Bien qu’elle représente près de 50% de l’histoire documentée de l’humanité, la guerre demeure encore et toujours difficilement prévisible, elle continue de surprendre les communautés humaines et d’y faire les ravages que l’on sait. Clausewitz qui s’est efforcé d’apporter une analyse rationnelle du phénomène en conclut que « la guerre est un caméléon ». À titre d’exemple, aucun spécialiste ni aucun service de renseignement n’ont vu venir le Printemps arabe (2011) et les guerres qui ont éclaté dans ce contexte (Libye, Syrie).
La guerre est le domaine de l’incertitude et les prospectivistes ne le savent que trop. Dans sa monumentale étude intitulée, The Future of War[1], le très oxfordien Lawrence Freedmann relève que l’on a généralement tendance à penser la prochaine guerre dans les termes et les conditions de la précédente. Et l’histoire militaire abonde d’exemple de ces « mauvaises surprises », de ces états-majors ayant préparé la guerre d’avant-hier, d’un ennemi que l’on n’attendait pas, de ces combats ne se déroulant pas comme on l’imaginait. Aujourd’hui, l’histoire ne fait que se répéter avec notamment la crainte d’une nouvelle Guerre froide et d’une attaque russe. De même, certes dans une moindre mesure, le déterminisme des armements joue un rôle similaire. Certaines percées technologiques du moment tendent à obscurcir une analyse plus globale : c’est par exemple le cas de la cyberguerre ou des drones. De même, le récit politico-médiatique dominant martelé sur tous les canaux (presse écrite, radiotélévision, réseaux sociaux, déclarations diverses) ne facilite pas non plus le travail de prospective.
À lire également
Nouveau Numéro spécial : Regards sur la guerre
Une Europe qui se périphérise : le spectre de la guerre
Alors que dire de la guerre à l’heure actuelle sans retomber dans les écueils précités ? En particulier, la question au cœur de cet article, quel est le risque de guerres en Europe occidentale ? On peut avancer avec une certaine plausibilité que pour penser les guerres à venir en Europe, il faut précisément ne pas parler de la guerre, c’est-à-dire s’abstraire des scénarios s’inspirant de quelques événements et pronostics. Il convient plutôt d’aborder les sources de conflits qui plongent généralement dans la profondeur des sociétés, des cycles économiques, des structures politiques et, très rarement, dans la seule personnalité de quelques dirigeants (la fameuse reductio ad hitlerum).
En d’autres termes, c’est en abordant la question sous l’angle du temps long que l’on peut tenter de distinguer les schémas belligènes à l’œuvre. On peut ainsi prendre comme point de départ le fait que la guerre naît soit de la trop grande puissance des États soit, au contraire, de leur trop grande faiblesse. Car, si en Europe les guerres de la période moderne (1648-1945) sont nées des trop grands appétits étatiques, aujourd’hui comme le dit Philippe Delmas dans son ouvrage, Le bel avenir de la guerre : « la guerre ne naît plus de la puissance des Etats mais de leur faiblesse[2] ».
Bien qu’elle n’en ait guère conscience, l’Europe occidentale est désormais dans ce cas de figure. Elle se « tiers-mondise »[3] passant progressivement du centre du système-monde à sa périphérie. À titre d’exemple, le politologue Herfried Münkler relève qu’aujourd’hui la gestion catastrophique de la vaccination par la Commission européenne et la totale incapacité de l’UE de saisir la dimension stratégique mondiale du vaccin comme le font la Russie et la Chine, témoigne pleinement de cette relégation[4]. Spécialiste du temps long, le sociologue Giovanni Arrighi considère, de son côté, que la cause principale réside dans l’incapacité des États européens de se réformer : « La chute est probable parce que les États leaders de l’Occident sont prisonniers des voies de développement qui ont fait leurs fortunes sur le plan politique comme sur le plan économique[5] ».
