Henri-Irénée Marrou (1904-1977) fut un historien de l’Antiquité tardive et plus spécifiquement du Bas-Empire romain et de la figure de saint Augustin. En 1954, il publie De la connaissance historique, fruit de vingt-cinq ans de réflexion sur l’histoire. Contre l’objectivisme radical des positivistes et la fuite relativiste de l’idéalisme, il défend et valorise l’humanité de l’historien dans l’élaboration de la connaissance historique. L’historien sait qu’il n’est pas un dieu, il ne peut saisir totalement l’inépuisable complexité de la réalité du passé.
Telle est la condition humaine, et tel est le point de départ d’une recherche raisonnable de la vérité dans l’histoire. En ce sens, seule une humanité déployée dans un certain nombre de vertus permet à l’historien une authentique « communion » avec son objet. L’association d’une véritable « amitié » pour l’objet étudié à la rigueur scientifique lui permet de mieux sonder les nuances du passé. Aussi, son travail ne se restreint pas à ses seules compétences techniques, mais engage toute sa personne. C’est à travers ce sérieux existentiel qu’il parvient à approfondir sa connaissance de l’homme, et ultimement, à transmettre aux lecteurs d’aujourd’hui et de demain, un « trésor pour toujours ».
Contre les positivistes et les idéalistes
Henri-Irénée Marrou se place à contrecourant de la tentation du positivisme radical. Il s’agit de la posture de ceux qui pensent pouvoir faire de l’histoire une science exacte et qui tentent d’établir les conditions pour qu’elle atteigne l’objectivité parfaite. L’histoire se définirait comme l’enregistrement d’un passé objectif auquel il faut superposer la subjectivité parasitaire de l’historien (qu’il est absolument nécessaire de faire tendre vers zéro). Dès lors, l’historien est un problème. Il est trop humain en quelque sorte, car son intervention déteint irrémédiablement sur le contenu objectif du passé. Pour laisser la vérité objective indemne de sa main, son rôle doit ultimement se cantonner à celui d’une machine à enregistrer qui reproduit un objet avec une fidélité mécanique. Il ne doit pas construire, mais « retrouver »l’histoire comme l’explique le manuel de Langlois et Seignobos (1898). La conséquence de cette méthodologie, c’est qu’elle transforme l’histoire en érudition. Ainsi, à la fin de sa carrière, Charles-Victor Langlois était si terrifié à l’idée de prendre sa plume, qu’il se contentait de sélectionner des textes pour ses lecteurs. Marrou ne manque pas de souligner sa naïveté, en jugeant de l’intervention purement humaine et subjective que représente déjà la sélection d’un texte.
Quant à la tentation inverse, celle de l’idéalisme, qui considère que la réalité de l’histoire pourrait naître tout entière de la seule activité de la pensée, son orgueil triomphant est tout aussi néfaste au sérieux de l’histoire. L’élaboration de la connaissance du passé deviendrait alors le « libre exercice d’une imagination fabulatrice » qui, en excluant la méthode scientifique, décrédibilise la validité de la vérité historique. Pour Marrou, l’historien ne peut « construire » l’histoire à partir du seul secours de sa pensée, et d’abord parce que l’histoire se fait à partir de documents. Il ne part jamais de zéro. Il ne connaît l’histoire que parce qu’elle lui est léguée à travers des documents dont l’analyse ne peut se faire que scientifiquement.
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L’histoire est le résultat de l’effort créateur de l’historien
Pour Marrou, « l’histoire est le résultat de l’effort, en un sens créateur, par lequel l’historien, le sujet connaissant, établit ce rapport entre le passé qu’il évoque et le présent qui est le sien ». Ou encore, selon la définition du professeur britannique V. H. Galbraith que Marrou fait sienne : « History, I suppose, is the Past – so far as we know it. »[L’histoire, c’est le passé, dans la mesure où nous pouvons le connaître.] Mieux que « l’orgueil du philosophe idéaliste » ou que la « myopie consciencieuse de l’érudit positiviste », le travail des historiens est « quelque chose de beaucoup plus risqué, en un sens de tragique, d’où nous sortons haletants, humiliés, toujours plus qu’à demi vaincus […] nous nous rencontrons dans les ténèbres avec un Autre mystérieux […], réalité à la fois ressentie comme terriblement présente et comme rebelle à notre effort : nous essayons de l’étreindre, de la forcer à se soumettre, et toujours finalement, en partie au moins, elle se dérobe… ».
