Un an après la fin de la guerre au Karabagh, Conflits revient vers cette région pour analyser la situation présente. Guerre militaire de haute intensité, qui a mobilisé les pays de la région, c’est aussi un conflit symbolique à forte charge émotionnelle pour les deux parties, Arménie et Azerbaïdjan. Conflits a donc interrogé les deux parties prenantes, afin de présenter à ses lecteurs les deux visions politiques portées par les belligérants.
Cette guerre a suscité une charge émotionnelle forte en France, du fait notamment des liens anciens entre la France et l’Arménie. Comme revue, Conflits n’a pas de parti pris à l’égard de cette guerre et de ses acteurs, mais tente de la comprendre et de mesurer ses conséquences, notamment pour la France. C’est pourquoi nous donnons la parole à chacune des parties. Ici l’ambassadeur d’Azerbaïdjan en France et ensuite à l’ambassadeur d’Arménie.
Propos recueillis par Jean-Baptiste Noé
Un an après la fin du conflit au Haut-Karabagh, quelle est la situation militaire et politique dans la région ?
La guerre est désormais terminée, il n’y a plus de combat ou d’hostilité et la paix établie tient. La déclaration tripartite entre la Russie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan du 10 novembre 2020 a permis de mettre un terme au conflit. Sur le plan juridique, le conflit est résolu dans le droit international, car la disposition principale des résolutions de SC de l’ONU de 1993 – le retrait des forces armées arméniennes des territoires occupés d’Azerbaïdjan- a été appliqué. Après le temps de la guerre nous sommes entrés dans un autre temps, celui de la construction de la paix, de la réconciliation et de la reconstruction de la région.
À cela s’ajoute un changement dans la terminologie. Le terme de Haut-Karabagh n’est plus employé. L’ancienne zone de conflit se compose de 11 districts de l’Azerbaïdjan (66 en tout dans le pays). Il y a des districts libérés et des districts de déploiement des forces russes de maintien de la paix. Il y a la zone économique du Karabagh et la zone économique de Zanghezour d’Est.
Le conflit est certes résolu, mais il y a encore de nombreuses questions en suspens et de nombreux dossiers à résoudre. Mais ce sont des sujets, des questions et des problèmes de la phase d’après conflit.
Sur l’aspect politique, il y a des préparations pour la paix avec des pourparlers directs entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan pour conclure un traité de paix entre les deux pays.
Qu’en est-il des déplacements des populations civiles ? Les Azéris partis en 1994 reviennent-ils dans la région ? Quels sont les défis et les problèmes qui empêchent le processus de retour ? Et les Arméniens, quel sera leur avenir ?
La question du retour de plus de 750 000 personnes qui ont été chassées de leurs terres pendant la première guerre du Karabagh (1992-1994) est primordiale. Ces personnes veulent revenir dans leurs villes et villages, mais ceux-ci ont été détruits. Le retour des populations civiles est donc difficile. Il est nécessaire de préparer le terrain pour assurer leur retour et pour cela de reconstruire les villes et les infrastructures.
Le premier défi majeur qui empêche le retour est celui du déminage. La zone des combats a été minée par les forces arméniennes durant 30 ans. Plus de 100 000 mines antipersonnelles terrestres ont été implantées. Or l’Arménie ne nous fournit pas toutes les cartes des champs de mines et parmi les cartes que nous avons obtenues il y a beaucoup d’erreurs et d’imprécisions. Opérer le déminage des terres est donc très compliqué. Dans cette entreprise de déminage, l’Azerbaïdjan bénéficie du soutien des forces russes et de spécialistes turcs. La France a aussi exprimé sa volonté de nous aider et une délégation française s’est rendue en Azerbaïdjan pour étudier la façon d’opérer les travaux de déminage.
Avec la libération des zones occupées, nous avons fait face à une vraie catastrophe. Dans de nombreuses zones, les sols sont contaminés, les rivières polluées, les forêts brulés, nos biens culturels, nos cimetières ont été détruits. Des villes et villages entiers ont été rayés de la surface de la terre. Par conséquent, le deuxième défi important c’est la reconstruction. Il faut reconstruire les villes, les bâtiments civils et publics, ainsi que les infrastructures : lignes électriques, voies ferrées, aéroports, etc. Le budget de la reconstruction s’élève à un milliard de dollars pour cette année. Il y a un énorme travail à faire pour le retour des 750 000 réfugiés azerbaïdjanais dont les droits ont été violés pendant 30 ans.
Ensuite, le défi humanitaire. Environ 3 900 Azerbaïdjanais sont toujours portés disparus à la suite de la première guerre du Haut-Karabagh. Le moment est venu pour que les Arméniens respectent leurs obligations en vertu du droit international humanitaire et prennent des mesures concrètes pour faire la lumière sur leur sort.
Le quatrième sujet est juridique. De nombreux crimes de guerre ont été commis pendant la 2e guerre ; des crimes à l’encontre des civils et des militaires. De même, il y a eu une exploitation illégale des ressources et des richesses naturelles, comme par exemple les mines d’or de la région de Kelbadjar, mines de cuivre et certaines ressources en eau. Nous préparons les dossiers qui seront déférés aux instances juridiques internationales pour traduire en justice les personnes soupçonnées ainsi que les sociétés étrangères qui ont participé à ces exploitations illégales.
Le cinquième problème est celui de la réconciliation entre les Arméniens et les Azerbaïdjanais qui vivront dans les districts de l’ancienne zone de conflit. Ce sont des citoyens de l’Azerbaïdjan d’origine azérie et arménienne. Cela nécessite de rétablir des liens culturels, humains et sociaux. Mais il y a aussi des personnes d’autres origines qui ont été chassées de la région par les forces armées arméniennes dans les années 1992-94. Notre objectif est de refaire du Karabagh une région multiethnique et multiconfessionnelle, car elle comptait 48 minorités ethniques ou religieuses avant le conflit.
