Derrière ses paysages luxuriants, ce petit pays d’Afrique de l’Ouest a tout d’un État failli : élites corrompues, système judiciaire défaillant, taux de chômage élevé chez les jeunes, criminalité… Autre facteur d’instabilité, ses frontières poreuses, le Sénégal au nord et la Guinée au sud, ainsi que ses 90 îles côtières presque vierges de l’archipel protégé des Bijagos et ses centaines de kilomètres de côtes non surveillées, de quoi faire la prospérité des narcotrafiquants d’Amérique du Sud.
Ancienne colonie portugaise abonnée aux coups d’État, ce petit pays d’Afrique occidentale de 36 125 km² et de 1,6 million d’habitants est en proie à une instabilité chronique. Depuis son indépendance acquise de haute lutte en 1974, la Guinée-Bissau a connu pas moins de six tentatives de renversement de pouvoir par la violence et aucun Président n’a pu parvenir au terme de son mandat. Dernier en tête, José Mario Vaz, élu en 2014, a été relevé de ses fonctions en mai 2016.
Une armée pléthorique et irréformable
Sans exercer le pouvoir directement, les militaires ont rapidement pris leur autonomie et sont devenus une force politique majeure. Le reclassement dans l’armée des anciens maquisards de la rébellion indépendantiste du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC, fondé en 1956) a favorisé l’inflation d’officiers haut gradés. Véritable socle du pouvoir politique, l’armée de la Guinée-Bissau est un élément de déstabilisation majeur. Le coup d’État du 12 avril 2012 a constitué le point culminant du processus d’ethnicisation de l’armée au profit de l’ethnie balante (un quart de la population). Incarnation de cette dérive, la figure d’António Injai, son chef d’état-major. C’est notamment sous ses ordres qu’elle a connu la montée d’un factionnalisme clientéliste qui a parfois pris un tour criminel, notamment avec l’implication de certains réseaux militaires dans le trafic de cocaïne.
Enjeu de la poursuite de l’aide accordée par ses bailleurs de fonds, la réforme du secteur de la sécurité lancée officiellement en janvier 2008 (et relancée en 2010), soutenue par l’Union européenne ; mais personne au sommet de l’État n’a jamais osé l’entreprendre de peur de se mettre à dos les casernes. En 2010, l’envoi d’une force d’assistance angolaise pour démobiliser et réformer l’armée s’est soldé par un échec, tout comme les tentatives successives mises en œuvre par l’Angola pour renforcer les moyens des services de douane et de police sous-équipés.
Une plateforme du trafic de cocaïne
Une économie rurale à 90 % et une industrie squelettique font que 85 % des recettes (officielles) d’exportation de la Guinée-Bissau proviennent de la noix de cajou tandis que 80 % de la population (1,6 million d’habitants) vit selon l’ONU avec moins d’un dollar par jour. En réalité, le trafic de cocaïne représenterait un montant supérieur à son PIB, toujours selon l’ONU. Cette situation a valu à la Guinée-Bissau d’être désignée en 2009 comme un narco-État par l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime.
Depuis des années, le territoire bissau-guinéen est devenu une plaque tournante du juteux commerce de la cocaïne en provenance d’Amérique du Sud (Bolivie, Colombie et Pérou). Celle-ci transite par l’Afrique de Ouest par mer mais aussi par voie aérienne à bord d’aéronefs privés qui se posent sur des pistes de fortune aménagées par les Portugais sur les plages de l’archipel des Bijagos pendant la Seconde Guerre mondiale. Publié en mars 2015, un rapport accablant de l’International Narcotics Control états-unien révèle que les plus hautes sphères de l’État ont été infiltrées par ce fléau.
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En mars 2009, le président de la République Joao Bernardo Vieira, soupçonné de participer au trafic, est assassiné. En avril 2013, un magistrat newyorkais inculpe l’homme fort du pays, le général Antonio Indjai, chef d’état-major de l’armée, pour complicité de narco-terrorisme avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), les militaires bissau-guinéens vendant des armes légères aux narco-révolutionnaires colombiens. Indjai sera démis de ses fonctions en septembre de la même année par le président José Mario Vaz. Son rival, le contre-amiral José Américo Bubo Na Tchuto, sera arrêté en avril 2013 dans les eaux internationales par un commando américain du Drug Enforcement Agency (DEA) qui s’était fait passer pour des combattants des FARC opérant une transaction ; il sera dans la foulée extradé vers les États-Unis.