L’histoire est la connaissance du passé humain que l’historien parvient à élaborer scientifiquement. Elle est une réponse partielle à une question que son intelligence pose au passé. Le processus de l’élaboration de l’histoire est celui de la « question posée, qui s’inscrit dans le choix, la délimitation et la conception du sujet ». Et comment pourrait-il en être autrement si l’on prête attention à la complexité infinie du réel, quand on sait que le fait le plus insignifiant est toujours le résultat d’un réseau de causes et d’effets qui s’entrecoupent et s’affrontent, qu’il est le fruit d’une série sans fin de conséquences qui se succèdent à partir duquel une existence peut basculer ? Tout sujet historique, aussi modeste soit-il, exige pour être saisi totalement et authentiquement rien de moins que la connaissance de toute l’histoire universelle. Aucun esprit humain ne peut prétendre à un tel embrassement.
L’humilité est ainsi une vertu fondamentale de l’historien. Son rôle n’est pas celui, inconcevable, de ressusciter le passé. L’histoire est un « rapport » entre deux plans d’humanité, le passé qu’ont vécu nos ancêtres, et le présent où s’opère une initiative de récupération du passé au profit des hommes d’aujourd’hui et de ceux de demain. La réalité historique s’établit par la prise de conscience du passé humain arrachée par l’effort créateur de la pensée de l’historien. En un mot, le passé est connu par l’historien en tant que passé. Quand il était du présent, il était tout autre chose pour ceux qui l’ont vécu. Il est quelque chose qui avait cessé d’être et qui est « rendu à nouveau à l’existence du présent »par d’innombrables déformations et sélections qu’exige la raison historique pour élaborer sa connaissance.
L’approche des documents par la « sympathie »
Nous ne pouvons connaître le passé que parce qu’il nous a été légué par des documents. La masse de renseignements que ces documents contiennent est inépuisable dans la mesure où il existe un nombre illimité de questions auxquelles ces documents sont susceptibles de répondre. Un document peut être un texte, mais aussi un monument, un portrait, un paysage ; tout témoignage du passé auquel l’historien peut poser une question précise avant d’aborder la phase de compréhension.
Au sens de Marrou, la compréhension d’un document s’opère de la même manière que la rencontre d’un Autre. Or, « la rencontre d’autrui suppose, exige, que nous “mettions en suspens”, placions entre parenthèses, oublions pour le moment ce que nous sommes pour nous ouvrir sur cet autrui ». Cette vertu de l’historien, cette pleine disponibilité qui consiste « à sortir de soi pour s’avancer à la rencontre d’autrui », Marrou l’appelle « sympathie ». Elle est d’abord une attitude « positive » et ne peut pas se réduire à l’esprit critique des positivistes qui suspecte a priori tout document au nom d’une défiance méthodique. En fait, la sympathie précède l’esprit critique. Le document ne ment pas, ou plutôt sa nature – ou son être – ne ment pas. Même un « faux » n’est pas à mépriser, mais simplement à classer comme un faussaire où sa valeur sera à sa place. Comment avancer à la rencontre de quelqu’un si l’hypothèse de départ est d’identifier comment il a cherché à nous tromper ? Au contraire, pour comprendre ce qui le rend « connaturel » au témoin du passé, l’historien doit même aller plus loin que la sympathie. C’est une véritable amitié qu’il doit nouer avec son objet, dans le sillage de la formule de saint Augustin : « On ne peut connaître une personne sinon par l’amitié. » La compréhension « suppose l’existence d’une large base de communion fraternelle entre sujet et objet, entre historien et document (disons plus précisément : et l’homme qui se révèle à travers le document, ce signe) ».