Et finalement, il faut parvenir à faire une vraie paix entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. La guerre est finie et le conflit est résolu, mais les deux pays n’ont pas des relations diplomatiques. Il faut parvenir à un traité de paix pour opérer une véritable paix et coopération dans la région.
Pour surmonter tous ces obstacles, il faut l’attitude réaliste de la communauté internationale. Elle doit s’adapter à cette nouvelle réalité. Il faut que les pays co-présidents et les acteurs internationaux acceptent la réalité nouvelle et agissent en conséquence.
En ce qui concerne la population arménienne, ce sont aujourd’hui 25 000 personnes arméniennes qui vivent dans les districts de l’ancienne zone de conflit. Pour eux, notre vision est celle de l’intégration de ces personnes dans l’espace juridique, social, culturel et politique de l’Azerbaïdjan. Ils auront les mêmes droits et les mêmes devoirs que les autres citoyens de l’Azerbaïdjan. Ils devront respecter la constitution et les lois et ils auront la possibilité de participer à la vie sociale, économique et culturelle de l’Azerbaïdjan. Ils pourront élire leurs élus et avoir leurs entreprises, leurs établissements scolaires et leurs universités, leurs associations comme toutes les autres minorités de notre pays. L’objectif principal est de faire des Arméniens de vrais citoyens de l’Azerbaïdjan.
La Russie est intervenue à l’automne 2020 pour mettre un terme aux combats et pour conduire les négociations entre les deux pays. Qu’en est-il aujourd’hui des négociations entre votre pays et l’Arménie ?
La Russie a joué un rôle très important durant la guerre et elle continue de jouer un rôle majeur. Avec son assistance nous avons créé la commission tripartite, dirigée par les vice-premiers ministres de chaque pays pour la réouverture de voies de transport. Elle a également proposé de nous aider à résoudre le problème de délimitation et de démarcation des frontières d’État. De ce fait, Moscou joue un rôle constructif dans la phase d’après conflit. L’axe principal de notre pays est la nécessité de conclure le traité de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, et la Russie soutient cette initiative. L’objectif est aussi de créer une large zone de coopération dans la région entre les grands et les petits pays. À cette fin, l’Azerbaïdjan a initié la coopération régionale sur un modèle 3+3 : Russie, Iran, Turquie plus Azerbaïdjan, Arménie, Géorgie, et cette initiative a été soutenu par la Russie.
Quant au sujet principal, à savoir le traité de paix, notre approche est assez souple. D’abord, il faut absolument conclure un traité de paix. Mais si cela n’est pas possible pour l’instant, si l’Arménie n’est pas prête, nous avons une deuxième proposition : travailler sur la réouverture des routes de transport entre nos deux pays, la construction d’une nouvelle voie de transport afin de désenclaver ce pays géographiquement isolé, et de le relier aux pays de la région. Cela permettrait de faciliter l’ouverture de l’Arménie vers le marché iranien et russe, avec aussi la possibilité d’ouvrir les frontières de l’Arménie vers la Turquie.
Là encore, si l’Arménie n’accepte pas les propositions de traité paix et de l’ouverture des communications, ce qui en fait est très profitable pour ce pays, nous lui proposons un autre scénario avec un autre agenda : celui-ci consiste en des mesures de coopération entre les deux pays, dans les domaines économiques, sociaux et humains.
Comme vous le voyez, nous faisons preuve de souplesse dans cette question.
La France étant vice-présidente du groupe de Minsk, quel rôle attendez-vous d’elle pour aider à trouver une solution au conflit ?
Dans tous les défis que j’ai évoqués au début de notre entretien, le déminage, la reconstruction, le sort des personnes disparues, la réconciliation et le traité de paix entre les deux pays, la France peut jouer un rôle essentiel. Dans le sujet du déminage, la France prévoit un budget important pour y contribuer, et comme je l’ai déjà mentionné, une délégation française s’est rendue sur place pour étudier la façon de procéder.
Sur le sujet de la reconstruction, les entreprises françaises ont beaucoup d’expertise. Nous souhaitons que cette région soit en pointe dans le renouvelable et l’économie digitale, écologie verte et renouvelable. La France a un grand savoir-faire dans ce domaine. Les entreprises françaises pourraient y faire beaucoup.
La France peut aussi nous aider dans le dossier des personnes disparues, car elle a des relations fortes et étroites avec l’Arménie et elle peut pousser les Arméniens pour qu’ils répondent à nos questions concernant le sort de ces gens disparus durant la guerre de 1992-1994.
Enfin, dans l’élaboration du traité de paix sur la base des principes du droit international, la France a un grand rôle à jouer. Elle peut montrer le chemin et donner des idées ainsi que nous soutenir dans les réunions préparatoires. Dans tous les cas de figure, la France doit montrer une position impartiale et objective. C’est notre seule précondition.
Quand est-il du patrimoine culturel et religieux très riche de la région et notamment des reconstructions ?
Dans ce sujet notre position se fonde sur le droit international et notamment la Convention pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé de La Haye (1954). Il y a eu de nombreux biens culturels de l’Azerbaïdjan endommagés par les forces armées arméniennes durant la période de 1992-2020.
Nous avons donné notre accord pour que la mission de l’UNESCO se déplace dans la région et évalue les dégâts causés. À cette fin, nous menons un dialogue constructif avec l’UNESCO. Nous attendons que cette mission vienne en Azerbaïdjan aussi vite que possible, et nous sommes prêts à appuyer leurs travaux par tous les moyens possibles et à fournir toute la coopération nécessaire.