettre en balance leurs intérêts concurrents et à pacifier le monde.
La cohérence intellectuelle et la liberté de parole dont Henry Kissinger a témoigné à travers les époques différentes qu’il a traversées lui confèrent un statut d’exception dans l’histoire des États-Unis et dans l’histoire des relations internationales. La clarté des positions de Kissinger, perpétuellement soucieux de conserver son assiette à l’ordre du monde, lui-même hérité, sous ses divers avatars, des traités de Westphalie, tranche singulièrement avec le vague idéalisme sans vision de la plupart des politiciens occidentaux, esclaves de l’opinion.
Figure tutélaire que la plupart des Américains saluent comme le secrétaire d’État le plus marquant de l’après-guerre, Henry Kissinger est pour notre temps la dernière incarnation de la diplomatie classique d’origine européenne. À rebours de toutes les tentatives et tentations impériales, propres à bouleverser l’ordre du monde par refus d’admettre sa réalité polymorphe, Henry Kissinger invite par ses réflexions les hommes d’État, les analystes et les peuples à proportionner la portée de leurs desseins et à chercher à consolider avec leurs interlocuteurs souverains et selon les usages légitimes de la diplomatie, un équilibre synonyme de paix. Pour les États souverains, l’équilibre de leurs intérêts concurrents, que limite, précisément, leur interaction et que canalisent les usages de la diplomatie, est de nature à consolider l’ordre du monde et à renforcer sa stabilité.
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Révélée dans ses multiples œuvres, qui vont de sa thèse[6], publiée en 1957 sous le titre A World restored, à Leadership[7], son dernier livre, paru en 2022, en passant par ses volumineux mémoires et par Diplomatie[8], la pensée de Kissinger nous donne la formule d’un réalisme authentiquement classique, au sens où, à la différence notable de Morgenthau, il valorise, pour expliquer les logiques innervant le système mondial, le rôle des unités politiques fondamentales que sont les États souverains en faisant l’économie de toute réflexion sur les origines de la conflictualité et les liens qu’elle pourrait avoir avec la nature humaine.
La mort de ce géant de la diplomatie devrait conduire les hommes d’État de notre temps à reconnaître, après lui, que l’histoire est tragique et que la tâche particulière qui leur incombe consiste à assumer cette dimension de la politique, sans croire que la réalité extérieure puisse être aisément remodelée selon les formes d’un idéal culturellement déterminé.
Clairement démarquées des tentations de nature impériale, en décalage avec la réalité plurielle du monde, l’œuvre et la pensée librement classiques d’Henry Kissinger ouvrent aux nations la troisième voie d’un équilibre procédant de la souveraineté étatique et gagné par la négociation.
La permanente validité de son message tient certes à sa compréhension de la nécessité de la souveraineté, donc de la politique, pour permettre la cohabitation mondiale des hommes, historiquement regroupés en nations. Elle tient ainsi à la cohérence de ses vues, qui trouvent leur premier enracinement intellectuel dans sa thèse, consacrée à la consolidation, dans l’équilibre, du concert européen, au lendemain de l’ère napoléonienne. Cependant, le réalisme d’Henry Kissinger vient aussi répondre, de manière plus profonde et radicale, comme peu d’observateurs l’ont relevé, à une interrogation plus existentielle, par laquelle les hommes, livrés dans l’histoire à l’empire du temps et des déterminismes, examinent la valeur et la portée de leur liberté. A cette question universelle, qu’il avait posée, antérieurement à sa thèse, dans son mémoire de premier cycle[9], Henry Kissinger a répondu par ses œuvres, en plaçant, par l’action, la liberté individuelle de l’homme d’État, en proie au temps comme ses semblables, au service de la liberté souveraine des États, entités de nature politique, qui, dans le monde, touchent, par comparaison avec la finitude individuelle, à la permanence la plus manifeste. Henry Kissinger trouve ainsi dans un engagement d’ordre politique, au sens le plus fort et le plus élevé du terme, dans un combat mené pour permettre à la nation qu’il sert de résister elle-même à l’entropie des civilisations, donc in fine dans le mouvement d’une histoire transcendante l’illustrant, le sens qu’il cherchait à donner à la liberté.
[1]Olivier Chantriaux, « Henry Kissinger a 100 ans« , Conflits, Paris, 30 mai 2023
[2] Henry A. Kissinger, The Meaning Of History Reflections On Spengler, Toynbee, And Kant, Harvard undergraduate thesis, 388 p.
[3] Henry A. Kissinger, Eric Schmidt, Daniel Huttenlocher, The Age of AI: And Our Human Future, New York, Little, Brown and Co., 2021, 272 p.
[4] Bernard de Montferrand, Vergennes, Paris, Tallandier, 2017, 448 p. ; cf. aussi Storiavoce, Vergennes ou la gloire de Louis XVI, entretien avec Bernard de Montferrand, 47 min 46
[5] Raymond Aron, « En quête d’une philosophie de la politique étrangère », Revue française de science politique, 3ᵉ année, n°1, 1953, p. 69-91 ; p. 83.
[6] Henry A. Kissinger, A World Restored: Metternich, Castlereagh and the Problems of Peace, 1812-22, Boston, Houghton Mifflin, 1957, 354 p. ; réédité depuis lors, par exemple en 2000, par les éditions Orion.
[7] Henry A. Kissinger, Leadership: Six Studies in World Strategy, Londres, Penguin Press, 2022, 528 p.
[8] Henry A. Kissinger, Diplomacy, New York, Simon & Schuster, 1994, 912 p.
[9] Henry A. Kissinger, The Meaning Of History Reflections On Spengler, Toynbee, And Kant, Harvard undergraduate thesis, 388 p.