Cette ouverture de l’historien requiert une saine distance vis-à-vis de l’objet étudié, un temps d’apprivoisement qui peut passer par l’approfondissement d’une langue, d’un contexte ou bien par l’expérience personnelle qui permet de mieux approcher les mystères d’une personnalité. L’objectif est toujours de découvrir des éléments de similitude que l’historien peut s’approprier dans l’étude d’un document. Des éléments qui ne le surprennent pas, mais qui retentissent dans sa propre vie. Il y en a aussi des plus obscurs, plus difficiles à éclairer en raison de grandes différences de repères et d’environnement. C’est alors que l’historien prend le risque de formuler des hypothèses qui sortent du cadre de ses connaissances, en s’efforçant de rendre compte des expressions et du contexte de son document. « Ces hypothèses seront d’autant plus précises et auront d’autant plus de chances d’être exactes qu’elles s’appuieront davantage sur le terrain solide de la similitude existant entre cet autrui et moi. »
La vérité de l’histoire
Mais alors, si la personnalité de l’historien est si pleinement engagée dans l’élaboration de la connaissance, comment répondre à l’objection du relativisme radical, celle d’un historien emprisonné dans sa subjectivité ? Une vérité de l’histoire reste-t-elle possible ? Pour les positivistes, on ne connaît de l’objet historique que certains mouvements repérables dans le temps et dans l’espace, vérifiables par la convergence d’un « maigre facteur commun ». Pour Marrou, cette logique est nécessairement une mutilation du passé. Car, si le domaine exploré par l’historien est celui du passé humain, c’est-à-dire la connaissance de l’homme « dans sa richesse, sa complexité déroutante, son infinitude ; domaine donc de l’esprit de finesse, du sens des nuances », la vérité de l’histoire sera vraie dans la mesure où elle parviendra à s’approcher de cette « inépuisable complexité de la réalité humaine ».
Plutôt qu’une accumulation de probabilités et de vérifications expérimentales qui tendrait vers une quasi-certitude, la connaissance historique qui s’intéresse pleinement à son objet repose en définitive sur un acte de foi : « Nous connaissons du passé ce que nous croyons vrai de ce que nous avons compris de ce que les documents ont conservé. »Cependant, Marrou précise que cet acte de foi n’enlève rien de la rigueur de la vérité historique. C’est une certaine roideur d’esprit, une fausse rigueur, que de séparer la science de tout acte de confiance au nom d’une recherche timorée de sécurité. En pensant ainsi, « on réduit la raison à l’impuissance » car il est illusoire de penser pouvoir maîtriser parfaitement la validité d’un témoin du passé ; « souvent, tout ce que nous pouvons faire, c’est en connaissant bien notre document, en nous efforçant de le pénétrer de mieux en mieux, de formuler un jugement probable sur le degré, et la nature, de sa véracité, et ensuite de décider si, faisant le pas, nous lui ferons confiance ».
Que ce soit dans l’expérience banale de la vie quotidienne (faire confiance aux horaires de train donnés par un indicateur par exemple), ou dans l’exercice d’une pensée pure (le mathématicien face à son axiome), tout homme dans chaque domaine de la connaissance est, à un certain moment, contraint de « faire confiance ». Le physicien et le biologiste reconnaissent l’autorité des travaux d’un de leurs confrères tout comme l’historien reconnaît, lui aussi, accorder sa confiance à un témoin du passé.
Engageant toute sa personnalité dans sa recherche, l’historien cherche d’abord à se convaincre, lui, de la vérité de son appréhension du passé. Pour Marrou, qu’il reste une part irréductible de subjectif dans la connaissance historique n’empêche pas qu’elle puisse être une saisie authentique du passé (encore que toujours partielle). Telle est la condition humaine, explique-t-il. « Vérité sur le passé et de témoignage sur l’historien », la vérité de l’histoire est toujours double un peu comme dans un portrait où l’on retrouve à la fois l’objet qui y est peint et l’artiste qui s’y incarne dans son effort de restitution du réel.
En découle une véritable exigence : l’homme-historien « connaîtra du passé ce qu’il se révélera capable d’en comprendre » par son intelligence, ses compétences, sa culture, son expérience… Le bon historien est celui qui emploie tout son être à résonner harmoniquement avec la vaste complexité et les nuances spécifiques de son objet. Il est celui qui sait « qu’il y a plus de choses dans l’homme et dans la vie qu’il n’y en a de rêvées dans les petits concepts d’une philosophie » ; celui qui clame, comme le prince Hamlet de Shakespeare : « There are more things in heaven and earth. » [Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre.]
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