Que signifie donc ce passage du centre à la périphérie ? En suivant Braudel, cela veut dire que l’Europe entre dans la zone des désordres prolongés : « Dans ces zones périphériques, la vie des hommes évoque souvent le Purgatoire, ou même l’Enfer[6] ». Braudel insiste sur les effets négatifs de cette relégation en termes d’ordre et de stabilité. Dans son explication (certes simplificatrice, mais ô combien révélatrice) de la guerre, il poursuit sa démonstration : « La guerre, en effet, n’a pas un seul et même visage. La géographie la colore, la partage. Plusieurs formes de guerre coexistent, primitives ou modernes, comme coexistent, servage et capitalisme. Chacun fait la guerre qu’il peut[7] ». Selon lui, la guerre de haute intensité, accompagnée de prouesses technologiques ne peut avoir lieu qu’au centre de l’économie-monde, là où se trouve l’abondance des hommes et des moyens. Dans les périphéries règnent le coup de main, la guérilla et les autres formes de combat plus primitives.
Si l’on relie ces observations à la remarque de Delmas sur la défaillance des États comme principale source de guerre, on en déduit que les guerres actuelles sont filles du chaos : elles éclatent et dégénèrent dans les marges du système-monde. Vis-à-vis de ces zones, Delmas pose un douloureux constat dans le prolongement de celui de Braudel : « Malheur à ceux que ce mouvement laisse de côté ou qui s’y refusent ; ils dépérissent dans l’indifférence générale[8] ».Selon cette dynamique, en quittant le centre de l’économie-monde l’Europe entre, à son tour, dans une spirale de conflits chaotiques à l’image de ceux que connaît le continent africain depuis la décolonisation[9]. Combinée à l’incapacité de l’État moderne à stabiliser durablement le corps social autrement que par la coercition et l’enfermement, cette situation d’une Europe glissant progressivement dans les marges nous éclaire sur la perspective de guerres et de violence anarchiques sur notre continent.
Guerre intérieure et barbarie
Actuellement, la plupart des États d’Europe occidentale sont d’ores et déjà concernés par cette dynamique de guerres internes, par cette « guerre civile » à l’échelle moléculaire, faite d’attentats, de fusillades, de rixes mortelles, d’attaques au couteau, à la machette ou à la voiture-bélier, de règlements de comptes entre gangs ou entre narco-trafiquants. Dans cinq d’entre eux toutefois, la situation apparaît particulièrement préoccupante avec un monopole étatique déjà profondément remis en cause. Il s’agit de la France, de la Belgique, de l’Espagne, de la Suède et du Royaume-Uni. Compte tenu de leur position géographique excentrée ou insulaire, Espagne, Suède et Royaume-Uni comportent moins le risque d’entraîner un effondrement généralisé touchant leurs voisins. En revanche, se situant au cœur de l’Europe occidentale la France et la Belgique représentent un risque majeur : celui d’un espace étatique failli s’étendant de Marseille à Bruxelles et du Rhin aux côtes de la Mer du Nord. La récession économique qui s’enclenche va encore envenimer cette situation. Il faut donc se demander si, à l’horizon de 5 à 10 ans, on ne va pas se trouver avec une failed area de près de 75 millions d’habitants sombrant dans le chaos – un véritable tsunami !
À ce premier schéma belligène fondé sur la faiblesse des États vient s’y accrocher un deuxième sous forme d’une sorte de dialectique empire/barbares à l’intérieur même des sociétés européennes. C’est la matrice identifiée par le médiéviste Gabriel Martinez-Gros dans le corps social de l’Europe occidentale où se cristallise de plus en plus une séparation entre, d’un côté, une masse de citoyens éduqués, pacifiés, fiscalisés et désarmés et, de l’autre, des marges désintégrées, violentes et en armes. C’est la réalité que l’on rencontre un peu partout dans les métropoles d’Europe occidentale avec les « fameuses » banlieues hors contrôle et les quartiers « no go ».