Une construction nationale plombée dès l’indépendance
Les espoirs de bâtir un État-nation étaient de mise lorsque le PAIGC parvint au bout d’une lutte de dix ans, en 1973, à libérer 70 % du territoire. Le PAIGC est la seule rébellion à avoir remporté sur le terrain la guerre de décolonisation contre l’armée portugaise. Mais l’âme de la rébellion, Amilcar Cabral, brillant intellectuel marxiste non dogmatique, a été assassiné en janvier 1973 par des membres de la branche militaire du parti. En 1974 la révolution des œillets à Lisbonne entraîne la reconnaissance de l’indépendance et Luis Cabral, demi-frère d’Amilcar, devient président.
C’est donc de son passé combattant que le PAIGC au pouvoir à Bissau puise sa légitimité. Cette osmose entre le parti au pouvoir et l’État bissau-guinéen a en définitive sapé toutes chances de développement. Déchirée entre l’aile politique emmenée par Luis Cabral et l’aile militaire conduite par Joao Bernardo Vieira, dit « Nino », Premier ministre et ancien commandant en chef des forces combattantes durant la guerre, le PAIGC reste soumis à une véritable dialectique politico-militaire. Elle s’est même étendue à la formation de l’opposition issue du PAIGC (le PRS de Kumba Yalla) qui a noué à son tour une relation de proximité avec une partie de l’armée. C’est le cas des officiers appartenant à l’ethnie balante très majoritaire au sein de l’armée.
Ainsi le clivage imposé par la colonisation portugaise entre noirs et métis a perduré et s’est exacerbé après l’indépendance. À ce moment, la Guinée-Bissau et le Cap-Vert formaient deux États distincts mais gouvernés par le même parti. Un processus d’unification était en cours ; les élites dirigeantes à Bissau étaient alors d’origine capverdienne, pour l’immense majorité métissées. Une ségrégation institutionnalisée par la constitution du 7 novembre 1980 prévoyait que seuls les Capverdiens nés de parents capverdiens pouvaient être élus au sein des instances du parti et de l’État, alors communs aux deux pays. Les noirs bissau-guinéens de l’armée poussèrent alors le Premier ministre Nino Vieira à renverser Luis Cabral en 1980, marquant ainsi la victoire de l’aile militaire du PAIGC sur l’aile politique. Cette revanche des noirs sur les métis se solda par la fin de l’union avec le Cap-Vert mais aussi par l’abandon du socialisme au profit d’une libéralisation économique qui déstabilisa le pays. Tiraillée entre un pouvoir civil, peinant à asseoir sa légitimité, et une armée mettant le pays en coupe réglée, la Guinée-Bissau est restée largement sous développée et surendettée. Elle a fini par intégrer la zone franc CFA en 1997. Au début des années 2000, le pays sort exsangue d’une guerre civile tandis que l’armée est sous la coupe des Balantes. De son côté, le PAIGC rassemble les autres groupes ethniques ainsi que les métis.
La crise ne s’apaise pas. Le chef d’état-major, Ansoumana Mané, s’étant rebellé avec la majorité de l’armée, les opposants au président Vieira obtiennent le soutien militaire de la Guinée et du Sénégal dont l’intervention chez son voisin méridional vise surtout à écraser les séparatistes de Casamance du MFDC depuis leur base arrière au nord de la Guinée-Bissau.
L’échec des successives médiations de l’ONU pour rétablir les institutions a tôt fait de précipiter la petite Guinée-Bissau dans l’escarcelle des puissances régionales. De sorte que la rivalité entre Balantes et métis pour l’accès à la présidence a fait du pays un terrain de jeu de la rivalité entre l’Angola et le Nigeria.
L’Angola, nouvelle puissance de tutelle ?