Or, cette « séparation » recèle une dangereuse dynamique conflictuelle dépassant les simples violences urbaines et les affrontements entre bandes criminelles rivales : c’est un véritable schéma d’asservissement que Martinez-Gros met au jour et qui correspond à ce qu’on appelle généralement le « despotisme oriental ». Car, dans cette région du monde le modèle historique de l’État c’est l’empire s’articulant autour du pouvoir d’une oligarchie qui, elle-même, assied sa domination sur un bassin de population sédentaire duquel elle tire l’impôt pour son entretien. Il est donc capital que cette population soit désarmée afin de ne pas pouvoir s’opposer à la levée des taxes. S’agissant du maintien de l’ordre et de la sécurité, l’oligarchie impériale se tourne vers les tribus barbares libres et en armes, vivant aux confins de l’empire. C’est à celles-ci qu’elle confie les tâches militaires et de police et, en particulier, le contrôle coercitif des masses sédentaires, fiscalisées et désarmées.
Autrement dit, ce sont les franges sociales, violentes et dissidentes pour qui le combat, la guerre et les autres formes de prédation constituent l’essentiel de l’existence.
Fin du citoyen-soldat, fin de la paix ?
En conséquence, l’empire repose sur une séparation rigoureuse des fonctions entre prédateurs et producteurs, entre armés et désarmés, entre élite de guerriers et masse pacifiée, entre violence et travail ; le soldat n’est pas un citoyen et, réciproquement, le citoyen n’est pas un soldat. Cette distinction stricte facilite l’exercice d’un pouvoir autocratique et rend difficile toute forme de résistance. Martinez-Gros relève que cette répartition des rôles ne consiste pas seulement à créer des catégories sociales différentes : c’est une dialectique des contraires, plus la masse sédentaire–pacifiée est productrice, plus la domination des prédateurs est brutale. Comme le dit Martinez-Gros, « la sédentarisation des grandes majorités …. durcit la dissidence des marges »[10].
Le médiéviste indique qu’au cours de son histoire, l’Europe occidentale a échappé par deux fois à ce schéma despotique : une première fois avec la Révolution féodale (à partir du XIe siècle) qui décentralise et diffuse l’outil militaire dans les couches populaires de la société via la chevalerie et les milices paysannes, puis une deuxième fois au moment de la Révolution industrielle avec l’institutionnalisation concomitante du suffrage universel et des armées nationales de conscription en lieu et place des armées mercenaires de l’Ancien Régime.
Aujourd’hui cependant, Martinez-Gros repère le schéma oriental à l’œuvre dans nos sociétés en apparence libérales. La fin de la conscription et son remplacement par des militaires professionnels et des sociétés militaires privées ont amené le désarmement systématique des citoyens tandis que la globalisation du capitalisme en a fait une masse productive et fiscalisée. D’autre part, la sécession violente des périphéries urbaines laisse réapparaitre le spectre des confins barbares. Martinez-Gros débouche ainsi sur le constat suivant : « notre monde moderne est en train de recréer des tribus pillardes, des confins barbares, d’abord et avant tout parce qu’il existe un monde à piller, un monde sédentaire …, un monde éduqué, ouvert, attaché à produire et à échanger beaucoup plus qu’à se défendre »[11]. C’est dans cette optique qu’il s’interroge : « Face à tous ceux qui contestent l’ordre mondial depuis les réduits bédouins [marges dissidentes et en armes] – des trafiquants de drogue jusqu’aux djihadistes –, sommes-nous armés ? »[12].