Les deux plus importants producteurs de pétrole du continent noir, le Nigeria, fort de ses 160 millions d’habitants, et la lointaine Angola, qui dispose d’une des armées parmi les plus puissantes d’Afrique et qui est comme la Guinée-Bissau lusophone, puisque ancienne colonie portugaise, ne font pas mystère de leurs ambitions. Dans le cadre d’un accord technique entre Bissau et Luanda conclu en octobre 2010, Luanda a déployé une mission militaire (la Missang) forte de 650 hommes à Bissau en mars 2011.
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Dans sa reconquête du pouvoir en 2012, le métis Carlos Gomes junior, tour à tour Premier ministre et chef d’état-major, s’appuie sur la CEDEAO (1) et l’Angola pour tenter d’imposer une force militaire en charge du contrôle et de la restructuration des forces armées ; cela lui attire les foudres des Balantes qui craignent de perdre leur dernier bastion d’influence. Cela explique pourquoi les troupes angolaises ont été perçues comme une force d’occupation par une partie de l’armée. Selon l’International Crisis Group, « c’est la première fois dans l’histoire des interventions internationales en Guinée-Bissau qu’un acteur s’impose disposant à la fois de ressources financières formelles et informelles significatives, d’intérêts économiques réels, d’une ambition diplomatique, d’une légitimité historique et d’une petite force militaire sur le terrain ». Il faudra attendre le coup d’État du 12 avril 2012 pour que les soldats angolais plient bagages à contrecœur après 15 mois de présence.
L’Angola qui lorgne sur les ressources naturelles (bauxite, pétrole dont regorge le sous-sol du territoire et des eaux bissau-guinéennes), n’a toutefois pas renoncé à jouer la carte de la lusophonie pour étendre sa sphère d’influence dans le continent noir. En mars 2011, il a signé avec la Guinée un accord de coopération dans les domaines de la géologie et des mines de Guinée.
Les grands émergents sont également en lice pour exploiter les ressources naturelles : ainsi l’Inde, très active dans le secteur de la noix de cajou, à l’instar du Brésil et de la Chine. Durant la guerre de décolonisation, Beijing s’est avéré un fidèle soutien du PAIGC, les deux pays établirent leurs relations diplomatiques quelques mois avant l’indépendance en mars 1974. Après une brève rupture entre 1990 et 1998, la Chine a relancé sa coopération : celle-ci comprend notamment les domaines de l’agriculture et de la pêche, la construction d’infrastructures et les échanges universitaires. L’aide de la République populaire de Chine représente 113 millions de dollars depuis 2000.
Après la Chine populaire, le Brésil a considérablement accru sa présence économique en Afrique de l’Ouest et lusophone depuis le premier mandat de Dilma Rousseff. Les Brésiliens entendent réaliser des investissements conséquents, forts de leur savoir-faire dans les travaux publics (avec la firme OAS), les infrastructures critiques (Odebrecht et Camargo Corrêa) et les hydrocarbures (Petrobras). Brasilia, qui participe à la formation et l’équipement des marines de certains pays du contour atlantique, ambitionne également de jouer un rôle dans la réforme du secteur de la sécurité en Guinée-Bissau et espère en retour que ces partenaires africains pèseront en sa faveur dans le cadre des forums multilatéraux comme l’OMC.
- Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest.
Bibliographie
Christophe Champin, Afrique noire, poudre blanche : l’Afrique sous la coupe des cartels de la drogue, André Versailles éditeur, 2010.
Rapports de l’ICG
– « La réforme du secteur de la sécurité en Guinée-Bissau : une occasion à saisir », Briefing Afrique n° 109 Dakar/Bruxelles, 19 mars 2015.
– « Guinée-Bissau : les élections, et après ? », Briefing Afrique n° 98 Dakar/Bruxelles, 8 avril 2014.
Presse
http://pt.rfi.fr/guine-bissau/20160623-parceiros-financeiros-da-guine-bissau-congelam-ajudas
http://pt.rfi.fr/guine-bissau/20160815-cedeao-preocupada-com-crise-na-guine-bissau
http://www.bbc.com/portuguese/noticias/2013/06/130607_brasil_africa_ru