Métastases proches et moyen-orientales
Last but not least, le troisième schéma belligène que l’on peut dégager n’exclut pas les deux précédents, mais vient plutôt les accentuer et les nourrir : il s’agit de la « tumeur géopolitique » proche- et moyen-orientale. Car, un conflit protéiforme de longue durée qui rebondit de génération en génération peut être comparé à une tumeur cancéreuse qui, faute de soins, finit par produire des métastases infectant alors l’ensemble du corps. C’est le cas des guerres du Proche- et du Moyen-Orient qui ne cessent de s’empiler les unes sur les autres depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale : guerres israélo-arabes (1948 ;1956 ; 1967 ; 1973), guerre civile libanaise (1975-1990), guerre Iran-Irak (1980-1988), guerres américaines (1991-2006) et guerres du Printemps arabe (depuis 2011). Traduit en langage médical, un tel empilement sur plus d’un demi-siècle crée un abcès purulent dont l’infection se répand vers l’Europe. Le Proche- et Moyen-Orient sont aussi devenus un vaste laboratoire d’expérimentation des armements, des tactiques et, plus globalement, d’une mutation ontologique et culturelle de la guerre. Aujourd’hui, alors que le leadership américain s’efface et que le désordre international s’installe, cette région du monde constitue désormais un immense réservoir de combattants expérimentés, disposant d’un important savoir-faire et capables, comme les métastases précitées, de se déplacer facilement et discrètement d’un continent à l’autre en se fondant dans les flux de migrants et les réseaux de la mondialisation.
Pour reprendre ce qu’on a dit de la guerre en ouverture, on retrouve les maîtres-mots, incertitude, fragilité, instabilité, imprévisibilité. Ancrés dans les rythmes du temps long historique, les trois schémas belligènes que l’on vient de décrire ne disent rien de bon de la stabilité et de la sécurité à venir de l’Europe occidentale, d’autant plus qu’à chaque secousse les États concernés se raidissent sur leurs prérogatives policières, pénales et carcérales, se coupant progressivement de tout soutien populaire et confirmant, de ce fait, la prévision de Martin Van Creveld sur la transformation de la guerre : « La guerre étant l’activité humaine la plus imitée, le seul fait de combattre dans ce genre de conflits provoquera une ressemblance entre les deux camps … Un long conflit de cette nature entraînera l’effondrement des distinctions gouvernement-forces armées-population… Les armées se scinderont en forces de sécurité de type policier d’un côté et en bandes de truands de l’autre ; déjà aujourd’hui, la différence n’est pas toujours évidente à établir[13] ».
À lire également
[1] Lawrence Freedman, The Future of War: À History, Londres, Allen Lane, 2017.
[2] Philippe Delmas, Le bel avenir de la guerre, Paris, Gallimard, 1995, p. 9.
[3] David Cosandey, Le secret de l’Occident : du miracle passé au marasme actuel, Paris, Arléa, 1997, p. 435.
[4] Herfried Münkler, « Europa ist der Konkurrenz nicht gewachsen», Neue Zürcher Zeitung online, du 16 mars 2021.
[5] Giovanni Arrighi/ Beverly Silver, « Capitalisme et (dés-)ordre mondial », in Philippe Beaujard et al. ed., Histoire globale, mondialisation et capitalisme, Paris, La Découverte, 2009, p. 254.
[6] Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, Paris, Arthaud, 1985, p. 86s.
[7] Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme XVe-XVIIIe siècle, III, Paris, Armand Colin, 1979, p. 57.
[8] Le bel avenir de la guerre, p. 7.
[9] Cf. Stefano Bellucci, Storia delle guerre africane : dalla fine del colonialismo al neoliberalismo globale, Rome, Carocci, 2e éd., 2007.
[10] Gabriel Martinez-Gros, Fascination du djihad : fureurs islamistes et défaite de la paix, Paris, PUF, 2016, p. 40.
[11]Fascination du djihad, p. 31. C’est nous qui soulignons.
[12] Gabriel Martinez-Gros, Brève histoire des empires : comment ils surgissent, comment ils s’effondrent, Paris, Seuil, 2014, p. 216.
[13] Martin Van Creveld, La transformation de la guerre, trad., Monaco, éditions du Rocher, 1998, p. 284.